Clerselier I, 374

INSTANCES DU MESME MEDECIN DE LOUVAIN A MONSIEUR DESCARTES.

LETTRE LXXIX. Version

MONSIEUR,
Puisque vous desirez sçavoir de quelle sorte vos réponses m’ont satisfait, ie vous diray librement qu’elles ne m’ont pas plainement contenté, et qu’il y a encore certaines choses qui demandent que vous vous expliquiez un peu davantage, si vous voulez me donner une entiere satisfaction.

A ma premiere objection vous dites que quand le cœur est separé du cors, s’il y a quelque partie qui batte, il faut qu’un reste de sang y soit tombé des autres parties superieures ; Mais ie remarque que les parties mesmes, qui pour estre les plus hautes de toutes ne peuvent recevoir de sang d’ailleurs, battent aussi.

Vous adjoutez, que cette objection fait moins contre vous, que contre l’opinion vulgaire de ceux qui croyent que le mouvement du cœur procede de quelque faculté de l’ame. Mais cela ne vous excuse point : Car peut-estre que ny eux ny vous ne connoissez point encore la vraye cause de ce mouvement. Et mesme, quoy que vous disiez, il me semble pouvoir aisément sauver l’opinion vulgaire : Car bien que l’ame ne soit plus dans un cœur humain, quand il est separé du cors, et qu’ainsi il n’y ait plus en luy de faculté ; Toutefois il reste dans le cœur un certain esprit, qui ayant esté l’instrument de l’ame, agit encore par sa vertu, apres qu’elle est sortie ; Et c’est ce qui me fait Clerselier I, 375 croire que l’attraction, la coction, et l’assimilation des alimens se font aussi bien dans le cors d’un homme nouvellement decapité que s’il estoit vivant, tant qu’il y reste de la chaleur, et de cet esprit vivifique.

A ma seconde objection, vous dites que le mouvement des Arteres vient de ce que le sang qui occupe cette partie de la grande Artere, qui est proche du cœur, pousse tout l’autre sang. Ie trouve neantmoins que cela est contraire aux experiences de la Chirurgie. Car par exemple, quand une Artere est offensée et ouverte par quelque fisture, on sçait que ce n’est pas un petit ouvrage, ny une petite peine pour les Chirurgiens que d’arrester le sang : C’est ce qui fait que pour en venir à bout, ils mettent dans la playe des poudres astringeantes, des linges, et ie ne sçay combien d’autres ingrediens ; en sorte que par le moyen de ces cors étrangers qu’ils y fourent à force, ils font que le sang qui est au dessous de la playe ne touche plus à celuy de dessus ; Et cependant le mouvement de l’artere ne s’arreste point au dessous de la playe, mais elle continuë d’y battre, ce qui ne devroit point arriver si ce que vous dites estoit vray ; ny ces corps estrangers ne nagent pas librement avec le sang dans les Arteres, comme vous voulez qu’ils y nagent, pour ne point empescher ce battement, mais ils y sont fixes et pressez, autrement ils n’auroient pû arrester le sang qui sortoit par la playe. Vous adjoustez à cela que si l’on fourre dans une Artere un tuyau assez gros pour remplir toute sa capacité, et qui soit si étroit par le dedans, que le sang ny puisse passer librement, il ne laissera pas d’arrester le mouvement de l’Artere, encore qu’il n’y ait aucune ligature ; Et c’est pour cette mesme raison que vous voulez que les veines ne battent point, etc. Mais qu’elle difference peut-il y avoir ; Que le passage libre du sang soit empesché, ou en mettant un tuyau dans une Artere, ou bien en l’entourant par dehors de quelque cors qui la serre ; ie pense que cela doit avoir le mesme effet ; Et neantmoins, que l’on étrecisse et que l’on serre Clerselier I, 376 tant que l’on voudra les Arteres par dehors, pourvû que leurs Tuniques ne se touchent point, et qu’elles ne soient pas pressées l’une contre l’autre, leur battement ne sera point arresté : ce qui estant hors de doute, ie vous laisse à en tirer la consequence. Ce que vous raportez de la dissection d’un lapin vivant est vray ; Et Galien raporte la mesme chose au livre de adminis. anat. s’étonnant de ce que la baze du cœur est la derniere partie qui batte.

A ma troisiéme objection, vous répondez qu’encore qu’on ne sente pas une grande chaleur dans le cœur des poissons, ils en ont toutesfois plus en cette partie là, qu’en aucune autre ; Ie vous l’accorde. Mais cette chaleur n’est pas si grande qu’elle puisse rarefier leur sang, et encore en si peu de temps. Nos mains sont beaucoup plus chaudes que le cœur des poissons ; Cependant quand elles sont pleines de sang de poisson, elles ne le font point rarefier de la sorte.

Enfin vous avez recours à un certain levain que vous dites estre dans le cœur, et servir à rarefier le sang : Mais ie crains fort que ce levain ne soit une chose vaine et imaginaire ; Et quand il ne le seroit pas ; Comment pourroit-il rarefier le sang si promtement ? Cela est entierement contre l’ordinaire et le naturel du levain. Ie souhaitterois donc, s’il vous plaist, que ces choses fussent encore expliquées : Toutesfois si vous croyez qu’il n’en soit pas besoin, et que vos réponses vous semblent assez claires et assez exactes, demeurez-en là ; Ie tascheray de les digerer tout seul. Le reste de ce que vous m’avez écrit pour la preuve de la circulation du sang se soutient assez ; Et c’est une opinion qui ne me déplaist pas.