AT II, 362

RESPONSE DE MONSIEUR DESCARTES,
A LA REPLIQUE DE M. MORIN.

LETTRE LXII.

MONSIEUR,
Vos intentions paroissent si justes, et vostre courtoisie AT II, 363 si grande, que ie pense estre obligé de faire mon mieux, pour satisfaire à tout ce qu’il vous a plû derechef me proposer.

4. Vous commencez par le quatriéme article de mes réponses, où ie ne nie pas que le mot d’action ne se prenne pour le mouvement ; mais ie dis que sa signification est plus generale, et qu’il se prend aussi pour l’inclination à se mouvoir : Car par exemple, si deux aveugles tenans un mesme baston le poussent si également l’un à l’encontre de l’autre, que ce baston ne se meuve point du tout, et aussi-tost apres qu’ils le tirent si également, qu’ils ne le remuent non plus qu’auparavant ; Et ainsi que l’un faisant divers efforts, l’autre en fasse en mesme temps de contraires, qui leurs soient si iustement égaux que le baston demeure tousiours immobile ; Il est certain que chacun de ces aveugles par cela seul que ce baston est sans mouvement peut sentir que l’autre aveugle le pousse, ou le tire Clerselier I, 235 avec pareille force que luy ; Et ce qu’il sent ainsi en ce bâton, à sçavoir, sa privation de mouvement en tels et tels divers cas, se peut nommer les diverses actions qui sont imprimées en luy, par les divers efforts de l’autre aveugle. Car lors que ce dernier le tire, il ne fait pas sentir au premier la mesme action que lors qu’il le pousse, etc.

5. Encore que le mot de comme pûst estre pris en quelque autre sens, on ne doit pas ce me semble me refuser de l’entendre au sens que i’ay expliqué, car il est entierement selon l’usage.

6. Le mobile dans les corps lumineux est leur propre matiere ; le moteur est le mesme qui meut tous les AT II, 364 Cieux ; le mouvement est l’action par laquelle les parties de cette matiere changent de place : Mais pour la forme acquise par luy, si ce n’est que vous nommiez ainsi ce changement de place, elle est un estre philosophique qui m’est inconnu.

7. Un corps en peut bien pousser un autre en ligne droite sans se mouvoir pour cela en ligne droite ; Comme on voit qu’une pierre qui tourne en rond dans une fronde, pousse le milieu de cette fronde, et par mesme moyen tire la corde suivant des lignes droites, qui tendent de tous costez du centre de son mouvement vers sa circonference. Or afin que ie me declare icy un peu davantage que ie n’ay cy-devant voulu faire, ie vous diray que pour la Lumiere du Soleil, ie ne conçoy autre chose sinon qu’il est composé d’une matiere tres-fluide, laquelle tourne continuellement en rond autour de son centre avec une tres-grande vitesse, au moyen dequoy elle presse de tous costez la matiere dont le Ciel est composé, laquelle n’est autre chose que cette matiere subtile qui s’estend sans interruption depuis les astres iusques à nos yeux ; et ainsi par son entremise nous fait sentir cette pression du Soleil, qui s’appelle Lumiere : Ce qui doit, ce me semble, faire cesser la pluspart des difficultez que vous proposez. Ie sçay bien que vous en pouvez tirer derechef plusieurs autres de cecy, Clerselier I, 236 mais i’aurois aussi plusieurs réponses à y faire, qui sont déja toutes prestes, AT II, 365 et nous n’aurions iamais achevé, si ie n’expliquois toute ma Physique.

8. 9. et 10. Ie n’ay besoin pour prouver l’existence de cette matiere, que de faire considerer qu’il y a des pores en tous les cors sensibles, ou de moins en plusieurs, comme on voit à l’œil dans le bois, dans le cuir, dans le papier, etc. Et que ces pores estant si estroits que l’air ne les peut penetrer, ils ne doivent pas pour cela estre vuides ; d’où il suit qu’ils doivent estre remplis d’une matiere plus subtile que n’est celle dont ces cors sont composez, à sçavoir, de celle dont ie parle. Et pour les divers mouvemens de cette matiere subtile, ils se demonstrent assez par ceux des cors dans les pores desquels elle passe ; Car estant tres-fluide comme elle est, il faudroit des miracles pour empescher qu’elle ne se mûst en toutes les diverses façons qu’elle peut estre poussée par eux.

11. Vous pourriez ainsi objecter à ceux qui disent que le son n’est autre chose hors de nous, qu’un certain tremblement d’air qui frape nos aureilles, que ce sentiment du son est donc premier que les cors sonnants, et qu’il n’y auroit point de tels cors au monde, s’il n’y avoit point d’animal pour ouïr les sons, etc. Et il me suffit de répondre, que les cors lumineux ont en eux tout ce pourquoy on les nomme lumineux, c’est à dire, tout ce qu’ils doivent avoir pour nous faire sentir la Lumiere, avant qu’ils nous la fassent sentir ; Et qu’ils ne lairroient pas d’avoir en eux la mesme chose, encore qu’il n’y eust point d’animal au monde qui eust des yeux.

AT II, 366 12. Le mouvement, ou plutost l’inclination à se mouvoir en ligne droite, que i’attribüe à la matiere subtile, se prouve assez par cela seul que les rayons de la Lumiere s’étendent en ligne droite ; Et ie démontre son mouvement circulaire en la page 257. avec les suivantes ; Et enfin les autres suivent tous de cela seul qu’elle est tres-fluide.

Clerselier I, 237 13. Il me semble que mon texte monstre bien clairement qu’en la page 258. par les boules que i’y fais entrer dans l’eau, et estre détournées par la resistance de cette eau suivant l’ordre des chifres 1, 2, 3, 4 ; i’entens parler de boules qui sont de quelque matiere sensible, et non point des petites parties de la matiere subtile ; Car en ce mesme lieu page 258. ie les fais tourner tout au rebours, en disant que lors que les boules q, et R vont plus viste que les autres, cela explique l’action du rayon DF, etc. Et i’ay dû me servir de ces boules sensibles, pour expliquer leur tournoyement, plutost que des parties de la matiere subtile qui sont insensibles ; afin de soumettre mes raisons à l’examen des sens, ainsi que ie tasche tousiours de faire.

Ie passe icy aux articles du second ordre.

1. et 2. Ie puis bien avoir donné diverses descriptions ou explications de la Lumiere qui soient vrayes, sans en avoir donné pour cela aucune exacte définition au sens de l’école, per genus et differentiam, qui est ce que ie dis n’avoir point eu dessein de faire, afin d’éviter par ce moyen les difficultez superflües qui en pouvoient naistre, ausquelles sont fort semblables celles qui suivent. Car de dire que si lux n’est autre AT II, 367 chose que l’action du Soleil, il n’a donc point de Lumiere de sa nature ; Et que la Lumiere est un estre plus actuel et plus absolu que le mouvement ; Et qu’il n’y a que Dieu seul qui agisse par son essence, etc. C’est former des difficultez en paroles, où il n’y en a point du tout en effet : Non plus que si ie disois qu’une horloge à roües ne monstre les heures que par le mouvement de son aiguille, et que sa qualité de montrer les heures n’est point un estre plus actuel et plus absolu que son mouvement, et que ce mouvement est en elle de sa nature et de son essence, à cause qu’elle cesseroit d’estre horloge si elle ne l’avoit point, etc. Ie sçay bien que vous direz que la forme de cette horloge n’est qu’artificielle, au lieu que celle du Soleil est naturelle et substantielle ; Mais ie répons que cette distinction ne regarde que la cause de ces formes, et Clerselier I, 238 non point du tout leur nature, ou du moins que cette forme substantielle du Soleil, entant qu’elle differe des qualitez qui se trouvent en sa matiere, est derechef un estre philosophique qui m’est inconnu.

3. Il est vray que les comparaisons dont on a coutume d’user dans l’école, expliquant les choses intellectuelles par les corporelles ; les substances par les accidens, ou du moins une qualité par une autre d’une autre espece, n’instruisent que fort peu ; Mais pource qu’en celles dont ie me sers, ie ne compare que des AT II, 368 mouvemens à d’autres mouvemens, ou des figures à d’autres figures, etc. C’est à dire, que des choses qui à cause de leur pitesse ne peuvent tomber sous nos sens à d’autres qui y tombent, et qui d’ailleurs ne different pas davantage d’elles qu’un grand cercle differe d’un petit cercle, ie pretens qu’elles sont le moyen le plus propre pour expliquer la verité des questions Physiques, que l’esprit humain puisse avoir ; iusques-là que lors qu’on assure quelque chose touchant la nature, qui ne peut estre expliquée par aucune telle comparaison, ie pense sçavoir par demonstration qu’elle est fausse. Et pour la comparaison d’un tuyau recourbé que i’ay mise icy, ie pretens qu’elle monstre tres-clairement qu’une puissance fort petite est suffisante pour mouvoir une fort grande quantité d’une matiere qui est tres fluide : Car la pesanteur de l’eau contenüe en ce tuyau ne sert point du tout pour la mouvoir, vû qu’elle ne pese point davantage d’un costé que d’autre Et afin qu’on n’en puisse douter, faisons que ce tuyau ABC, soit courbé en rond tout autour de la terre D, en sorte qu’aucune de ses parties ne soit plus haut que l’autre, excepté seulement un peu aux deux bouts, en autant Clerselier I, 239 d’espace qu’il en faut pour contenir tant soit peu d’eau : Car lors en versant une seule goute en l’un de ces bouts, cela suffira pour AT II, 369 mouvoir toute celle qui est dans ce tuyau, nonobstant qu’elle ne soit d’ailleurs pas plus encline à se remuer d’un costé que d’autre, et qu’elle soit en aussi grande quantité qu’est la matiere subtile que meut une étincelle. Au reste, le nager des poissons, et le vol des oyseaux ne prouve point qu’aucune matiere ait de soy resistance au mouvement local, mais seulement que les parties de l’eau et de l’air se tiennent en quelque façon les unes aux autres, et ne peuvent estre separées fort promptement sans une force assez notable.

4 et 5. Il importe fort peu de penser que l’air soit transparent par sa nature, ou par accident ; Et à ce propos ie vous diray qu’une personne digne de foy m’a dit avoir vû de l’air tellement pressé et condensé dans un tuyau de verre, qu’il y estoit devenu opaque. Pour la matiere subtile, quand ie dis que le mot de Transparent s’attribuë à elle, entant qu’elle est dans les pores de l’air, et des autres tels cors ; ie ne dis pas pour cela qu’il ne se peut attribuer aussi à elle, lors qu’elle est toute pure : Car au contraire il est tres-evident qu’elle doit estre dautant plus transparente, qu’elle est plus pure ; Et il me semble que vous argumentez icy, tout de mesme que si de ce que i’aurois dit, que le Roy a de grans revenus entant qu’il est Duc de Bretagne, vous en tiriez cette consequence, que s’il n’estoit point Duc de Bretagne, il n’auroit donc aucun revenu. Puis à cause que vous dites que ie n’ay peut-estre point attribué de sphere particuliere à cette matiere subtile, de peur qu’elle ne nous empeschast la Lumiere, ie vous demande si apres avoir dit qu’elle AT II, 370 s’étend sans interruption depuis les astres iusques à nous, il est possible de luy attribuer quelqu’autre lieu, ou cela fust à craindre, encore mesme qu’elle fust un cors opaque.

6. I’ay assez expliqué dés le commencement de la Dioptrique page 6. comment un cors fluide peut transmettre Clerselier I, 240 une action en un instant, aussi bien qu’un cors dur comme un baston. Et pour vostre instance des boules qui ne sont pas contiguës, ie vous diray qu’il suffit qu’elles se touchent par l’entremise de quelques autres, comme en vostre figure celles qui sont marquées 4 et 2 s’entretouchent par l’entremise de celle qui est marquée 1, et de sa compagne. Et afin que vous ne doutiez pas que cela ne suffise pour transmettre une action, et mesme pour la transmettre en ligne droite, voyez ces boules enfermées dans un tuyau, ou pressant la premiere marque 1, on presse par mesme moyen les suivantes 2 et 3, par l’entremise des collaterales 4, 5, et 6, 7 ; Et mesme l’action dont on les presse s’étend en ligne droite du point 1, vers le point 8, nonobstant que ces boules ne soient pas arangées en ligne droite. Or lors qu’elles ne sont point ainsi contiguës en quelque cors, il ne peut estre transparent ; et par cela seul vous pouvez entendre pourquoy AT II, 371 il y en a plusieurs qui sont opaques. Au reste, ces boules ainsi contiguës ne transmettent la Lumiere qu’en lignes droites, ou équivalentes aux droites, ce qui est cause qu’on ne peut voir le Soleil en pleine nuit.

7. Icy vous dites que i’avance beaucoup de nouvelles difficultez ; Mais parce que vous n’en designez aucune en particulier, vous ne donnez point occasion d’y satisfaire.

8. Si ie n’ay pas icy assez répondu à vostre difficulté, en disant que ce sont les seules impuretez du verre, qui empeschent qu’il ne soit ainsi transparent en une grande épaisseur qu’en une moindre, il n’y a qu’un mot de plus à y adjouter, qui est que ie nie qu’il fust moins transparent, s’il n’avoit point du tout d’impuretez, encore mesme que Clerselier I, 241 son épaisseur s’étendist depuis le soleil iusques à nous. Et ie m’étonne de ce que vous dites que cela est encore contre l’experience ; car il ne se trouva iamais aucun verre sans impuretez. Ie m’estonne aussi de ce que vous dites que ie n’ay pas satisfait au reste de cét article ; à cause, dites-vous, que les espaces qui sont entre des bales ou des pommes sont fort grans à comparaison des grains de sable, etc. Car pourquoy ne voulez-vous pas qu’il puisse y avoir autant d’inégalité, entre les parties des cors terrestres et celles de la matiere subtile ; Pour moy ie croy qu’il y en a beaucoup davantage ; et puisque vous ne donnez aucune raison pour rendre le contraire plus vray-semblable, ie ne voy point pourquoy vous l’alleguez. Ie ne voy point aussi que i’aye rien obmis, lors que i’ay cité la page 8. ligne 2. où disant que les parties du vin AT II, 372 ne se peuvent mouvoir exactement en ligne droite, i’ay fait entendre le mesme des parties de la matiere subtile ; Et i’ay distingué le rayon materialiter sumptum, qui ne peut presque iamais estre exactement droit, du rayon formaliter sumptum, qui ne peut iamais manquer de l’estre. Mais au lieu de la ligne 2. vous avez pris la ligne 17. et citez des mots ou ie ne parle que des rayons formels, lesquels ie dis devoir estre imaginez exactement droits. Au reste pour faire qu’un cors transparent soit par tout aussi égal à soy-mesme qu’il le sçauroit estre, on ne doit point suposer que ses parties soient arengées d’autre façon, que comme les pommes ou les bales dont i’avois parlé ; et ainsi i’avois, ce me semble, entierement satisfait à vostre objection.

9. Vostre instance de deux hommes qui souflent à l’encontre l’un de l’autre dans un mesme tuyau, ou de deux yeux qui se regardent, est ce me semble assez expliquée, parce que i’ay dit au commencement de cet écrit, touchant un baston qui est poussé par deux aveugles ; Car il faut, s’il vous plaist, vous souvenir, que i’ay fait entendre en divers endroits que l’action ou l’inclination à se mouvoir Clerselier I, 242 est suffisante sans le mouvement, pour nos faire sentir la Lumiere.

Mais ce que ie voy tout au bas de vostre Lettre, à sçavoir, que vous pensez avoir découvert ce que ie prens pour la matiere subtile, en voyant voltiger la poussiere qui paroist en l’air vis à vis de la fente d’une fenestre exposée au Soleil, me fait remarquer que vos AT II, 373 pensees et les miennes sont en cecy fort differentes : Car les moindres parties de cette poussiere sont beaucoup plus grosses que celles de l’air pur, et les moindres de l’air pur sont beaucoup plus grosses que celles que i’attribuë à la matiere subtile, laquelle ie conçoy comme une liqueur continuë qui remplit tous les espaces que les corps plus grossiers n’occupent point, et non pas comme estant composée de parties déjointes, ainsi que sont celles de cette poussiere. Voila ce que i’ay crû devoir répondre à vos dernieres, afin de vous témoigner le desir que i’ay de vous satisfaire, et que ie suis, etc.