Clerselier I, 7 Clerselier I, 7 (béquet) AT IV, 251

A MADAME ELIZABETH, PRINCESSE PALATINE, etc.

LETTRE III.

MADAME,
L’air a tousiours esté si inconstant, depuis que ie n’ay eu l’honneur de voir vostre Altesse, et il y a eu des journées si froides pour la saison, que i’ay eu souvent de l’inquietude et de la crainte, que les eaux de Spa ne fussent pas aussi saines et aussi utiles qu’elles auroient esté en un temps plus serein : et pour ce que vous m’avez fait l’honneur de me témoigner que mes Lettres vous pourroient servir de quelque divertissement, pendant que les Medecins vous recommandent de n’occuper vostre esprit à aucune chose qui le travaille, ie serois mauvais ménager de la faveur qu’il vous a plû me faire, en me permettant de vous écrire, si ie manquois d’en prendre les premieres occasions. Ie m’imagine que la pluspart des Lettres que vous recevez d’ailleurs vous donnent de l’émotion, et qu’avant mesme que de les lire, vous apprehendez d’y AT IV, 252 trouver quelques nouvelles qui vous déplaisent, à cause que la malignité de la Fortune vous a dès long-temps accoutumée à en recevoir souvent de telles ; mais pour celles qui viennent d’icy, vous estes au moins assurée, que si elles ne vous donnent aucun sujet de joye, elles ne vous en donneront point aussi de tristesse, et que vous les pourrez ouvrir à toute heure, sans craindre qu’elles troublent la digestion des eaux que vous prenez. Car n’aprenant en ce desert aucune chose de ce qui se fait au reste du monde, et n’ayant aucunes pensées plus frequentes, que celles qui me representant les vertus de vostre Altesse, Clerselier I, 8 me font souhaiter de la voir aussi heureuse et aussi contente qu’elle merite, ie n’ay point d’autre sujet pour vous entretenir, que de parler des moyens que la Philosophie nous enseigne pour obtenir cette Souveraine Felicité, que les Ames vulgaires attendent en vain de la Fortune, et que nous ne sçaurions avoir que de nous mesmes. L’un de ces moyens qui me semble des plus utiles, est d’examiner ce que les Anciens en ont écrit, et tascher à rencherir par dessus eux, en adjoûtant quelque chose à leurs preceptes ; car ainsi l’on peut rendre ces preceptes parfaitement siens, et se disposer à les mettre en pratique. C’est pourquoy afin de supléer au défaut de mon esprit, qui ne peut rien produire de soy-mesme que ie iuge meriter d’estre lû par vôtre Altesse ; et afin que mes Lettres ne soient pas entierement vuides et inutiles, ie me propose de les remplir doresnavant des considerations que ie tireray de la lecture AT IV, 253 de quelque Livre, à sçavoir de celuy que Seneque a écrit, de vita beata, si ce n’est que vous aimiez mieux en choisir un autre, ou bien que ce dessein vous soit desagreable. Mais si ie voy que vous l’aprouviez, ainsi que ie l’espere, et principalement aussi s’il vous plaist de m’obliger tant, que de me faire part de vos remarques touchant le mesme Livre, outre qu’elles serviront de beaucoup à m’instruire, elles me donneront occasion de rendre les miennes plus exactes, et ie les cultiveray avec dautant plus de soin, que ie iugeray que cét entretien vous sera plus agreeable : car il n’y a rien au monde que ie desire avec plus de zele, que de témoigner en tout ce qui peut estre de mon pouvoir, que ie suis,

MADAME,
De V. Altesse.
Le tres-humble et tres-obeïssant
serviteur, DESCARTES.