Dossier : Genres littéraires et pratiques énonciatives


L’ancrage indexical du conte :
contexte illocutoire et contexte diégetique

Sylvie Ferrando

Paris IV-Sorbonne

sylvie.ferrando@neuf.fr

Résumé :
Depuis Propp et Greimas, le conte a souvent fait l’objet d’analyses narratologiques, actancielles ou sémiotiques, qui ont donné lieu à des classifications bien connues aujourd’hui et utilisées jusqu’aux plus petites classes du système scolaire français. L’objet de cet article est de proposer une analyse linguistique et discursive du genre « conte », s’appuyant sur l’étude d’un type de constituants, les indexicaux, qui offrent une voie d’accès nouvelle au texte, plus centrée sur la cognition. A partir des indexicaux mis en relief par Charles Sanders Peirce, je distingue dans ce genre spécifique issu de l’oralité, le conte, deux contextes cognitivo-langagiers : le contexte illocutoire, communicationnel, en rapport avec le monde d’ici et maintenant, et le contexte diégétique, propre au monde de l’histoire narrée. Je montrerai ainsi, d’une part, que la deixis est bien plus large que l’emploi des déictiques, d’autre part, que les indexicaux ont une référence pragmatique plus large que le monde de l’ici et du maintenant.

Abstract :
Since Propp and Greimas, tales have often been analyzed in narratological, actancial or semiotic studies, leading to classifications which are to-day well-known and used in France in the whole range of the educational system. The purpose of this communication is to propose a linguistic and discursive analysis of this literary genre, focusing on the study of a type of constituants, indexicals, which allow a new access to the text, more centered on cognition. Through the indexicals, which have been emphasized by Charles Sanders Peirce, I distinguish, in this genre coming from orality, two linguistic and cognitive contexts : the illocutory, communicational context, in relation with the here-and-now world, and the diegetic context, specific to the world of the story. This study will show, first, that deixis is larger than the usage of deictics, then, that indexicals have a pragmatic reference which is larger than the here-and-now world.

Introduction

Le terme anglais indexical est rattaché à la distinction peircienne entre indice, icône et signe. Le terme « indice » est emprunté au latin indicium, dérivé d’index, pluriel indices, qui dénote le « doigt qui montre ». Chez Peirce, le sens est saisi par une relation triadique entre le signe, son objet et son interprétant. Concernant l’indice, c’est le rapport du signe avec l’objet référent, vécu par l’interprétant, qui est mis en relief, avec une dimension pragmatique avérée. Si pour Peirce le signe linguistique est souvent un symbole, certaines parties du discours sont particulièrement indiciaires et induisent un contexte communicatif. Les indexicaux les plus fréquemment recensés sont les noms propres, les interjections (eh bien, bon, well…), les pronoms personnels (je, tu, nous, vous), les adjectifs possessifs (nos, notre, votre), les pronoms et adjectifs démonstratifs (ceci, cela, ce, cet, cette, ces), les présentatifs (voici, voilà), les circonstants spatio-temporels (ici, maintenant, aujourd’hui, à ce moment-là, hereby, thereby…), les temps verbaux (présent historique, présent d’énonciation, présent épistolaire, imparfait…).

Le cadre théorique de l’analyse

En préambule, je m’inspirerai de la typologie bipartite proposée par François Recanati [1]. Parmi les aspects de la situation d’énonciation dont dépend la référence des indexicaux, il y a deux catégories : ceux qui sont donnés, i. e. non contrôlables par le locuteur, d’une part (je, ici, maintenant), et ceux qui sont choisis, i. e. déterminés par les intentions du locuteur (ceci, ce, tu, notre…), d’autre part. Il me faut ici apporter un correctif immédiat : du fait de l’intentionnalité volitive constitutive des textes littéraires, toutes les situations d’énonciation sont -plus ou moins- déterminées par les intentions du locuteur (l’auteur). S’il est vrai que certains paramètres sont plus facilement modifiables que d’autres, tous les indexicaux font partie à part égale du processus de création fictionnelle qui est le propre d’un auteur conscient des moyens linguistiques et énonciatifs mis à sa disposition.

Stalnaker [2] et la tradition de la philosophie analytique américaine décrivent le monde à partir du contexte commun aux locuteurs (appelé présupposition), qui est représenté par une sémantique des mondes possibles, ainsi que Kripke l’entend : « Le monde, comme le dit Wittgenstein, est tout ce dont il est question, et un monde possible serait tout ce dont il est question si ce monde était actuel. Chaque proposition qui est acceptée par les participants d’une conversation sera vraie dans tous les mondes possibles qui définissent le contexte [3] » (ma traduction). Le principe qui sous-tend cette théorie est que la présupposition du locuteur est transparente, c’est-à-dire que les locuteurs savent ce qu’ils présupposent. La valeur de vérité des propositions est calculée par des opérations de sémantique logique.

Enfin, « Les contextes de discours peuvent être représentés par un ensemble de situations possibles compatibles avec l’information qui est présumée être la base partagée de la conversation. Il s’agit d’une représentation depuis le point de vue de l’un des participants, dans le contexte de ce qui est commun à tous, à un moment particulier [4] » (ma traduction). Dans la sémantique de Montague, le contexte est identifié par des indices, qui incluent tous les traits de la situation dont les extensions des expressions peuvent dépendre. L’index rassemble donc le locuteur/l’allocutaire/le temps/le lieu/le monde possible/l’objet indiqué [5]. Selon David Kaplan, qui a travaillé sur les démonstratifs, le contexte est un index contenant le temps (temps verbal), le locuteur et l’allocutaire (pronoms de 1re et 2e personnes). Il différencie le contenu et le caractère. Ce dernier est une fonction associée avec des expressions types, alors que le contenu, le concept propositionnel est déterminé par les occurrences et leurs contextes énonciatifs. Ainsi, si Daniels et O’Leary disent tous deux « Je suis chauve », ce qu’ils disent a le même caractère, mais pas le même contenu. Le pronom « Je » a un caractère constant : il réfère toujours au locuteur [6].

Une autre précision d’importance concerne la référence – ou la réalité – et ouvre une réflexion plus générale sur la fiction et les objets fictionnels, leur existence ou non-existence, et le contexte dans lequel ils s’inscrivent : grossièrement, la référence, pour les linguistes et philosophes du langage, c’est la réalité pour les littéraires ou les psychologues. Mais quelle référence, quelle réalité ? La référence a été étudiée, entre autres, à propos des assertions d’identité relative, tels que

x is the same statue as y, but x is not the same lump as y

[x est la même statue que y mais x n’est pas fait du même matériau que y]

ou

This is the same statue as that, but not the same lump as that

[C’est la même statue que celle-ci, mais pas le même matériau]

ou encore

 ? ? This lump is the same statue as that lump

[ ? ? Ce matériau-ci est la même statue que ce matériau-là]

Parmi les linguistes et les philosophes du langage, Geach [7] est l’un des rares à soutenir que, dans les assertions d’identité, l’identité entre deux objets est toujours relative, qu’il n’y a pas d’identité absolue. C’est une position d’individualité de l’objet. Si cette position met en défaut la logique classique (loi de Leibniz selon laquelle deux choses sont identiques si et seulement si elles ont toutes leurs propriétés en commun [cela s’écrit en logique sous la forme x=y si et seulement si F(Fx  Fy]), elle a l’avantage de présenter une ontologie simple, et c’est celle que j’adopterai ici : il n’y a pas d’identité absolue entre deux objets de la réalité, ni entre un objet langagier et un objet de la réalité. De la même façon, j’adopterai une position meinongienne face aux objets fictionnels : contrairement à Russell et à Strawson, Meinong [8] admet dans son ontologie les objets non existants, et les objets de la fiction sont non existants puisque ce sont des objets langagiers et que les objets langagiers sont non directement référentiels. Ce parti-pris me permet d’introduire un contexte non directement communicationnel.

À la suite d'Ann Banfield [9], Philippe Schlenker [10] a mis en avant une distinction entre contexte d’énonciation et contexte de pensée à propos de l’étude du présent historique dans le discours indirect libre. Ann Banfield établissait une différence entre présent simple et présent progressif selon que le destinataire/auditeur d’un discours direct est présent ou non. L’exemple qu’elle prenait était tiré d’un compte rendu sportif [11] :

Aaron hits a high fly ball to center field ; it bounces off the center field wall ; the runner on second rounds third ans crosses home plate. The crowd is on its feet.

[Martin réussit un débordement sur l’aile gauche, il passe à Duval qui lobe le goal adverse et qui marque ! La foule est debout !]

Banfield remarque que, si nous assistons au même match avec un ami qui ne peut pas voir la partie, le présent historique cesse d’être approprié, et c’est le présent progressif (ou le preterit progressif) que nous devrons employer :

Aaron just hit… (ou is hitting…) it’s bouncing off the fence ; the runner on second is rounding third and crossing home plate. The crowd is getting up.

[Martin vient de déborder sur l’aile gauche, de passer à Duval, et Duval vient de lober le goal adverse qui était trop avancé et il marque ! Tout le stade est debout.]

Cette fort intéressante distinction me semble devoir être reprise et affinée pour l’étude des démonstratifs et possessifs dans différents contes écrits, et supposés transcrits de l’oralité plus aisément qu’un récit classique, roman ou nouvelle. Une telle précision est importante, car on peut supposer que le changement de contexte énonciatif va se faire plus facilement dans un récit qui prend en compte la présence du destinataire. Je partirai des hypothèses suivantes : 1/ le contexte d’énonciation est le type de discours mis en place par l’auteur : discours direct (DD), discours indirect (DI), discours indirect libre (DIL), ou narration. Ce dernier type de discours se rapproche du DI si l’on considère une phrase matrice élidée, de type « J’énonce que », qui introduit l’enchâssement de la narration auctoriale, ou une autre phrase comme « On dirait que », afin de conserver aux énoncés fictionnels leur caractère de feintise ludique) ; 2/ deuxième hypothèse : chacun de ces indexicaux ancre dans un monde mental (est-ce une réalité ? probablement pas) qui est soit celui de l’auteur-narrateur, avec adresse plus ou moins explicite au lecteur – ce monde mental, je l’appelle le  –, soit celui de la diégèse – que j’appelle ) [12].

Les hypothèses à l’épreuve des faits

De nombreuses données issues de contes traditionnels viennent confirmer les hypothèses. Je retiendrai trois exemples particulièrement représentatifs, emblématiques, tirés de contes transcrits ou écrits en langue française et anglaise, qui peuvent soutenir la démonstration : le très beau conte de Jean Cocteau, La Belle et la Bête [13], qui a servi de scénario au film qu’il a réalisé en 1946, avec Jean Marais et Josette Day ; les premières pages de Lars, my lad ! [14], un conte suédois recueilli par le baron G. Djurklou dans les années 1880, et transcrit dans le dialecte des paysans suédois, puis traduit en anglais en 1901 ; enfin, La guerre des Marescou et des Cazoul [15], un conte gourmand du Languedoc écrit par moi-même en 1999.

Dans La Belle et la Bête de Jean Cocteau, plus de la moitié des démonstratifs sont à la fois textuellement anaphoriques et contextuellement déictiques (ou indexicaux). Ils sont très nombreux, manifestant une particularité stylistique de ce conte-scénario.

Ce Ludovic est un charmant chenapan (= celui dont on vient de parler dans la phrase précédente et sur lequel l’auteur donne un coup de projecteur) ;

Dans cette maison de disputes et de cris, Belle sert à table

Ce père, bon et faible, vient d’apprendre une grande nouvelle.

Et cette bête expose le mystérieux postulat du conte

Il est fort probable que cette rose est le premier ressort d’un piège où doit venir se prendre Belle, de toute éternité ;

Et ce cheval est, sans doute, le second ressort du piège ;

Ce Prince Charmant ressemble singulièrement à Avenant.

Cette remarque est également valable pour les noms abstraits :

Elle souffre de sa laideur et cette laideur émeut ;

[…] et cette ressemblance trouble Belle.

et pour les noms auxquels sont adjoints un adjectif caractérisant :

Car cette bête féroce est une bonne bête.

D’autres démonstratifs ont un ancrage différent : pour le premier démonstratif, qui se trouve dans l’incipit,

Dans un pays qui n’est autre que ce vague pays des contes de fées, […],

on doit postuler un ancrage mémoriel propre à l’auteur, un contexte illocutoire d’adresse au lecteur, tout comme dans

et de la neige qui tournoie comme dans les boules de verre de notre enfance.

Le phénomène est le même pour

À cette minute, la Bête a dû se transformer sous le regard d’amour de Belle.

qui actualise le contexte en le rendant illocutoire, proche des auditeurs.

Deux autres indexicaux présentent, l’un, une référence textuelle anaphorique abstraite et synthétisante :

Cette demande qu’elle fait pour ne point avoir l’air de ne rien demander, excite le rire de ses sœurs.

l’autre un décrochement métaphorique :

Il semble qu’elle regrette un peu la bonne bête, qu’elle redoute un peu cet Avenant inattendu,

qui ne fait pas référence à l’Avenant du début du conte, mais à celui qui a pris sa place dans un nouveau contexte diégétique. Sarah Leroy [16] s’est intéressée au fonctionnement métaphorique du syntagme Det + Nom propre + Adj., et je m’inspire ici de ses travaux [17].

 

Dans Lars, my lad !, c’est l’étude des indexicaux personnels you qui établit la distinction entre contexte illocutoire et contexte diégétique. L’adresse au lecteur du contexte illocutoire est marquée dans les énoncés suivants :

He made friends and acquaintances, as you may imagine, whenever he went, for he who has a well-filled trough is sure to fall in with pigs who want to have their fill.

[Comme vous pouvez l’imaginer, il se fit des amis et des relations, où qu’il se rendît, car celui qui a une auge bien remplie est sûr de rencontrer des porcs qui veulent emplir la leur]

For, you must know, he had not had a single bit of food the whole day, and he was so hungry and his stomach so empty that it groaned with pain,

[Car, il faut que vous le sachiez, il n’avait pas mangé un seul morceau de toute la journée, et il avait si faim et son estomac était si vide qu’il gémissait de douleur]

alors que le contexte diégétique est représenté, d’une part, par un you générique

It was not exactly good enough for such a fine cavalier, but when you cannot get what you want you must take what you can get.

[Ce n’était pas tout à fait suffisant pour un tel cavalier, mais quand on ne peut pas avoir ce qu’on veut on doit se contenter de ce qu’on trouve.]

d’autre part, par le you des discours directs, adresses au personnage :

Well, you have given me food and drink, and now you must get me a bed to sleep in as well.

[Tu m’as donné à boire et à manger, eh bien maintenant tu dois aussi me donner un lit pour dormir]

Since you are able to get me such food and such a bed here in the midst of the wild forest, I suppose you can manage to get me a better room, for you see I am accustomed to sleep in a palace, with golden mirrors and draped walls and ornaments and comforts of all kinds.

[Puisque tu es capable de me donner de la nourriture et un lit ici, au milieu de la forêt, je suppose que tu dois pouvoir me procurer une belle chambre, car tu vois je suis habitué à dormir dans un palais, avec des miroirs dorés et des murs drapés et des ornements de tout genre et un vrai confort.]

L’indexical now reproduit la même distinction : le now d’énonciation ancre dans le contexte illocutoire :

And now there was an end to all his friends as well, for they behaved like the pigs.

[Et puis ce fut la fin de tous ses amis également, car ils se comportaient comme les porcs]

Now this was all very well in its way ;

[Et tout ceci était très bien ainsi]

But now it happened that there was a large palace on the other side of the forest, and the great, big fields around it.

[Mais il se trouvait qu’il y avait de l’autre côté de la forêt un grand palais, entouré de grands et beaux champs]

tandis que le now temporel actualisant du discours direct ancre dans le contexte diégétique :

[…] and now you must get me a bed to sleep in as well.

[[…] eh bien maintenant tu dois aussi me donner un lit pour dormir]

Dans La Guerre des Marescou et des Cazoul, on observe un double contexte, le premier illocutoire, en discours direct enchâssant, avec adresse à un auditeur-personnage extradiégétique, Guilhem, grâce aux pronoms et déterminants possessifs de 2e personne :

Tu veux connaître l’histoire de tes ancêtres, Guilhem, et la façon dont s’est construite l’auberge où tu dînes aujourd’hui ?

Cette adresse est reprise dans le cours de la narration diégétique :

Un jour, Rémi Cazoul, ton oncle, renversa d’un coup de lance-pierre le pot de fleurs quiornait l’entrée de la maison de Victoire Marescou.

Un autre jour, c’est Joseph Marescou lui-même qui ouvrit le poulailler de ton grand-père et laissa échapper toutes les poules.

Tant et si bien que la guerre entre les deux tribus culmina un jour dans la rue principale du village, où nous sommes […]

Ici, pourtant, il ne s’agit pas d’une adresse à un lecteur anonyme, car les contextes illocutoire et locutoire sont mêlés : ainsi, dans la première phrase du récit enchâssé,

Personne n’aurait pu penser que ce petit village, caressé de soleil, traversé du sourire d’un ruisseau chantant, couvait en son sein une guerre implacable.

« ce petit village » a pour référent textuel « l’auberge où tu dînes aujourd’hui » (et ses environs), qui relèvent du contexte illocutoire mis en place par le faux discours direct qui précède.

De même, en fin de conte, en début de la partie « recette » qui permet de donner son sous-titre au conte, et qui fait partie du contexte illocutoire :

Pour réussir cette soupe de poissons, sorte de bouillabaisse à base de lotte à Sète, mais dans laquelle se mêlent parfois merlan, loup, mulet et daurade, il faut : […],

« cette soupe de poissons » a pour anaphore la « célèbre bourride » du contexte diégétique, qui clôture le récit dans la phrase précédente, et qui est reprise par le titre de la recette :

Quelque temps plus tard, on célébrait les noces de Guilhem Cazoul et de Virginie Marescou, petite-fille préférée de Joseph, qui ouvrirent un restaurant de poissons encore bien connu aujourd’hui pour sa célèbre bourride.

D’autres démonstratifs relèvent soit de la catégorie de l’anaphorique :

L’origine de cette querelle remontait à un certain jour de printemps

soit de celle du déictique (avec un coup de projecteur en contexte diégétique) :

le vieil homme était entré dans une de ces colères noires dont il était coutumier.

Conclusion

Le but de l’article consistait à faire émerger, au sein de textes écrits et transmis comme tels (que ce soit par le processus de création littéraire ou par la collecte, c’est-à-dire la retranscription plus ou moins fidèle d’un discours oral par écrit), les marqueurs de l’oralité, garants des origines du conte. À l’ancienne distinction entre marqueurs déictiques et anaphoriques, qui permettait de faire la distinction entre discours et histoire [18], ou entre discours et récit [19], on substituera donc un argument d’ordre cognitif destiné à déterminer si contexte d’énonciation et contenu énoncé sont en adéquation ou non. Contrairement à une opinion commune, selon laquelle le pragmatique est directement communicationnel, cette étude montre qu’il y a deux niveaux cognitivo-langagiers dans le conte et que la deixis n’est pas seulement représentée par l’échange oral en face à face. On remarquera que, du fait de leur oralité primitive, les contes présentent souvent, en situation initiale et en situation finale (ou, si l’on préfère une terminologie moins narratologique et plus discursive, en phrase d’attaque et en phrase de clôture), un contexte illocutoire, qui permet l’ancrage discursif et l’adresse à l’auditoire. Le contexte diégétique s’instaure entre ces deux pôles communicationnels, avec des passages de l’un à l’autre dans le cours du récit, c’est-à-dire des insertions de l’illocutoire dans le diégétique, fréquentes, mais aussi des insertions du diégétique dans l’illocutoire, sous forme de reprise anaphorique. La « deixis » mise en place par les indexicaux recouvre ainsi différentes catégories sémantiques et différents niveaux cognitifs.

Annexes

La guerre des Marescou et des Cazoul

Conte gourmand du Languedoc, Sylvie Ferrando, juillet 1999.

Tu veux connaître l’histoire de tes ancêtres, Guilhem, et la façon dont s’est construite l’auberge où tu dînes aujourd’hui ? Écoute un peu…

Personne n’aurait pu penser que ce petit village, caressé de soleil, traversé du sourire d’un ruisseau chantant, couvait en son sein une guerre implacable. Depuis des mois déjà la famille des Marescou, regroupée derrière son patriarche le vieux Joseph, n’adressait plus la parole aux descendants des Cazoul, qui habitaient la partie haute du village. L’origine de cette querelle remontait à un certain jour de printemps où le petit Guilhem Cazoul, treizième du nom, était allé pêcher dans la rivière, à l’endroit où celle-ci bordait le jardin de Joseph Marescou.

« Que viens-tu faire chez moi, jeune garnement ? » lui avait-il dit.

Guilhem lui ayant innocemment montré le produit de sa pêche, le vieil homme était entré dans une de ces colères noires dont il était coutumier lorsqu’il était contrarié. Guilhem ignorait que dans ses rêves le vieux Marescou avait été visité par une ogresse qui lui avait prédit que des poissons viendrait la richesse du village.

C’est ainsi que la guerre des Marescou et des Cazoul avait commencé. Joseph avait alors arraché le poisson des mains de Guilhem, puis avait menacé le garçon des pires sévices s’il avait le malheur de l’apercevoir de près ou de loin. La partie haute du village avait pris parti pour les Cazoul, la partie basse pour les Marescou et il n’avait plus été question de la caresse du soleil ni du chant du ruisseau, mais de peur, de méfiance, de racontars qui empoisonnaient la vie de tous les habitants.

Il ne s’écoulait pas de jour sans qu’un Cazoul exerçât de violence verbale ou physique à l’encontre d’un Marescou, sans qu’un Marescou tentât de porter préjudice à un Cazoul. C’était des moqueries, des insultes, voire des vols et des destructions de biens. Un jour, Rémi Cazoul, ton oncle, renversa d’un coup de lance-pierre le pot de fleurs qui ornait l’entrée de la maison de Victoire Marescou. Un autre jour, c’est Joseph Marescou lui-même qui ouvrit le poulailler de ton grand-père et laissa échapper toutes les poules. Sans compter les médisances, qui dépassaient les bornes du village pour être colportées jusqu’à Sète. Tant et si bien que la guerre entre les deux tribus culmina un jour dans la rue principale du village, où nous sommes : les Cazoul et les Marescou regroupés face à face s’affrontèrent à mains nues et il fallut panser les yeux pochés, les lèvres fendues et les nez tordus.

Seul le vieux, très vieux, extrêmement vieux et donc sage, très sage, extrêmement sage frère Triboulet restait à l’écart du tintamarre. Il réfléchissait au moyen de ramener la paix. Il connaissait le remède à tous les malheurs de la vie. Lui tout chenu, barbu, cassé par les ans se vêtit d’oripeaux aux couleurs éclatantes, se grima le visage et les mains et parcourut le village en sautillant d’un pied sur l’autre, en chantant des chansons à tue-tête et en adressant des grimaces à tous ceux qu’il rencontrait. Un rire énorme enfla par les rues et ruelles, secouant petits et grands. Les enfants du village se mirent à courir à la suite du vieux clown et leurs facéties achevèrent de dérider les derniers adultes récalcitrants.

A la nuit tombée, les habitants du village dansaient encore dans les rues de la partie haute et de la partie basse enfin réconciliées. Quelque temps plus tard, on célébrait les noces de Guilhem Cazoul et de Virginie Marescou, petite-fille préférée de Joseph, qui ouvrirent un restaurant de poissons encore bien connu aujourd’hui pour sa célèbre bourride.

 

Bourride sétoise

Pour réussir cette soupe de poissons, sorte de bouillabaisse à base de lotte à Sète, mais dans laquelle se mêlent parfois merlan, loup, mulet et daurade, il faut : couper 1 kg de queues de lotte, sans la peau, en tronçons, et les faire cuire 20 mn à gros bouillons dans un mélange d’eau et de vin blanc, avec un blanc de poireau, 2 oignons et 2 carottes épluchés et émincés, 2 gousses d’ail pelées et hachées, un bouquet garni, un peu d’écorce d’orange séchée, du sel et du poivre ; après avoir disposé les morceaux dans des assiettes contenant chacune une tranche de pain rassis et les avoir poudrés de safran, passer le court-bouillon au tamis, le faire réduire de moitié sur feu assez vif et y délayer, hors du feu, un aïoli très ferme ; napper le poisson de cette sauce.


1

François Recanati, D’un contexte à l’autre, Paris, ms non publié, 2006.

2

Robert C. Stalnaker, Context and Content, Oxford _ New York, Oxford University Press, 1999, p. 99-101.

3

« The world, as Wittgenstein said, is all that is the case, and a possible world is all that would be the case if that world were actual. Every proposition that is taken for granted by the participants in a conversation will be true in all the possible worlds that define the context », Ibid., p. 99.

4

« Discourse contexts […] can be represented by the set of possible situations compatible with the information that is presumed, by the speaker, to be common ground. This is a representation from the point of view of one of the participants in the context of what is common to all, at a particular moment », Ibid., p. 101.

5

Ibid., p. 109.

6

Ibid., p. 176.

7

Peter T. Geach, Reference and Generality, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1962.

8

Alexius Meinong, « Uber Gegenstandtheorie » (1904), in Théorie de l’objet et présentation personnelle (1921), traduction française de Jean-François Courtine et Marc Buhot de Launay, Paris, Vrin, 1999.

9

Ann Banfield, Phrases sans parole. Théorie du récit et style indirect libre, Paris, Seuil, 1995.

10

Philippe Schlenker, « Context of Thought and Context of Utterance : A Note on Free Indirect Discourse and the Historical Present », Mind and Language, 19, 2004, p. 279-304.

11

Ann Banfied, Phrases sans parole…, p. 250-251.

12

Ces hypothèses s’inspirent des catégories opérées par les philosophe et linguiste John Austin et Oswald Ducrot, d’une part, et par les narratologues Gérard Genette et Tzvetan Todorov, d’autre part. Plus en amont, elles proviennent également de la distinction que fait Platon (au livre III de la République), au sein de ce qu’il appelait la diègésis ou le récit, de trois modes, suivant la présence ou l’absence de discours direct : le mode simple, quand le récit est en entier au discours indirect ; le mode imitatif, ou mimesis, comme dans la tragédie, quand tout est au discours direct ; et le mode mixte, quand le récit, comme dans l’Iliade, donne à l’occasion la parole aux personnages et mêle donc discours direct et discours indirect. Dans le livre X de la République, Platon condamne les deux modes qui ne relèvent pas de la diègésis simple, parce qu’ils font passer la copie pour l’original et éloignent de la vérité : L’« imitation de l’imitation [est] éloignée de deux degrés de ce qui est » (République, X, 596a-597b, Paris, Les Belles Lettres, 2003).

13

« La Belle et la Bête », Jean Cocteau, in Si les fées m'étaient contées, textes choisis et présentés par Francis Lacassin, Paris, Omnibus, 2003, p. 1713-1715

14

« Lars, my lad ! », in Swedish Fairy Tales, textes rassemblés par Baron G. Djurklou, traduction de H. L. Braekstad, New York, Hippocrene Books, 1998 [édition originale William Heinemann, London, 1901], p. 1-26.

15

« La guerre des Marescou et des Cazoul », conte inédit de Sylvie Ferrando, 1999.

16

Sarah Leroy, « L’emploi exemplaire, un premier pas vers la métaphorisation ? », Langue française, 146, juin 2005, p. 84-98.

17

Sarah Leroy (ibid., p. 88) propose une distinction entre interprétation métaphorique et construction exemplaire du syntagme Det + N propre lorsqu’il est suivi d’un adjectif. Ainsi, « […] la solitude de spaghetti de la girafe ressemblait à celle d’un Gulliver triste […] » (Lobo Antunes, Le Cul de Judas) reçoit la première lecture si l’adjectif triste est restrictif (= restreint l’extension du N propre, référent autre que l’original), la seconde s’il est descriptif (= décrit le référent original). Dans le dernier cas (emploi exemplaire), Gulliver fait référence au personnage du roman de Swift, dans le premier (emploi métaphorique) il s’agit des traits sémantiques associés habituellement au personnage de Gulliver.

18

Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale (1966), Paris, Gallimard (Tel), tome 1, 1986.

19

Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, traduction de N. Ruwet, Paris, Seuil, 1970.