AT I, 148

AU R. PERE MERSENNE.

LETTRE CXII.

MON REVEREND PERE,
Ie vous remercie de l’observation de la Couronne qui a esté faite par Monsieur Gassendi. Pour le meschant livre ie ne vous prie plus de me l’envoyer, car ie me suis maintenant proposé d’ausres occupations, et ie croy qu’il seroit trop tard pour executer le dessein qui m’avoit obligé de vous mander à l’autre voyage, que si c’estoit un livre bien Clerselier I, 505 fait, et qu’il tombast entre mes mains, ie tascherois d’y faire sur le champ quelque réponse ; C’est que ie pensois qu’encore qu’il n’y eust que trente-cinq exemplaires de ce livre, toutesfois s’il estoit bien fait, qu’on en feroit une seconde impression, et qu’il auroit grand cours entre les curieux ; quelques deffenses qui en pussent estre faites. Or ie m’estois imaginé un remede pour empescher cela, qui me sembloit plus fort que toutes les deffenses de la insticeiustice ; qui estoit, avant qu’il se fist une autre impression de ce livre en cachette, d’en faire faire une avec permission, et adjouter apres chaque periode, ou chaque chapitre, des raisons qui prouvassent tout le contraire des siennes, et qui en découvrissent les faussetez. AT I, 149 Car ie pensois que s’il se vendoit ainsi tout entier publiquement avec sa réponse, on ne daigneroit pas le vendre en cachette sans réponse ; et ainsi que personnè n’en aprendroit la fausse doctrine, qui n’en fust des-abusé au mesme temps ; au lieu que les réponses separées qu’on fait à semblables livres sont d’ordinaire de peu de fruit, pource que chacun ne lisant que les livres qui plaisent à son humeur, ce ne sont pas les mesmes qui ont lû les mauvais livres, qui s’amusent à examiner les réponses. Vous me direz ie m’assure, que c’est à sçavoir si i’eusse pû répondre aux raisons de cét Autheur ; à quoy ie n’ay rien à dire, sinon que i’y eusse au moins fait tout mon possible, et qu’ayant plusieurs raisons qui me persuadent, et qui m’assurent le contraire de ce que vous m’avez mandé estre en ce livre, j’osois esperer qu’elles le pourroient aussi persuader à quelques autres ; et que la verité expliquée par un Esprit médiocre, devoit estre plus forte que le mensonge, fust-il maintenu par les plus habiles gens qui fussent au monde.

Pour les veritez eternelles, ie dis derechef que sunt tantum veræ aut possibiles, quia Deus illas veras aut possibiles cognoscit, non autem contras veras à Deo cognosci, quasi independenter ab illo sint veræ. Et si les hommes entendoient bien le sens de leurs paroles, ils ne pourroient iamais dire sans Clerselier I, 506 blaspheme, que la verité de quelque chose precede la connoissance que Dieu en a, car en Dieu ce n’est qu’un de vouloir et de connoistre ; de sorte que ex hoc ipso quod aliquid velit, ideò cognoscit, et ideò tantum talis res est vera. Il ne faut donc pas dire AT I, 150 que si Deus non esset, nihilominus istæ veritates essent veræ, car l’existence de Dieu est la premiere et la plus eternelle de toutes les veritez qui peuvent estre, et la seule d’où procedent toutes les autres. Mais ce qui fait qu’il est aisé en cecy de se méprendre, c’est que la plus-part des hommes ne considerent pas Dieu comme un estre infini et incomprehensible, et qui est le seul Autheur duquel toutes choses dependent : Mais ils s’arrestent aux syllabes de son nom, et pensent que c’est assez le connoître, si on sçait que Dieu veut dire le mesme que ce qui s’appelle Deus en latin, et qui est adoré par les-hommes. Ceux qui n’ont point de plus hautes pensées que cela, peuvent aisément devenir Athées ; Et pource qu’ils comprennent parfaitement les veritez mathematiques, et non pas celle de l’existence de Dieu, ce n’est pas merveille s’ils ne croyent pas qu’elles en dependent. Mais ils devroient iuger au contraire, que puisque Dieu est une cause dont la puissance surpasse les bornes de l’entendement humain, et que la necessité de ces veritez n’excede point nostre connoissance, qu’elles sont quelque chose de moindre, et de sujet à cette puissance incomprehensible. Ce que vous dites de la production du Verbe ne repugne point ce me semble à ce que ie dis ; mais ie ne veux pas me mesler de la Theologie, i’y peur mesme que vous ne iugiez que ma Philosophie s’emancipe trop, d’oser dire son avis touchant des matieres si relevées.

Pour le libre Arbritre, ie suis entierement d’accord avec le R. P. Et pour expliquer encore plus nettement mon opinion, ie desire premierement que l’on remarque, que l’Indifference me semble signifier proprement cet état dans lequel la volonté se trouve, lors qu’elle n’est point portée par la connoissance de ce qui est vray, ou de ce qui Clerselier I, 507 est bon, à suivre un party plutost que l’autre ; Et c’est en ce sens que ie l’ay prise, quand i’ay dit que le plus bas degré de la liberté consistoit à se pouvoir determiner aux choses ausquelles nous sommes tout à fait indifferens. Mais peut-estre que par ce mot d’Indifference il y en a d’autres qui entendent cette faculté positive que nous avons de nous determiner à l’un ou à l’autre de deux contraires, c’est à dire, à poursuivre ou à fuïr, à affirmer ou à nier une mesme chose. Surquoy i’ay à dire que ie n’ay iamais nié que cette faculté positive se trouvast en la volonté ; Tant s’en faut, i’estime qu’elle s’y rencontre, non seulement toutes les fois qu’elle se determine à ces sortes d’actions, où elle n’est point emportée par le pois d’aucune raison vers un costé plutost que vers un autre ; mais mesme qu’elle se trouve mélée dans toutes ses autres actions ; en sorte qu’elle ne se determine iamais qu’elle ne la mette en usage ; iusques-là que lors mesme qu’une raison fort évidente nous porte à une chose, quoy que Morallement parlant il soit difficile que nous puissions faire le contraire ; parlant neantmoins Absolument nous le pouvons : Car il nous est tousiours libre de nous empescher de poursuire un bien qui nous est clairement connu, ou d’admettre une verité évidente, pourvû seulement que nous pensions que c’est un bien de témoigner par là liberté de nostre franc-arbitre. De plus, il faut remarquer que la liberté peut estre considerée dans les actions de la volonté, ou avant qu’elle soient exercées, ou au moment mesme qu’on les exerce. Or il est certain qu’estant considerée dans les actions de la volonté avant qu’elles soient exercées, elle emporte avec soy l’Indifference, prise dans le second sens que ie la viens d’expliquer, et non point dans le premier. C’est à dire, qu’avant que nostre volonté se soit determinée, elle est tousiours libre, ou a la puissance de choisir l’un ou l’autre de deux contraires, mais elle n’est pas tousiours indifferente ; au contraire, nous ne deliberons iamais qu’à dessein de nous oster de cet état où nous ne sçavons quel party Clerselier I, 508 prendre, où pour nous empescher d’y tomber. Et bien qu’en poposant nostre propre iugement aux commandemens des autres, nous ayons coutume de dire que nous sommes plus libres à faire les choses dont il ne nous est rien commandé, et où il nous est permis de suivre nostre propre iugement, qu’à faire celles qui nous sont commandées, ou deffendües. Toutesfois en opposant nos iugemens, ou nos connoissances les unes aux autres, nous ne pouvons pas ainsi dire que nous soyons plus libres à faire les choses qui ne nous semblent ny bonnes ny mauvaises, ou dans lesquelles nous voyons autant de mal que bien, qu’à faire celles ou nous appercevons beaucoup plus de bien que de mal. Car la grandeur de la liberté consiste, ou dans la grande facilité que l’on a à se determiner, ou dans le grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, encore que nous connoissions le meilleur. Or est-il que si nous embrassons les choses que nostre raison nous persuade estre bonnes, nous nous determinons alors avec beaucoup de facilité ; que si nous faisons le contraire, nous faisons alors un plus grand usage de cette puissance positive ; Et ainsi nous pouvons tousiours agir avec plus de liberté touchant les choses ou nous voyons plus de bien que de mal, que touchant celles que nous appellons Indifferentes. Et en ce sens-là aussi, il est vray de dire que nous faisons beaucoup moins librement les choses qui nous sont commandées, et ausquelles sans cela nous ne nous porterions iamais de nous-mesmes, que nous ne faisons celles qui ne nous sont point commandées : D’autant que le iugement, qui nous fait croire que ces choses-là sont difficiles, s’opose à celuy qui nous dit qu’il est bon de faire ce qui nous est commandé ; lesquels deux iugemens, d’autant plus également ils nous meuvent, et plus mettent ils en nous de cette indifference prise dans le sens que i’ay le premier expliqué, c’est à dire, qui met la volonté dans un état à ne sçavoir à quoy se determiner. Maintenant la liberté estant considerée dans les actions de la Clerselier I, 509 volonté au moment mesme qu’elles sont exercées, alors elle ne contient aucune indifference, en quelque sens qu’on la veüille prendre ; parce que ce qui se fait, ne peut pas ne se point faire, dans le tems mesme qu’il se fait : Mais elle consiste seulement dans la facilité qu’on a d’operer, laquelle à mesure qu’elle croist, à mesure aussi la liberté augmente ; Et alors faire Librement une chose, ou la faire volontiers, ou bien la faire Volontairement, ne sont qu’une mesme chose. Et c’est en ce sens-là que i’ay écrit, que ie me portois d’autant plus Librement à une chose, que i’y estois poussé par plus de raisons, parce qu’il est certain que nostre volonté se meut alors plus facilement, et avec plus d’impetuosité.

AT I, 348 Ie trouve que vous avez bien mauvaise opinion de moy, et que vous me iugez bien peu ferme et peu resolu en mes actions, de penser que ie doive deliberer sur ce que vous me mandez de changer mon dessein, et de joindre mon premier discours à ma Physique, comme si ie la devois donner au Libraire dés aujourd’huy à lettre veuë ; Et ie n’ay sçeu m’empescher de rire en lisant l’endroit où vous dites, que i’oblige le monde à me tuër, afin qu’on puisse voir plutost mes écrits ; à quoy ie n’ay autre chose à répondre, sinon AT I, 349 qu’ils sont déja en lieu et en état que ceux qui m’auroient tué, ne les pourroient iamais avoir, et que si ie ne meurs fort à loisir, et fort satisfait des hommes qui vivent, ils ne se verront assurement de plus de cent ans apres ma mort. Ie vous ay beaucoup d’obligation des objections que vous m’ecrivez, et ie vous suplie de continuer à me mander toutes celles que vous oyrez, et ce en la façon la plus desavantageuse pour moy qu’il se pourra ; ce sera le plus grand plaisir que vous me puissiez faire ; car ie n’ay point coutume de me plaindre pendant qu’on pense mes blessures, et ceux qui me feront la faveur de m’instruire, et qui m’enseigneront quelque chose, me trouveront tousiours fort docile. Mais ie n’ay sceu bien entendre ce que vous objectez touchant le titre ; car ie ne mets Clerselier I, 510 pas Traité de la Methode, mais Discours de la Methode, ce qui est le mesme que Preface ou Advis touchant la Methode, pour monstrer que ie n’ay pas dessein de l’enseigner, mais seulement d’en parler. Car comme on peut voir de ce que i’en dis, elle consiste plus en Pratique qu’en Theorie, et ie nommé les traitez suivans des essais de cette Methode, pource que ie pretens que les choses qu’ils contiennent n’ont pû estre trouvés sans elle, et qu’on peut connoistre par eux ce qu’elle vaut : comme aussi i’ay inferé quelque chose de Methaphysique, de Physique, et de Medecine dans le premier discuors, pour monstrer qu’elle s’éntend à toutes sortes de matieres. Pour vostre seconde objection, à sçavoir, que ie n’ay pas expliqué assez au long, d’où ie connois que l’Ame est une substance distincte du Cors, dont la AT I, 350 Nature n’est que de penser, qui est la seule chose qui rend obscure la domonstration touchant l’existence de Dieu ; i’auoüe que ce que vous en écrivez est tres-vray, et aussi que cela rend ma demonstration touchant l’existence de Dieu mal-aisée à entendre ; mais ie ne pouvois mieux traiter cette matiere, qu’en expliquant amplement la fausseté ou l’incertitude qui se trouve en tous les iugemens qui dependent du sens ou de l’imagination, afin de monstrer en suite quels sont ceux qui ne dépendent que de l’entendement pur, et combien ils sont évidens et certains. Ce que i’ay obmis tout à dessein, et par consideration, et principalement à cause que i’ay écrit en langue vulgaire, de peur que les esprits foibles venant à embrasser d’abord avidement les doutes et scrupules qu’il m’eust fallu proposer, ne pussent apres comprendre en mesme façon les raisons par lesquelles i’eusse tasché de les oster, et ansi que ie les eusse engagez dans un mauvais pas, sans peut-estre les en tirer. Mais il y a environ huit ans que i’ay écrit en latin un commencement de Metaphysique, où cela est deduit assez au long, et si l’on fait une version latine de ce livre, comme on s’y prepare, ie l’y pourray faire mettre. Cependant ie me persuade que ceux qui prendront Clerselier I, 511 bien garde à mes raisons touchant l’existence de Dieu, les trouveront dautant plus demonstratives, qu’ils mettront plus de peine à en chercher les defauts ; et ie les prétens plus claires en elles-mesmes qu’aucune des demonstrations des Geomettres ; en sorte qu’elles ne me semblent obscures, qu’au regard de ceux qui ne sçavent AT I, 351 pas abducere mentem à sensibus, suivant ce que i’ay écrit en la page 38.

Ie vous ay une infinité d’obligations de la peine que vous vous offrez de prendre pour l’impression de mes écrits ; mais s’il y falloit faire quelque dépense, ie n’aurois garde de souffrir que d’autres que moy la fissent, et ne manquerois pas de vous envoyer tout ce qu’il faudroit. Il est vray que ie ne croy pas qu’il en fust grand besoin, au moins y a-t’il eu des Libraires qui m’ont fait offrir un present, pour leur mettre ce que ie ferois entre les mains, et cela dés auparavant mesme que ie sortisse de Paris, ny que i’eusse commencé à rien écrire. De sorte que ie iuge qu’il y en pourra encore avoir d’assez foux pour les imprimer à leurs dépens, et qu’il se trouvera aussi des Lecteurs assez faciles pour en acheter les exemplaires, et les relever de leur folie. Car quoy que ie fasse ie ne m’en cacheray point comme d’un crime ; mais seulement pour éviter le bruit, et me retenir la mesme liberté que i’ay euë iusques icy ; de sorte que ie ne craindray pas tant si quelques-uns sçavent mon nom ; mais maintenant ie suis bien-aise qu’on n’en parle point du tout, afin que le monde n’attende rien, et que ce que ie feray, ne soit pas moindre que ce qu’on auroit attendu. Ie me mocque avec vous des imaginations de ce Chymiste dont vous m’écrivez, et croy que semblables chymeres ne meritent pas d’occuper un seul moment les pensées d’un honneste homme. Ie suis, etc.