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L’ancrage indexical
du conte : contexte illocutoire et contexte diégetique
Sylvie Ferrando
Paris
IV-Sorbonne
sylvie.ferrando@neuf.fr
Résumé : Depuis Propp et
Greimas, le conte a souvent fait l’objet d’analyses narratologiques,
actancielles ou sémiotiques, qui ont donné lieu à des classifications
bien connues aujourd’hui et utilisées jusqu’aux plus petites classes
du système scolaire français. L’objet de cet article est de proposer
une analyse linguistique et discursive du genre « conte », s’appuyant
sur l’étude d’un type de constituants, les indexicaux, qui offrent une
voie d’accès nouvelle au texte, plus centrée sur la cognition. A
partir des indexicaux mis en relief par Charles Sanders Peirce, je
distingue dans ce genre spécifique issu de l’oralité, le conte, deux
contextes cognitivo-langagiers : le contexte illocutoire,
communicationnel, en rapport avec le monde d’ici et maintenant, et le
contexte diégétique, propre au monde de l’histoire narrée. Je
montrerai ainsi, d’une part, que la deixis est bien plus large que
l’emploi des déictiques, d’autre part, que les indexicaux ont une
référence pragmatique plus large que le monde de l’ici et du
maintenant.
Abstract : Since Propp and
Greimas, tales have often been analyzed in narratological, actancial
or semiotic studies, leading to classifications which are to-day
well-known and used in France in the whole range of the educational
system. The purpose of this communication is to propose a linguistic
and discursive analysis of this literary genre, focusing on the study
of a type of constituants, indexicals, which allow a new access to the
text, more centered on cognition. Through the indexicals, which have
been emphasized by Charles Sanders Peirce, I distinguish, in this
genre coming from orality, two linguistic and cognitive contexts : the
illocutory, communicational context, in relation with the here-and-now
world, and the diegetic context, specific to the world of the story.
This study will show, first, that deixis is larger than the usage of
deictics, then, that indexicals have a pragmatic reference which is
larger than the here-and-now world.
Introduction
Le terme anglais
indexical est rattaché à la distinction peircienne
entre indice, icône et signe. Le terme « indice » est emprunté au
latin indicium, dérivé d’index, pluriel
indices, qui dénote le « doigt qui montre ». Chez
Peirce, le sens est saisi par une relation triadique entre le signe,
son objet et son interprétant. Concernant l’indice, c’est le rapport
du signe avec l’objet référent, vécu par l’interprétant, qui est mis
en relief, avec une dimension pragmatique avérée. Si pour Peirce le
signe linguistique est souvent un symbole, certaines parties du
discours sont particulièrement indiciaires et induisent un contexte
communicatif. Les indexicaux les plus fréquemment recensés sont les
noms propres, les interjections (eh bien, bon, well…),
les pronoms personnels (je, tu, nous, vous), les
adjectifs possessifs (nos, notre, votre), les pronoms
et adjectifs démonstratifs (ceci, cela, ce, cet,
cette, ces), les présentatifs (voici,
voilà), les circonstants spatio-temporels (ici,
maintenant, aujourd’hui, à ce moment-là, hereby, thereby…),
les temps verbaux (présent historique, présent d’énonciation,
présent épistolaire, imparfait…).
Le cadre
théorique de l’analyse
En préambule, je
m’inspirerai de la typologie bipartite proposée par François
Recanati [1]. Parmi les aspects de la situation d’énonciation dont
dépend la référence des indexicaux, il y a deux catégories : ceux
qui sont donnés, i. e. non contrôlables par le
locuteur, d’une part (je, ici, maintenant), et ceux qui
sont choisis, i. e. déterminés par les intentions du
locuteur (ceci, ce, tu, notre…), d’autre part. Il me
faut ici apporter un correctif immédiat : du fait de
l’intentionnalité volitive constitutive des textes littéraires,
toutes les situations d’énonciation sont -plus ou moins- déterminées
par les intentions du locuteur (l’auteur). S’il est vrai que
certains paramètres sont plus facilement modifiables que d’autres,
tous les indexicaux font partie à part égale du processus de
création fictionnelle qui est le propre d’un auteur conscient des
moyens linguistiques et énonciatifs mis à sa disposition.
Stalnaker [2] et la tradition de la
philosophie analytique américaine décrivent le monde à partir du
contexte commun aux locuteurs (appelé présupposition), qui est
représenté par une sémantique des mondes possibles, ainsi que Kripke
l’entend : « Le monde, comme le dit Wittgenstein, est tout ce dont
il est question, et un monde possible serait tout ce dont il est
question si ce monde était actuel. Chaque proposition qui est
acceptée par les participants d’une conversation sera vraie dans
tous les mondes possibles qui définissent le contexte [3] » (ma
traduction). Le principe qui sous-tend cette théorie est que la
présupposition du locuteur est transparente, c’est-à-dire que les
locuteurs savent ce qu’ils présupposent. La valeur de vérité des
propositions est calculée par des opérations de sémantique
logique.
Enfin, « Les
contextes de discours peuvent être représentés par un ensemble de
situations possibles compatibles avec l’information qui est présumée
être la base partagée de la conversation. Il s’agit d’une
représentation depuis le point de vue de l’un des participants, dans
le contexte de ce qui est commun à tous, à un moment
particulier [4] » (ma
traduction). Dans la sémantique de Montague, le contexte est
identifié par des indices, qui incluent tous les traits de la
situation dont les extensions des expressions peuvent dépendre.
L’index rassemble donc le locuteur/l’allocutaire/le temps/le lieu/le
monde possible/l’objet indiqué [5]. Selon David
Kaplan, qui a travaillé sur les démonstratifs, le contexte est un
index contenant le temps (temps verbal), le locuteur et
l’allocutaire (pronoms de 1re et 2e personnes). Il différencie le
contenu et le caractère. Ce dernier est une fonction associée avec
des expressions types, alors que le contenu, le concept
propositionnel est déterminé par les occurrences et leurs contextes
énonciatifs. Ainsi, si Daniels et O’Leary disent tous deux « Je suis
chauve », ce qu’ils disent a le même caractère, mais pas le même
contenu. Le pronom « Je » a un caractère constant : il réfère
toujours au locuteur [6].
Une autre
précision d’importance concerne la référence – ou la réalité – et
ouvre une réflexion plus générale sur la fiction et les objets
fictionnels, leur existence ou non-existence, et le contexte dans
lequel ils s’inscrivent : grossièrement, la référence, pour les
linguistes et philosophes du langage, c’est la réalité pour les
littéraires ou les psychologues. Mais quelle référence, quelle
réalité ? La référence a été étudiée, entre autres, à propos des
assertions d’identité relative, tels que
x is the same
statue as y, but x is not the same lump as y
[x est la même
statue que y mais x n’est pas fait du même matériau que y]
ou
This is the same
statue as that, but not the same lump as that
[C’est la même
statue que celle-ci, mais pas le même matériau]
ou encore
? ? This lump is
the same statue as that lump
[ ? ? Ce
matériau-ci est la même statue que ce matériau-là]
Parmi les
linguistes et les philosophes du langage, Geach [7] est l’un des rares à soutenir que, dans les assertions
d’identité, l’identité entre deux objets est toujours relative,
qu’il n’y a pas d’identité absolue. C’est une position
d’individualité de l’objet. Si cette position met en défaut la
logique classique (loi de Leibniz selon laquelle deux choses sont
identiques si et seulement si elles ont toutes leurs propriétés en
commun [cela s’écrit en logique sous la forme
x=y si et seulement si F(Fx
Fy]), elle a l’avantage de présenter une ontologie
simple, et c’est celle que j’adopterai ici : il n’y a pas d’identité
absolue entre deux objets de la réalité, ni entre un objet langagier
et un objet de la réalité. De la même façon, j’adopterai une
position meinongienne face aux objets fictionnels : contrairement à
Russell et à Strawson, Meinong [8] admet dans son ontologie les
objets non existants, et les objets de la fiction sont non existants
puisque ce sont des objets langagiers et que les objets langagiers
sont non directement référentiels. Ce parti-pris me permet
d’introduire un contexte non directement communicationnel.
À la suite d'Ann
Banfield [9], Philippe Schlenker [10] a mis en avant une
distinction entre contexte d’énonciation et contexte de pensée à
propos de l’étude du présent historique dans le discours indirect
libre. Ann Banfield établissait une différence entre présent simple
et présent progressif selon que le destinataire/auditeur d’un
discours direct est présent ou non. L’exemple qu’elle prenait était
tiré d’un compte rendu sportif [11] :
Aaron hits a high
fly ball to center field ; it bounces off the center field wall ;
the runner on second rounds third ans crosses home plate. The crowd
is on its feet.
[Martin réussit
un débordement sur l’aile gauche, il passe à Duval qui lobe le goal
adverse et qui marque ! La foule est debout !]
Banfield remarque
que, si nous assistons au même match avec un ami qui ne peut pas
voir la partie, le présent historique cesse d’être approprié, et
c’est le présent progressif (ou le preterit progressif) que nous
devrons employer :
Aaron just hit…
(ou is hitting…) it’s bouncing off the fence ; the runner on second
is rounding third and crossing home plate. The crowd is getting
up.
[Martin vient de
déborder sur l’aile gauche, de passer à Duval, et Duval vient de
lober le goal adverse qui était trop avancé et il marque ! Tout le
stade est debout.]
Cette fort
intéressante distinction me semble devoir être reprise et affinée
pour l’étude des démonstratifs et possessifs dans différents contes
écrits, et supposés transcrits de l’oralité plus aisément qu’un
récit classique, roman ou nouvelle. Une telle précision est
importante, car on peut supposer que le changement de contexte
énonciatif va se faire plus facilement dans un récit qui prend en
compte la présence du destinataire. Je partirai des hypothèses
suivantes : 1/ le contexte d’énonciation est le type de discours mis
en place par l’auteur : discours direct (DD), discours indirect
(DI), discours indirect libre (DIL), ou narration. Ce dernier type
de discours se rapproche du DI si l’on considère une phrase matrice
élidée, de type « J’énonce que », qui introduit l’enchâssement de la
narration auctoriale, ou une autre phrase comme « On dirait que »,
afin de conserver aux énoncés fictionnels leur caractère de feintise
ludique) ; 2/ deuxième hypothèse : chacun de ces indexicaux ancre
dans un monde mental (est-ce une réalité ? probablement pas) qui est
soit celui de l’auteur-narrateur, avec adresse plus ou moins
explicite au lecteur – ce monde mental, je l’appelle le –, soit celui de la
diégèse – que j’appelle ) [12].
Les hypothèses à
l’épreuve des faits
De nombreuses
données issues de contes traditionnels viennent confirmer les
hypothèses. Je retiendrai trois exemples particulièrement
représentatifs, emblématiques, tirés de contes transcrits ou écrits
en langue française et anglaise, qui peuvent soutenir la
démonstration : le très beau conte de Jean Cocteau, La
Belle et la Bête [13], qui a servi de scénario au
film qu’il a réalisé en 1946, avec Jean Marais et Josette Day ; les
premières pages de Lars, my lad ! [14], un conte suédois
recueilli par le baron G. Djurklou dans les années 1880, et
transcrit dans le dialecte des paysans suédois, puis traduit en
anglais en 1901 ; enfin, La guerre des Marescou et des
Cazoul [15], un conte gourmand du Languedoc écrit par moi-même en
1999.
Dans La
Belle et la Bête de Jean Cocteau, plus de la moitié des
démonstratifs sont à la fois textuellement anaphoriques et
contextuellement déictiques (ou indexicaux). Ils sont très nombreux,
manifestant une particularité stylistique de ce conte-scénario.
Ce Ludovic est un charmant chenapan (= celui
dont on vient de parler dans la phrase précédente et sur lequel
l’auteur donne un coup de projecteur) ;
Dans cette maison de disputes et de cris, Belle
sert à table
Ce père, bon et faible, vient d’apprendre
une grande nouvelle.
Et cette bête expose le mystérieux postulat du
conte
Il est fort
probable que cette rose est le premier
ressort d’un piège où doit venir se prendre Belle, de toute
éternité ;
Et ce cheval est, sans doute, le second ressort
du piège ;
Ce Prince Charmant ressemble singulièrement
à Avenant.
Cette remarque
est également valable pour les noms abstraits :
Elle souffre de
sa laideur et cette
laideur émeut ;
[…] et cette ressemblance trouble Belle.
et pour les noms
auxquels sont adjoints un adjectif caractérisant :
Car cette bête féroce est une bonne bête.
D’autres
démonstratifs ont un ancrage différent : pour le premier
démonstratif, qui se trouve dans l’incipit,
Dans un pays qui
n’est autre que ce vague pays des
contes de fées, […],
on doit postuler
un ancrage mémoriel propre à l’auteur, un contexte illocutoire
d’adresse au lecteur, tout comme dans
et de la neige
qui tournoie comme dans les boules de verre de notre enfance.
Le phénomène est
le même pour
À cette minute, la Bête a dû se transformer
sous le regard d’amour de Belle.
qui actualise le
contexte en le rendant illocutoire, proche des auditeurs.
Deux autres
indexicaux présentent, l’un, une référence textuelle anaphorique
abstraite et synthétisante :
Cette demande qu’elle fait pour ne point
avoir l’air de ne rien demander, excite le rire de ses sœurs.
l’autre un
décrochement métaphorique :
Il semble qu’elle
regrette un peu la bonne bête, qu’elle redoute un peu cet Avenant inattendu,
qui ne fait pas
référence à l’Avenant du début du conte, mais à celui qui a pris sa
place dans un nouveau contexte diégétique. Sarah Leroy [16] s’est intéressée
au fonctionnement métaphorique du syntagme Det + Nom propre + Adj.,
et je m’inspire ici de ses travaux [17].
Dans Lars,
my lad !, c’est l’étude des indexicaux personnels you
qui établit la distinction entre contexte illocutoire et
contexte diégétique. L’adresse au lecteur du contexte illocutoire
est marquée dans les énoncés suivants :
He made friends
and acquaintances, as you may imagine,
whenever he went, for he who has a well-filled trough is sure to
fall in with pigs who want to have their fill.
[Comme vous
pouvez l’imaginer, il se fit des amis et des relations, où qu’il se
rendît, car celui qui a une auge bien remplie est sûr de rencontrer
des porcs qui veulent emplir la leur]
For, you must know, he had not had a single bit
of food the whole day, and he was so hungry and his stomach so empty
that it groaned with pain,
[Car, il faut que
vous le sachiez, il n’avait pas mangé un seul morceau de toute la
journée, et il avait si faim et son estomac était si vide qu’il
gémissait de douleur]
alors que le
contexte diégétique est représenté, d’une part, par un
you générique
It was not
exactly good enough for such a fine cavalier, but when you cannot get what you want you
must take what you can get.
[Ce n’était pas
tout à fait suffisant pour un tel cavalier, mais quand on ne peut
pas avoir ce qu’on veut on doit se contenter de ce qu’on
trouve.]
d’autre part, par
le you des discours directs, adresses au
personnage :
Well, you have given me food and drink, and now
you must get me a bed to sleep in as well.
[Tu m’as donné à
boire et à manger, eh bien maintenant tu dois aussi me donner un lit
pour dormir]
Since you are able to get me such food and such a
bed here in the midst of the wild forest, I suppose you can manage to get me a better room, for
you see I am accustomed to sleep in a
palace, with golden mirrors and draped walls and ornaments and
comforts of all kinds.
[Puisque tu es
capable de me donner de la nourriture et un lit ici, au milieu de la
forêt, je suppose que tu dois pouvoir me procurer une belle chambre,
car tu vois je suis habitué à dormir dans un palais, avec des
miroirs dorés et des murs drapés et des ornements de tout genre et
un vrai confort.]
L’indexical
now reproduit la même distinction : le now
d’énonciation ancre dans le contexte illocutoire :
And now there was an end to all his friends as
well, for they behaved like the pigs.
[Et puis ce fut
la fin de tous ses amis également, car ils se comportaient comme les
porcs]
Now this was all very well in its way ;
[Et tout ceci
était très bien ainsi]
But now it happened that there was a large
palace on the other side of the forest, and the great, big fields
around it.
[Mais il se
trouvait qu’il y avait de l’autre côté de la forêt un grand palais,
entouré de grands et beaux champs]
tandis que le
now temporel actualisant du discours direct ancre dans
le contexte diégétique :
[…]
and now you must get me a bed to sleep
in as well.
[[…] eh bien
maintenant tu dois aussi me donner un lit pour dormir]
Dans La Guerre
des Marescou et des Cazoul, on observe un double contexte, le
premier illocutoire, en discours direct enchâssant, avec adresse à
un auditeur-personnage extradiégétique, Guilhem, grâce aux pronoms et déterminants
possessifs de 2e
personne :
Tu veux connaître l’histoire de tes
ancêtres, Guilhem, et la façon dont s’est construite l’auberge où tu
dînes aujourd’hui ?
Cette adresse est
reprise dans le cours de la narration diégétique :
Un jour, Rémi
Cazoul, ton oncle, renversa d’un coup
de lance-pierre le pot de fleurs quiornait l’entrée de la maison de
Victoire Marescou.
Un autre jour,
c’est Joseph Marescou lui-même qui ouvrit le poulailler de ton grand-père et laissa échapper toutes les
poules.
Tant et si bien
que la guerre entre les deux tribus culmina un jour dans la rue
principale du village, où nous sommes
[…]
Ici, pourtant, il
ne s’agit pas d’une adresse à un lecteur anonyme, car les contextes
illocutoire et locutoire sont mêlés : ainsi, dans la première phrase
du récit enchâssé,
Personne n’aurait
pu penser que ce petit village,
caressé de soleil, traversé du sourire d’un ruisseau chantant,
couvait en son sein une guerre implacable.
« ce petit village » a pour référent textuel
« l’auberge où tu dînes aujourd’hui » (et ses environs), qui
relèvent du contexte illocutoire mis en place par le faux discours
direct qui précède.
De même, en fin
de conte, en début de la partie « recette » qui permet de donner son
sous-titre au conte, et qui fait partie du contexte
illocutoire :
Pour réussir
cette soupe de poissons, sorte de
bouillabaisse à base de lotte à Sète, mais dans laquelle se mêlent
parfois merlan, loup, mulet et daurade, il faut : […],
« cette soupe de poissons » a pour anaphore la
« célèbre bourride » du contexte diégétique, qui clôture le récit
dans la phrase précédente, et qui est reprise par le titre de la
recette :
Quelque temps
plus tard, on célébrait les noces de Guilhem Cazoul et de Virginie
Marescou, petite-fille préférée de Joseph, qui ouvrirent un
restaurant de poissons encore bien connu aujourd’hui pour sa célèbre
bourride.
D’autres
démonstratifs relèvent soit de la catégorie de l’anaphorique :
L’origine de
cette querelle remontait à un certain
jour de printemps
soit de celle du
déictique (avec un coup de projecteur en contexte diégétique) :
le vieil homme
était entré dans une de ces colères noires dont il était
coutumier.
Conclusion
Le but de
l’article consistait à faire émerger, au sein de textes écrits et
transmis comme tels (que ce soit par le processus de création
littéraire ou par la collecte, c’est-à-dire la retranscription plus
ou moins fidèle d’un discours oral par écrit), les marqueurs de
l’oralité, garants des origines du conte. À l’ancienne distinction
entre marqueurs déictiques et anaphoriques, qui permettait de faire
la distinction entre discours et histoire [18], ou entre discours et récit [19],
on substituera donc un argument d’ordre cognitif destiné à
déterminer si contexte d’énonciation et contenu énoncé sont en
adéquation ou non. Contrairement à une opinion commune, selon
laquelle le pragmatique est directement communicationnel, cette
étude montre qu’il y a deux niveaux cognitivo-langagiers dans le
conte et que la deixis n’est pas seulement représentée par l’échange
oral en face à face. On remarquera que, du fait de leur oralité
primitive, les contes présentent souvent, en situation initiale et
en situation finale (ou, si l’on préfère une terminologie moins
narratologique et plus discursive, en phrase d’attaque et en phrase
de clôture), un contexte illocutoire, qui permet l’ancrage discursif
et l’adresse à l’auditoire. Le contexte diégétique s’instaure entre
ces deux pôles communicationnels, avec des passages de l’un à
l’autre dans le cours du récit, c’est-à-dire des insertions de
l’illocutoire dans le diégétique, fréquentes, mais aussi des
insertions du diégétique dans l’illocutoire, sous forme de reprise
anaphorique. La « deixis » mise en place par les indexicaux recouvre
ainsi différentes catégories sémantiques et différents niveaux
cognitifs.
Annexes
La guerre des Marescou et des Cazoul
Conte
gourmand du Languedoc, Sylvie Ferrando, juillet 1999.
– Tu veux connaître l’histoire de
tes
ancêtres, Guilhem, et la façon dont s’est construite l’auberge où
tu
dînes aujourd’hui ? Écoute un peu…
Personne
n’aurait pu penser que ce petit village, caressé de
soleil, traversé du sourire d’un ruisseau chantant, couvait en son
sein une guerre implacable. Depuis des mois déjà la famille des
Marescou, regroupée derrière son patriarche le vieux Joseph,
n’adressait plus la parole aux descendants des Cazoul, qui
habitaient la partie haute du village. L’origine de cette
querelle remontait à un certain jour de printemps où le petit
Guilhem Cazoul, treizième du nom, était allé pêcher dans la
rivière, à l’endroit où celle-ci bordait le jardin de Joseph
Marescou.
« Que viens-tu
faire chez moi, jeune garnement ? » lui avait-il dit.
Guilhem lui
ayant innocemment montré le produit de sa pêche, le vieil homme
était entré dans une de ces colères noires dont il
était coutumier lorsqu’il était contrarié. Guilhem ignorait que
dans ses rêves le vieux Marescou avait été visité par une ogresse
qui lui avait prédit que des poissons viendrait la richesse du
village.
C’est ainsi que
la guerre des Marescou et des Cazoul avait commencé. Joseph avait
alors arraché le poisson des mains de Guilhem, puis avait menacé
le garçon des pires sévices s’il avait le malheur de l’apercevoir
de près ou de loin. La partie haute du village avait pris parti
pour les Cazoul, la partie basse pour les Marescou et il n’avait
plus été question de la caresse du soleil ni du chant du ruisseau,
mais de peur, de méfiance, de racontars qui empoisonnaient la vie
de tous les habitants.
Il ne
s’écoulait pas de jour sans qu’un Cazoul exerçât de violence
verbale ou physique à l’encontre d’un Marescou, sans qu’un
Marescou tentât de porter préjudice à un Cazoul. C’était des
moqueries, des insultes, voire des vols et des destructions de
biens. Un jour, Rémi Cazoul, ton oncle, renversa d’un coup
de lance-pierre le pot de fleurs qui ornait l’entrée de la maison
de Victoire Marescou. Un autre jour, c’est Joseph Marescou
lui-même qui ouvrit le poulailler de ton grand-père et laissa
échapper toutes les poules. Sans compter les médisances, qui
dépassaient les bornes du village pour être colportées jusqu’à
Sète. Tant et si bien que la guerre entre les deux tribus culmina
un jour dans la rue principale du village, où nous
sommes : les Cazoul et les Marescou regroupés face à face
s’affrontèrent à mains nues et il fallut panser les yeux pochés,
les lèvres fendues et les nez tordus.
Seul le vieux,
très vieux, extrêmement vieux et donc sage, très sage, extrêmement
sage frère Triboulet restait à l’écart du tintamarre. Il
réfléchissait au moyen de ramener la paix. Il connaissait le
remède à tous les malheurs de la vie. Lui tout chenu, barbu, cassé
par les ans se vêtit d’oripeaux aux couleurs éclatantes, se grima
le visage et les mains et parcourut le village en sautillant d’un
pied sur l’autre, en chantant des chansons à tue-tête et en
adressant des grimaces à tous ceux qu’il rencontrait. Un rire
énorme enfla par les rues et ruelles, secouant petits et grands.
Les enfants du village se mirent à courir à la suite du vieux
clown et leurs facéties achevèrent de dérider les derniers adultes
récalcitrants.
A la nuit
tombée, les habitants du village dansaient encore dans les rues de
la partie haute et de la partie basse enfin réconciliées. Quelque
temps plus tard, on célébrait les noces de Guilhem Cazoul et de
Virginie Marescou, petite-fille préférée de Joseph, qui ouvrirent
un restaurant de poissons encore bien connu aujourd’hui pour sa
célèbre bourride.
Bourride
sétoise
Pour réussir
cette soupe de poissons, sorte
de bouillabaisse à base de lotte à Sète, mais dans laquelle se
mêlent parfois merlan, loup, mulet et daurade, il faut : couper 1
kg de queues de lotte, sans la peau, en tronçons, et les faire
cuire 20 mn à gros bouillons dans un mélange d’eau et de vin
blanc, avec un blanc de poireau, 2 oignons et 2 carottes épluchés
et émincés, 2 gousses d’ail pelées et hachées, un bouquet garni,
un peu d’écorce d’orange séchée, du sel et du poivre ; après avoir
disposé les morceaux dans des assiettes contenant chacune une
tranche de pain rassis et les avoir poudrés de safran, passer le
court-bouillon au tamis, le faire réduire de moitié sur feu assez
vif et y délayer, hors du feu, un aïoli très ferme ; napper le
poisson de cette sauce.
1 | François Recanati,
D’un contexte à l’autre, Paris, ms non publié,
2006. | 2 | Robert C. Stalnaker,
Context and Content, Oxford _ New York, Oxford
University Press, 1999, p. 99-101. | 3 | « The world, as
Wittgenstein said, is all that is the case, and a possible world is
all that would be the case if that world were actual. Every
proposition that is taken for granted by the participants in a
conversation will be true in all the possible worlds that define the
context », Ibid., p. 99. | 4 | « Discourse contexts […] can be
represented by the set of possible situations compatible with the
information that is presumed, by the speaker, to be common ground.
This is a representation from the point of view of one of the
participants in the context of what is common to all, at a
particular moment », Ibid., p. 101. | 5 | Ibid., p. 109. | 6 | Ibid., p. 176. | 7 | Peter T. Geach, Reference
and Generality, Ithaca, New York, Cornell University Press,
1962. | 8 | Alexius Meinong, « Uber Gegenstandtheorie » (1904), in
Théorie de l’objet et présentation personnelle (1921),
traduction française de Jean-François Courtine et Marc Buhot de
Launay, Paris, Vrin, 1999. | 9 | Ann Banfield,
Phrases sans parole. Théorie du récit et style indirect
libre, Paris, Seuil, 1995. | 10 | Philippe Schlenker, « Context
of Thought and Context of Utterance : A Note on Free Indirect
Discourse and the Historical Present », Mind and
Language, 19, 2004, p. 279-304. | 11 | Ann Banfied, Phrases sans parole…,
p. 250-251. | 12 | Ces hypothèses s’inspirent des catégories opérées par
les philosophe et linguiste John Austin et Oswald Ducrot, d’une
part, et par les narratologues Gérard Genette et Tzvetan Todorov,
d’autre part. Plus en amont, elles proviennent également de la
distinction que fait Platon (au livre III de la
République), au sein de ce qu’il appelait la
diègésis ou le récit, de trois modes, suivant la
présence ou l’absence de discours direct : le mode simple, quand le
récit est en entier au discours indirect ; le mode imitatif, ou
mimesis, comme dans la tragédie, quand tout est au
discours direct ; et le mode mixte, quand le récit, comme dans
l’Iliade, donne à l’occasion la parole aux personnages
et mêle donc discours direct et discours indirect. Dans le livre X
de la République, Platon condamne les deux modes qui ne
relèvent pas de la diègésis simple, parce qu’ils font
passer la copie pour l’original et éloignent de la vérité :
L’« imitation de l’imitation [est] éloignée de deux degrés de ce qui
est » (République, X, 596a-597b, Paris, Les Belles
Lettres, 2003). | 13 | « La Belle et la Bête », Jean Cocteau, in Si les fées m'étaient contées, textes choisis et présentés par Francis Lacassin, Paris, Omnibus, 2003, p. 1713-1715 | 14 | « Lars, my lad ! », in Swedish Fairy Tales, textes rassemblés par Baron G. Djurklou, traduction de
H. L. Braekstad, New York, Hippocrene Books, 1998 [édition originale William Heinemann,
London, 1901], p. 1-26. | 15 | « La guerre des Marescou et des Cazoul », conte inédit de Sylvie Ferrando, 1999. | 16 | Sarah Leroy, « L’emploi
exemplaire, un premier pas vers la métaphorisation ? », Langue
française, 146, juin 2005, p. 84-98. | 17 | Sarah Leroy (ibid., p. 88) propose une
distinction entre interprétation métaphorique et construction
exemplaire du syntagme Det + N propre lorsqu’il est suivi d’un
adjectif. Ainsi, « […] la solitude de spaghetti de la girafe
ressemblait à celle d’un Gulliver triste […] » (Lobo Antunes,
Le Cul de Judas) reçoit la première lecture si
l’adjectif triste est restrictif (= restreint
l’extension du N propre, référent autre que l’original), la seconde
s’il est descriptif (= décrit le référent original). Dans le dernier
cas (emploi exemplaire), Gulliver fait référence au personnage du
roman de Swift, dans le premier (emploi métaphorique) il s’agit des
traits sémantiques associés habituellement au personnage de
Gulliver. | 18 | Émile Benveniste, Problèmes de linguistique
générale (1966), Paris, Gallimard (Tel), tome 1,
1986. | 19 | Roman Jakobson, Essais de linguistique
générale, traduction de N. Ruwet, Paris, Seuil, 1970. |
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