Ethnographies de la démocratie radicale
06 novembre 2024 · 8h45 – 07 novembre 2024 · 17h00
Depuis le cycle révolutionnaire des Printemps Arabes et la gestation de nouveaux mouvements citoyens d’occupation des places, la démocratie radicale a fait l’objet d’un nouvel intérêt théorique. Les revendications d’une « démocratie réelle » courant de la Place Tahrir à la Puerta del Sol, de Zuccotti Park à la Place de la République, de Gezi Park à Maïdan, ont profondément nourri la théorie politique, en la conduisant à revoir et à approfondir sa conceptualisation de la démocratie, souvent plaquée sur la forme du gouvernement représentatif. Dans la continuité de ce cycle, d’autres mobilisations (ZAD, tiers lieux, Gilets Jaunes) ont fait de l’occupation ou de l’appropriation d’espaces et de ressources un préalable à l’expérimentation préfigurative de formes de démocratie assembléistes « par en bas », contribuant à ce renouveau de la réflexion démocratique. Cette reconceptualisation, appuyée en France sur la tradition intellectuelle de Socialisme et Barbarie (Castoriadis, Lefort, Abensour), et dans le monde anglo-saxon sur le tournant post-marxiste de l’École d’Essex (Mouffe, Laclau) ou sur le renouveau d’une approche anarchiste du politique (Graeber, Scott), a donné lieu à de nombreuses publications de théorie politique. Cependant, ce travail théorique s’est fait, dans une large mesure, en dehors des sciences sociales et d’approches plus empiriques du politique. Or, la question de la démocratie radicale les travaille aussi depuis longtemps.
À la faveur des transformations contemporaines des mouvements sociaux et des formes d’activisme, mais aussi des expériences démocratiques utopiques ou préfiguratives, anciennes et nouvelles, dans les mondes de l’éducation, du travail, de l’autogestion ou de la culture, les sciences sociales ont accumulé des données empiriques considérables. Celles-ci sont rarement croisées ou confrontées entre sociologues, politistes, anthropologues, historiens ou géographes, à partir des questions qui travaillent la théorie politique. On pense, tout d’abord, aux questions de qualification et de définition sur lesquelles s’échafaude la théorie politique, mais que les individus ne cessent de poser, de manière pragmatique, dans leurs pratiques sociales : qu’est-ce que cette démocratie radicale qu’on cherche à réaliser par des pratiques communes ? Par rapport à quel étalon cette « radicalité », en tant que concept indigène du terrain, se définit-elle ? Comment ses acteurs-rices la pensent-ils ? Quelles sont ses coordonnées théoriques et intellectuelles ? Quel type d’imaginaire y est-il associé (s’agissant d’une utopie à bâtir avec des images partagées) ? Comment les acteurs positionnent-ils leurs expériences dans l’espace stratégique des confrontations politiques ? Comment pensent-ils la qualité ou le degré démocratique de leurs pratiques et leurs engagements ? Ensuite, il s’agit de poser des questions plus descriptives : quelles procédures permettent de la réaliser ? Quel type de pratiques y sont-elles associées ? Comment un collectif démocratico-radical se gouverne-t-il ? Comment s’y trouve légitimé un pouvoir de représentation, de délégation ou d’incarnation ? Ou, au contraire, comment légitime-t-on son refus collectif ? Quel type de temporalité utopique ou préfigurative caractérise les pratiques démocratiques radicales ?
Ce colloque cherche à fédérer des travaux répondant empiriquement, à partir de données précises (archives, entretiens, observations ethnographiques, données géographiques ou visuelles), à ces questions, afin de les faire dialoguer avec la théorie politique. Il tâche de faire émerger une réflexion collective sur les ethnographies de la démocratie radicale, en permettant aussi de délimiter plus précisément cet objet, souvent cadré de façon normative ou militante, ou en restant prisonnier des cadrages de la communication politique. Cette réflexion collective doit également permettre, en retour, de questionner la théorie politique de la démocratie radicale, soit en montrant comment les individus s’en saisissent pour donner sens à leurs pratiques, soit en soulignant comme un idéal de démocratie radicale s’articule à de manière plus profonde en arguant qu’un idéal comme la démocratie radicale ne peut pas être théorisé en dehors des croyances, des représentations, et des valeurs mises en jeu dans des expériences sociales et politiques concrètes. C’est précisément à cette théorie ancrée de la démocratie que prétend aspirer ce colloque. Car la démocratie radicale, en tant qu’idéal façonné par l’imagination pratique des acteurs-rices, s’avère un objet privilégié de dialogue entre les sciences sociales du politique et la théorie politique.
Aux sciences sociales revient la tâche de comprendre comment l’idéal démocratique est mis en forme par des pratiques sociales et politiques concrètes, auxquelles elles donnent une cohérence d’ensemble : une telle ambition suppose aussi d’insister, dans une veine wébérienne, sur le fait que les valeurs démocratiques et les relations sociales qu’elles dessinent, permettent d’expliquer la forme spécifique que prennent l’activisme, les répertoires de mobilisation et les organisations militantes. À la théorie politique revient la mission de problématiser la cohérence formelle de ces pratiques démocratiques radicales dans un champ de théorisations alternatives et concurrentes de la démocratie, afin de pointer, avec Claude Lefort, le caractère d’indétermination propre aux sociétés démocratiques modernes : en d’autres termes, le fait que la démocratie ne peut jamais être figée, déterminée ou arrêtée une fois pour toutes, mais qu’elle fait l’objet d’un questionnement perpétuel de la part des citoyens. Que devient le concept de démocratie lorsque les pratiques politiques le bousculent sans cesse, que ce soit du côté de l’autogestion économique, de l’occupation des places, du care, des alternatives écologistes ? Ouvrir un tel dialogue sur une « théorie ancrée de la démocratie radicale » doit, enfin, répondre aux inquiétudes d’une partie croissante de la communauté scientifique, confrontée aux instrumentalisations de plus en plus massives du concept de démocratie. Constituant désormais un « concept intrinsèquement controversé » (Gallie), la notion de démocratie est devenue à la fois un slogan démagogique, un passage obligé de la communication politique la vidant de son sens, en même temps qu’elle exprime et génère une créativité pratique et théorique qui vient bousculer les conceptions aujourd’hui dominantes. L’enjeu de ce colloque sera précisément de donner une épaisseur sociologique et historique à ces redéfinitions contemporaines, afin d’explorer les potentialités dont la démocratie est réellement porteuse aujourd’hui, au-delà des instrumentalisations autoritaires et des rappels à l’ordre représentatif.
Comité d’organisation : Federico Tarragoni (Professeur de sociologie politique – Université de Caen/IUF), Pascale Devette (Professeur adjointe de science politique – Université de Montréal), Yohan Dubigeon (Maître de conférences en sciences de l’éducation – Université Saint-Étienne), Audric Vitiello (Maître de conférences en science politique – Université de Tours).
Contact : Muriel Bollengier