AT IV, 782 AT V, 262

A MONSIEUR *****.

LETTRE CVIII.

MONSIEUR,
Ie sçay que vous avez tant d’occupations, qui valent mieux que de vous arrester à lire des complimens d’un homme qui ne frequente icy que des Paysans, que ie n’ose m’ingerer de vous écrire, que lors que i’ay quelque occasion de vous importuner. Celle qui se presente maintenant est pour vous donner sujet d’exercer vostre charité en la personne d’un pauvre Paysan de mon voisinage, qui a eu le mal-heur d’en tuër un autre. Ses parens ont dessein d’avoir recours à la clemence de Son Altesse, afin de tascher d’obtenir sa grace, et ils ont desiré aussi que ie vous en écrivisse, pour vous suplier de vouloir seconder leur requeste d’un mot favorable, en cas que l’occasion s’en presente. Pour moy, qui ne recherche rien tant que la AT V, 263 securité et AT IV, 783 le repos, ie suis bien aise d’estre en un pays où les crimes soient châtiez avec rigueur, pource que l’impunité des méchans leur donne trop de licence ; Mais pource que tous les mouvemens de nos passions n’estant pas tousiours en nostre pouvoir, il arrive quelquefois que les meilleurs hommes commettent de tres grandes fautes, pour cela l’usage des graces est plus utile que celuy des loix ; à cause qu’il vaut mieux Clerselier I, 489 qu’un homme de bien soit sauvé, que non pas que mille méchans soient punis ; Aussi est-ce l’action la plus glorieuse et la plus auguste que puissent faire les Princes que de pardonner. Le Paysan pour qui ie vous prie est icy en reputation de n’estre nullement querelleux, et de n’avoir iamais fait de déplaisir à personne avant ce malheur. Tout ce qu’on peut dire le plus à son desavantage, est que sa mere estoit mariée avec celuy qui est mort ; mais si on adjoute, qu’elle en estoit aussi fort outrageusement battuë, et l’avoit esté pendant plusieurs années qu’elle avoit tenu ménage avec luy, iusqu’à ce qu’enfin elle s’en estoit separée, et ainsi ne le consideroit plus comme son mary, mais comme son persecuteur et son ennemy, lequel mesme pour se vanger de cette separation, la menaçoit d’oster la vie à quelqu’un de ses enfants (l’un desquels est cettuy-cy) on trouvera que cela mesme sert beaucoup à l’excuser. Et comme vous sçavez que i’ay coutume de philosopher sur tout ce qui se presente, ie vous diray que i’ay voulu rechercher la cause qui a pû porter ce pauvre homme à faire une action, de laquelle son humeur paroissoit estre fort éloignée ; et i’ay sceu qu’au temps que ce mal-heur luy est arrivé, il avoit AT V, 264 une extréme affliction, à cause de la maladie d’un sien enfant dont il attendoit la mort à chaque moment, et que pendant qu’il estoit auprés de luy, on le vint appeller pour secourir son beaufrere, qui estoit attaqué par leur commun ennemy. Ce qui fait que ie ne trouve nullement étrange, de ce qu’il ne fut pas maistre de soy mesme en telle rencontre : car lors qu’on a quelque grande affliction, et qu’on est mis au desespoir par la tristesse, il est certain qu’on se laisse bien plus emporter à la colere, s’il en survient alors quelque sujet, qu’on ne feroit en un autre tems. Et ce sont ordinairement les meilleurs hommes, qui voyans d’un costé la mort d’un fils, et de l’autre le peril d’un frere, en sont le plus violemment émûs. C’est pourquoy les fautes ainsi commises sans aucune malice premeditée, AT IV, 784 sont ce me semble les plus excusables ; Aussi luy fut Clerselier I, 490 il pardonné par tous les principaux parens du mort, au iour mesme qu’ils estoient assemblez pour le mettre en terre. Et de plus les Iuges d’icy l’ont absous, mais par une faveur trop precipitée, laquelle ayant obligé le Fiscal à se porter apellant de leur sentence, il n’ose pas se presenter derechef devant la Iustice, laquelle doit suivre la rigueur des loix, sans avoir égard aux personnes, mais il suplie que l’innocence de sa vie passée, luy puisse faire obtenir grace de son Altesse. Ie sçay bien qu’il est tres-utile de laisser quelquefois faire des exemples, pour donner de la crainte aux méchans ; mais il me semble que le sujet qui se presente n’y est pas propre ; car outre que le criminel estant absent, tout ce qu’on luy peut faire n’est que de l’empescher AT V, 265 de revenir dans le pays, et ainsi punir sa femme et ses enfans plus que luy ; i’aprens qu’il y a quantité d’autres Paysans en ces Provinces qui ont commis des meurtres moins excusables, et dont la vie est moins innocente, qui ne laissent pas d’y demeurer, sans avoir aucun pardon de Son Altesse (et le mort estoit de ce nombre) ce qui me fait croire, que si on commençoit par mon voisin à faire un exemple, ceux qui sont plus accoutumez que luy à tirer le couteau, diroient qu’il n’y a que les innocens et les idiots, qui tombent entre les mains de la Iustice, et seroient confirmez par là en leur licence. Enfin si vous contribuez quelque chose à faire que ce pauvre homme puisse revenir auprés de ses enfants, ie puis dire que vous ferez une bonne action, et que ce sera une nouvelle obligation que vous aura, etc.