AT IV, 111 MON REVEREND PERE,
Ie sçay qu’il est tres-mal aisé d’entrer dans les pensées d’autruy, et l’experience m’a fait connoistre combien les miennes semblent difficiles à plusieurs ; ce qui fait que ie vous ay grande obligation de la peine que vous avez prise à les examiner ; Et ie ne puis avoir que tres-grande opinion de vous, en voyant que vous les possedez de telle sorte, qu’elles sont maintenant plus vostres que miennes. Et les difficultez qu’il vous a plû me proposer, sont plutost dans la matiere, et dans le defaut de mon expression, que dans aucun defaut de vostre intelligence, car vous avez ioint la solution des principales, mais ie ne lairray pas de dire icy mes sentimens de toutes.
I’avouë bien que, dans les causes Physiques et Morales, qui sont particulieres et limitées, on éprouve souvent que celles qui produisent quelque effet ne sont pas capables d’en produire plusieurs autres qui nous paroissent moindres ; ainsi un homme qui peut produire un autre homme ne peut pas produire une fourmy, et un Roy qui se fait obeïr par tout un peuple, ne se peut quelquefois faire obeïr par un cheval. Mais quand il est question d’une cause universelle et indeterminée, il me semble que c’est une notion commune tres-evidente que
Il importe peu que ma seconde demonstration fondée sur nostre propre existence soit considerée comme differente de la premiere, ou seulement comme une explication de cette premiere. Mais ainsi que c’est un effet de Dieu de m’avoir crée, aussi en est-ce un d’avoir mis en moy son idée ; et il n’y a aucun effet venant de luy, par lequel on ne puisse demonstrer son existence. Toutesfois il me semble que toutes ces demonstrations prises des effets reviennent à une, et mesme qu’elles ne sont pas accomplies si ces effets ne nous sont évidens (c’est pourquoy i’ay plutost consideré ma propre existence, que celle du Ciel et de la terre, de laquelle ie ne suis pas si certain,) et si nous n’y joignons l’idée que nous avons de Dieu ; car mon ame estant finie, ie ne puis connoistre que l’ordre des causes n’est pas infiny, sinon entant que i’ay en moy cette idée de la premiere cause ; et encore qu’on admette une premiere cause qui me conserve, ie ne puis dire qu’elle soit Dieu, si ie n’ay veritablement l’idée de Dieu : Ce que i’ay insinué en ma réponse aux premieres objections, mais en peu de mots, afin de ne point mépriser les raisons des autres, qui admettent communement que non datur progressus in infinitum ; et moy ie AT IV, 113 ne l’admets pas ; au contraire, ie croy que datur reverà talis progressus in divisione partium materiæ, comme on verra dans mon traité de Philosophie qui s’acheve d’imprimer.
Ie ne sçache point avoir determiné que Dieu fait toûjours ce qu’il connoist estre le plus parfait, et il ne me semble pas qu’un esprit finy puisse iuger de cela : Mais i’ay tasché d’éclaircir la difficulté proposée touchant la cause des erreurs, en suposant que Dieu ait crée le monde tres-parfait ; pour ce que suposant le contraire cette difficulté cesse entierement.
Clerselier I, 521Ie vous suis bien obligé de ce que vous m’aprenez les endroits de saint Augustin qui peuvent servir pour authoriser mes opinions, quelques autres de mes amis avoient déjà fait le semblable ; et i’ay tres-grande satisfaction de ce que mes pensées s’accordent avec celles d’un si saint et si excellent Personnage. Car ie ne suis nullement de l’humeur de ceux qui desirent que leurs opinions paroissent nouvelles ; au contraire j’accommode les miennes à celles des autres, autant que la verité me le permet.
Ie ne mets autre difference entre l’Ame et ses idées, que comme entre un morceau de cire, et les diverses figures qu’il peut recevoir ; et comme ce n’est pas pro prement une action, mais une passion en la cire, de recevoir diverses figures, il me semble que c’est aussi une passion en l’Ame de recevoir telle ou telle idée, et qu’il n’y a que ses volontez qui soient des actions ; et que ses idées sont mises en elle, partie par les objets qui AT IV, 114 touchent les sens, partie par les impressions qui sont dans le cerveau, et partie aussi par les dispositions qui ont precedé en l’Ame mesme, et par les mouvemens de sa volonté ; Ainsi que la cire reçoit ses figures, partie des autres cors qui la pressent, partie des figures ou autres qualitez qui sont desia en elle, comme de ce qu’elle est plus ou moins pesante ou molle etc. et partie aussi de son mouvement, lors qu’ayant esté agitée, elle a en soy la force de continuer à se mouvoir.
Pour la difficulté d’apprendre les sciences, qui est en nous, et celle de nous representer clairement les idées qui nous sont naturellement connuës, elle vient des faux préjugez de notre enfance, et des autres causes de nos erreurs, que i’ay tasché d’expliquer assez au long en l’écrit que i’ay sous la presse. Pour la memoire, ie croy que celle des choses materielles dépend des vestiges qui demeurent dans le cerveau, aprés que quelque image y a esté imprimée : Et que celle des choses intellectuelles depend de quelques autres vestiges qui demeurent en la pensée mesme, mais ceux-cy sont tout d’un autre genre que ceux-là, et ie ne les sçaurois Clerselier I, 522 expliquer par aucun exemple tiré des choses corporelles, qui n’en soit fort different ; au lieu que les vestiges du cerveau le rendent propre à mouvoir l’ame, en la mesme façon qu’il l’avoit meuë auparavant, et ainsi à la faire souvenir de quelque chose, tout de mesme que les plis qui sont dans un morceau de papier, ou dans un linge, font qu’il est plus propre à estre plié derechef AT IV, 115 comme il a esté auparavant, que s’il n’avoit iamais esté ainsi plié.
L’erreur morale qui arrive quand on croit avec raison une chose fausse, pource qu’un homme de bien nous la ditte, etc. ne contient aucune privation, lors que nous ne l’assurons que pour regler les actions de nostre vie, en chose que nous ne pouvons moralement sçavoir mieux ; et ainsi ce n’est point proprement une erreur ; mais s’en seroit une, si nous l’assurions comme une verité de Physique, pour ce que le témoignage d’un homme de bien ne suffit pas pour cela.
Pour le libre arbitre, ie n’ay point vû ce que le R. P. Petau en a écrit ; mais de la façon que vous expliquez vostre opinion sur ce sujet, il ne me semble pas que la mienne en soit fort éloignée. Car premierement ie vous supplie de remarquer, que ie n’ay point dit que l’homme ne fust indifferent que là où il manque de connoissance ; mais bien qu’il est d’autant plus indifferent qu’il connoist moins de raisons qui le poussent à choisir un party plutost que l’autre ; ce qui ne peut ce me semble estre nié de personne. Et ie suis d’accord avec vous, en ce que vous dites qu’on peut suspendre son iugement ; mais i’ay tasché d’expliquer le moyen par lequel on le peut suspendre : Car il est AT IV, 116 ce me semble certain que
AT IV, 117 Pour les animaux sans raison, il est évident qu’ils ne sont pas libres, à cause qu’ils n’ont pas cette puissance positive de se determiner ; mais c’est en eux une pure negation de n’estre pas forcez ny contraints. Rien ne m’a empesché de parler de la liberté que nous avons à suivre le bien ou le mal, sinon que i’ay voulu éviter autant que i’ay pû les controverses de la Theologie, et me tenir dans les bornes de la Philosophie naturelle. Mais ie vous avoüe qu’en tout ce ou il y a occasion de pecher, il y a de l’indifference ; et ie ne croy point que pour mal faire il soit besoin de voir clairement que ce que nous faisons est mauvais, il suffit de le voir confusement, ou seulement de se souvenir qu’on a jugé autrefois que cela l’estoit, sans le voir en aucune façon, c’est à dire, sans avoir attention aux raisons qui le prouvent ; car si nous le voyons clairement, il nous seroit impossible de pecher, pendant le temps que nous le verrions Clerselier I, 524 en cette sorte ; c’est pourquoy on dit que
Pour la difficulté de concevoir, comment il a esté libre et indifferent à Dieu de faire qu’il ne fust pas vray, que les trois angles d’un triangle fussent égaux à deux droits, ou generalement que les contradictoires ne peuvent estre ensemble, on la peut aisement oster, en considerant que la puissance de Dieu ne peut avoir aucunes bornes, puis aussi en considerant que nostre esprit est finy, et creé de telle nature qu’il peut concevoir comme possibles les choses que Dieu a voulu estre veritablement possibles, mais non pas de telle, qu’il puisse aussi concevoir comme possibles, celles que Dieu auroit pû rendre possibles, mais qu’il a toutesfois voulu rendre impossibles. Car la premiere consideration nous fait connoistre que Dieu ne peut avoir esté determiné à faire qu’il fust vray, que les contradictoires ne peuvent estre ensemble, et que par consequent il a pû faire le contraire ; puis l’autre nous assure que bien que cela soit vray, nous ne devons point tascher de le comprendre, pour ce que nostre nature n’en est pas capable. Et encore que Dieu ait voulu que quelques veritez fussent necessaires, ce n’est pas à dire qu’il les ait necessairement vouluës ; car c’est toute autre chose de vouloir qu’elle fussent Clerselier I, 525 necessaires, et de le vouloir necessairement, ou d’estre necessité AT IV, 119 à le vouloir. I’avoüe bien qu’il y a des contradictions qui sont si évidentes, que nous ne les pouvons representer à nostre esprit, sans que nous les iugions entierement impossibles, comme celle que vous proposez. Que Dieu auroit pû faire que les creatures ne fussent point dependantes de luy ; Mais nous ne nous les devons point representer pour connoistre l’immensité de sa puissance, ny concevoir aucune preference ou priorité entre son entendement et sa volonté ; car l’idée que nous avons de Dieu nous apprend qu’il n’y a en luy qu’une seule action toute simple et toute pure ; ce que ces mots de S. Augustin expriment fort bien,
Ie distingue les lignes des superficies, et les points des lignes, comme un mode d’un autre mode, mais ie distingue le cors des superficies, des lignes, et des points qui le modifient, comme une substance de ses modes ; et il n’y a point de doute que quelque mode qui appartenoit au pain demeure au saint Sacrement, vû que sa figure exterieure, qui est un mode, y demeure. Pour l’extension de IESUS-CHRIST en ce S. Sacrement, ie ne l’ay point expliquée, pource que ie n’y ay pas esté obligé, et que ie m’abstiens le plus qu’il m’est possible des questions de Theologie, et mesme que le Concile de Trente a dit qu’il y est ea existendi ratione quam verbis exprimere vix possumus ; Lesquels mots i’ay inserez à dessein, à la fin de ma réponse aux quatriémes objections, pour m’exempter de l’expliquer. AT IV, 120 Mais i’ose dire, que si les hommes estoient un peu plus accoutumez qu’ils ne sont à ma façon de philosopher, on pourroit leur faire entendre un moyen d’expliquer ce mystere, qui fermeroit la bouche aux ennemis de nostre religion, et auquel ils ne pourroient contredire.
Il y a grande difference entre l’abstraction et l’exclusion ; Si ie disois seulement que l’idée que i’ay de mon Ame ne Clerselier I, 526 me la represente pas dependante du corps, et identifiée avec luy, ce ne seroit qu’une abstraction, de laquelle ie ne pourrois former qu’un argument negatif, qui concluroit mal ; mais ie dis que cette idée me la represente comme une substance qui peut exister, encore que tout ce qui appartient au corps en soit exclus ; d’où ie forme un argument positif, et conclus qu’elle peut exister sans le cors. Et cette exclusion de l’extension se voit fort clairement en la nature de l’Ame, de ce qu’on ne peut concevoir de moitié d’une chose qui pense, ainsi que vous avez tres-bien remarqué. Ie ne voudrois pas vous donner la peine de m’envoyer ce qu’il vous a plû écrire sur le sujet de mes Meditations, pour ce que i’espere aller en France bien tost, où i’auray si ie puis l’honneur de vous voir, et cependant ie vous suplie de me croire, etc.