A MONSIEUR CHANUT.

LETTRE II.

MONSIEUR,
Il est vray que i’ay coûtume de refuser d’écrire mes pensées touchant la Morale, et cela pour deux rai AT V, 87 sons ; l’une qu’il n’y a point de matiere d’où les malins puissent plus aysement tirer des pretextes pour calomnier, l’autre que ie croy qu’il n’appartient qu’aux Souverains, ou à ceux qui sont authorisez par eux, de se méler de regler les mœurs des autres. Mais ces deux raisons cessent en l’occasion que vous m’avez fait l’honneur de me donner, en m’écrivant de la part de l’incomparable Reyne auprés de laquelle vous estes, qu’il luy plaist que ie luy écrive mon opinion touchant le Souverain Bien ; car ce commandement m’autorise assez, et i’espere que ce que i’écris ne sera vû que d’elle et de vous : C’est pourquoy ie souhaite avec tant de passion de luy obeïr, que tant s’en faut que ie me reserve, ie voudrois pouvoir entasser en une Lettre tout ce que i’ay iamais pensé sur ce sujet. En effet i’ay voulu mettre tant de choses en celle que ie me suis hazardé de luy écrire, que i’ay peur de n’y avoir rien assez expliqué. Mais pour suppléer à ce défaut, ie vous envoye un Clerselier I, 6 recueil de quelques autres Lettres, ou i’ay deduit plus au long les mesmes choses : Et i’y ay joint un petit traitté des Passions, qui n’en est pas la moindre partie ; car ce sont principalement elles qu’il faut tascher de connoistre, pour obtenir le Souverain Bien que i’ay décrit. Si i’avois aussi osé y ioindre les réponses que i’ay eu l’honneur de reçevoir de la Princesse à qui ces Lettres sont adressées, ce recueil auroit AT V, 88 esté plus accomply, et i’en eusse encore pû adjoûter deux ou trois des miennes, qui ne sont pas intelligibles sans cela ; mais i’aurois dû luy en demander permission, et elle est maintenant bien loin d’icy. Au reste ie ne vous prie point de presenter d’abord ce recueil à la Reyne ; car i’aurois peur de ne pas garder assez le respect et la veneration que ie dois à sa Majesté, si ie luy envoyois des Lettres que i’ay faites pour une autre personne, plustost que de luy écrire à elle-mesme ce que ie pourray iuger luy estre agreable ; mais si vous trouvez bon de luy en parler, disant que c’est à vous que ie les ay envoyées, et qu’apres cela elle desire de les voir, ie seray libre de ce scrupule. Et ie me suis persuadé qu’il luy sera peut-estre plus agreable, de voir ce que i’ay ainsi écrit à une autre, que s’il luy avoit esté adressé ; pource qu’elle pourra s’assurer davantage que ie n’ay rien changé ou déguisé en sa considération. Mais ie vous prie que ces écrits ne tombent point s’il est possible en d’autres mains, et de vous assurer que ie suis autant que ie puis estre
MONSIEUR,
Vostre tres-humble, et tres-obligé
serviteur, DESCARTES.

d’Egmond, ce 20.
Novembre 1647.