MONSIEUR,
Ie viens d’aprendre la triste nouvelle de vostre affliction, et bien que ie ne me promette pas de rien mettre en cette Lettre, qui ait grande force pour adoucir vostre douleur, ie ne puis toutesfois m’abstenir d’y tascher, pour vous témoigner au moins que i’y participe. Ie ne suis pas de ceux qui estiment que les larmes et la tristesse n’apartiennent qu’aux femmes, et que pour paroistre homme de cœur, on se doive contraindre à monstrer tousiours un visage tranquille ; I’ay senty depuis peu la perte de deux personnes qui m’estoient tres-proches, et i’ay éprouvé que ceux qui AT III, 279 me vouloient deffendre la tristesse l’irritoient, au lieu que i’estois soulagé par la complaisance de ceux que ie voyois touchez de mon déplaisir. Ainsi ie m’assure que vous me souffrirez mieux, si ie ne m’opose point à vos larmes, que si i’entreprenois de vous détourner d’un ressentiment que ie croy juste ; Mais il doit neantmoins y avoir quelque mesure ; et comme ce seroit estre barbare Clerselier I, 487 que de ne se point affliger du tout, lors qu’on en a du sujet, aussi seroit-ce estre trop lasche de s’abandonner entierement au déplaisir ; et ce seroit faire fort mal son conte, que de ne tascher pas de tout son pouvoir à se délivrer d’une passion si incommode. La profession des armes en laquelle vous estes nourry, acoutume les hommes à voir mourir inopinément leurs meilleurs amis, et il n’y a rien au monde de si fâcheux, que l’acoutumance ne le rende suportable. Il y a ce me semble beaucoup de raport entre la perte d’une main et d’un frere, vous avez cy-devant soufert la premiere sans que i’aye iamais remarqué que vous en fussiez affligé, pourquoy le seriez vous davantage de la seconde. Si c’est pour vostre propre interest, il est certain que vous la pouvez mieux reparer que l’autre, en ce que l’acquisition d’un fidele amy peut autant valoir que l’amitié d’un bon frere ; Et si c’est pour l’interest de celuy que vous regrettez, comme sans doute vostre generosité ne vous permet pas d’estre touché d’autre chose, vous sçavez qu’il n’y a aucune raison ny religion, qui fasse craindre du mal apres cette vie, à ceux qui ont vescu en gens d’honneur, mais qu’au contraire l’une et l’autre leur promet des joyes et des recompenses. Enfin, Monsieur, toutes AT III, 280 nos afflictions, quelles qu’elles soient, ne dépendent que fort peu des raisons ausquelles nous les attribuons, mais seulement de l’émotion et du trouble interieur que la nature excite en nous mesmes ; car lors que cette émotion est appaisée, encore que toutes les raisons que nous avions auparavant demeurent les mesmes, nous ne nous sentons plus affligez. Or ie ne veux point vous conseiller d’employer toutes les forces de vostre resolution et constance, pour arrester tout d’un coup l’agitation interieure que vous sentez, ce seroit peut-estre un remede plus fascheux que la maladie, mais ie ne vous conseille pas aussi d’attendre que le temps seul vous guerisse, et beaucoup moins d’entretenir et prolonger vostre mal par vos pensées ; Ie vous prie seulement de tascher peu à peu de Clerselier I, 488 l’adoucir, en ne regardant ce qui vous est arrivé que du biais qui vous le peut faire paroistre le plus suportable, et en vous divertissant le plus que vous pourrez par d’autres occupations. Ie sçay bien que ie ne vous aprens icy rien de nouveau, mais on ne doit pas mépriser les bons remedes pour estre vulgaires, et m’estant servy de cettuy-cy avec fruit, i’ay crû estre obligé de vous l’écrire : car ie suis, etc.