AT V, 352

A MONSIEUR CLERSELIER.

LETTRE CXIX.

AT V, 353 MONSIEUR,
Ie ne m’étendray point icy à vous remercier de tous les soins et des précautions dont il vous a plû user, afin que les lettres que i’ay eu l’honneur de recevoir du païs du Nord ne manquassent pas de tomber entre mes mains ; car ie vous suis d’ailleurs si acquis, et i’ay tant d’autres preuves de vostre amitié que cela ne m’est pas nouveau. Ie vous diray seulement qu’il ne s’en est égaré aucune, et que ie me resous au voyage auquel i’ay esté convié par les dernieres, bien que i’y aye eu d’abord plus de repugnance que vous ne pourriez peut-estre imaginer. Celuy que i’ay fait à Paris l’Esté passé m’avoit rebuté ; et ie vous puis assurer que l’estime extraordinaire que ie fais de Monsieur Chanut, et l’assurance que i’ay de son amitié, ne sont pas les moins principales raisons qui m’ont fait resoudre.

Pour le traitté des Passions ie n’espere pas qu’il AT V, 354 soit imprimé qu’apres que ie seray en Suede, car i’ay esté negligent à le revoir, et y adjouster les choses que vous avez iugé y manquer, lesquels l’augmenteront d’un tiers, car il contiendra trois parties, dont la premiere sera des passions Clerselier I, 538 en general, et par occasion de la nature de l’Ame, etc. la seconde des six passions primitives, et la troisiéme de toutes les autres.

Pour ce qui est des difficultez qu’il vous a plû me proposer, ie répons à la premiere, qu’ayant dessein de tirer une preuve de l’existence de Dieu, de l’idée ou de la pensée que nous avons de luy, i’ay crû estre obligé de distinguer premierement toutes nos pensées en certains genres, pour remarquer lesquelles ce sont qui peuvent tromper ; et en monstrant que les chimeres mesme n’ont point en elles de fausseté, prevenir l’opinion de ceux qui pourroient rejetter mon raisonnement, sur ce qu’ils mettent l’idée qu’on a de Dieu au nombre des chimeres. I’ay dû aussi distinguer entre les idées qui sont nées avec nous et celles qui viennent d’ailleurs ou sont faites par nous, et pour prevenir l’opinion de ceux qui pourroient dire que l’idée de Dieu est faite par nous ou acquise par ce que nous en avons oüy dire. De plus i’ay insisté sur le peu de certitude que nous avons de ce que nous persuadent toutes les idées que nous pensons venir d’ailleurs, pour monstrer qu’il n’y en a aucune qui fasse rien connoistre de si certain que celle que nous avons de Dieu. Enfin ie n’auois pû dire qu’il se presente encore AT V, 355 une autre voye, etc. si ie n’avois auparavant rejetté toutes les autres, et par ce moyen preparé les lecteurs à mieux concevoir ce que i’avois à écrire.

2. Ie répons à la seconde, qu’il me semble voir tres clairement qu’il ne peut y avoir de progrés à l’infiny au regard des idées qui sont en moy, à cause que ie me sens finy, et qu’au lieu où i’ay écrit cela, ie n’admets en moy rien de plus que ce que ie connois y estre ; mais quand ie n’ose par apres nier le progrés à l’infiny, c’est au regard des œuvres de Dieu, lequel ie sçay estre infiny, et par consequent que ce n’est pas à moy à prescrire aucune fin à ses ouvrages.

3. A ces mots substantiam, durationem, numerum, etc., i’aurois pû adjouter veritatem perfectionem, ordinem, et plusieurs Clerselier I, 539 autres dont le nombre n’est pas aisé à definir, et on peut disputer de toutes, si elles doivent estre distinguées, ou non, des premieres que i’ay nommées ; Car veritas non distinguitur à re verâ, sive substantiâ, nec perfectio à re perfecta, etc. c’est pourquoy ie me suis contenté de mettre,et si quæ alia sint eiusmodi.

4. Per infinitam substantiam, intelligo, substantiam perfectiones veras et reales actu infinitas et immensas habentem. Quod non est accidens notioni substantiæ superadditum, sed ipsa essentia substantiæ absolutè sumptæ, nullisque defectibus terminatæ, qui defectus ratione substantiæ AT V, 356 accidentia sunt, non autem infinitas, vel infinitudo. Et il faut remarquer que ie ne me sers iamais du mot d’infini pour signifier seulement n’avoir point de fin, ce qui est négatif, et à quoy i’ay appliqué le mot d’indefini ; mais pour signifier une chose réelle, qui est incomparablement plus grande que toutes celles qui ont quelque fin. Or ie dis que la notion que i’ay de l’infini est en moy avant celle du fini ; pour ce que de cela seul que ie conçoy l’estre ou ce qui est, sans penser s’il est fini ou infini, c’est l’estre infini que ie conçoy ; mais afin que ie puisse concevoir un estre fini, il faut que ie retranche quelque chose de cette notion generale de l’estre, laquelle par consequent doit preceder.

6. Est inquam hæc idea summè vera, etc. La verité consiste en l’estre, et la fausseté au non estre seulement, en sorte que l’idée de l’infini comprenant tout l’estre, comprend tout ce qu’il y a de vray dans les choses, et ne peut avoir en soy rien de faux, encore que d’ailleurs on veüille supposer qu’il n’est pas vray que cet estre infini existe.

7. Et sufficit me hoc ipsum intelligere. Nempe sufficit me intelligere hoc ipsum quod Deus à me non comprehendatur ut Deum iuxta rei veritatem et qualis est intelligam, modo præterea iudicem omnes in eo esse perfectiones quas clarè intelligo, et insuper multò plures, quas comprehendere non possum.

AT V, 357 8. Quantum ad parentes, ut omnia vera sint,etc. c’est à dire ; Encore que tout ce que nous avons coustume de croire d’eux soit peut estre vray, à sçavoir, qu’ils ont engendré Clerselier I, 540 nos cors, ie ne puis pas toutesfois imaginer qu’ils m’ayent fait, entant que ie ne me considere que comme une chose qui pense, à cause que ie ne voy aucun raport entre l’action corporelle, par laquelle i’ay coustume de croire qu’ils m’ont engendré, et la production d’une substance qui pense.

Omnem fraudem à defectu pendere, mihi est lumine naturali manifestum ; quia ens in quo nulla est imperfectio non potest tendere in non ens, hoc est, pro fine et instituto suo habere non ens, sive non bonum, sive non verum, hæc enim tria idem sunt. In omni autem fraude esse falsitatem manifestum est falsitatemque esse aliquid non verum, et ex consequenti non ens, et non bonum. Excusez, si i’ay entrelardé cette lettre de latin, le peu de loisir que i’ay eu l’écrivant ne me permet pas de penser aux paroles, et i’ay seulement desir de vous assurer que ie suis, etc.

FIN.