Clerselier I, 358

LETTRE D’UN MEDECIN DE LOUVAIN A MONSIEUR DESCARTES.

LETTRE LXXVII. Version

MONSIEUR,
Vous m’avez demandé tant de fois et avec tant d’instance mes objections contre vostre opinion touchant le Mouvement du Cœur, que ie suis obligé d’interrompre tant soit peu mes autres petits travaux, pour vous donner enfin cette satisfaction.

Ie vous diray donc tout d’abord, qu’à ce que ie puis voir, l’opinion que vous avez n’est pas nouvelle, mais tres-ancienne, et mesme d’Aristote, qui en fait mention au Livre de la Respiration chap. 20. Voicy ses paroles : Le batement du cœur est semblable à un boüillonnement ; car le boüillonnement se fait lors qu’une humeur se gonfle par la chaleur, et qu’elle s’éleve de telle sorte que sa masse en est augmentée ; Or dans le cœur, c’est le gonflement de cette humeur que le suc des viandes luy fournit continuellement, qui en soulevant sa derniere Tunique fait son batement : Et cela se fait sans intermission, parce que l’humeur dont le sang se forme y coule sans cesse. Le batement donc n’est autre chose que le gonflement d’une humeur qui s’échaufe. Voila le sentiment d’Aristote que vous expliquez d’une façon plus ingenieuse, et plus belle. Galien au contraire nous aprend que le cœur est mû par une faculté ; C’est ce que nous autres Medecins avons tous enseigné iusqu’à present : Et voicy les raisons bonnes ou mauvaises qui m’obligent encore à tenir ce party.

Clerselier I, 359 I. Le cœur estant separé du cors bat encore quelque tems : Et mesme estant coupé par morceaux, chaque parcelle continuë tant soit peu son batement : Et cependant il n’y a point alors de sang qui entre, ou qui sorte.

2. Si l’on met dans une Artere ouverte quelque tuyau de plume ou d’airain par où le sang puisse passer, et qu’on lie en suitte l’Artere par dessus le tuyau, si iustement qu’elle le serre de tous costez, l’Artere ne battra point passé la ligature ; d’où il suit que le poux ne se fait pas par l’effort du sang qui coule dans les Arteres, mais par quelqu’autre chose qui coule par les Tuniques des mesmes Arteres. Cette experience est de Galien au livre intitulé an sanguis in arterijs contineatur, cap. 8. Et ne me dittes pas qu’il est impossible de la faire, à cause que le sang Arterial jaillit avec trop d’impetuosité, car son effort peut aysement estre arresté par ce moyen. Faites à une Artere deux ligatures éloignées l’une de l’autre d’un demy pié ou environ, puis ouvrez avec la lancette cette mesme Artere entre ces deux ligatures, il est certain qu’il ne sortira point d’autre sang par cet endroit, que celuy qui se trouvera enfermé entre ces deux liens. L’ouverture estant faite fourez-y adroitement une Canule, sur laquelle vous lierez derechef l’Artere : Si apres cela vous venez à deffaire vos deux premiers liens, vous verrez le sang couler librement par cette Canule iusques aux extremitez des Arteres, sans que pour cela celles qui seront au dessous de la ligature qui reste ayent aucun poux ou battement ; Que si vous deffaites cette derniere ligature qui serre l’Artere contre la Canule, tout aussi-tost elles recommenceront à battre comme auparavant. Il est vray qu’il sortira un peu de sang par la playe ; mais n’importe, car cela n’empeschera pas que l’on ne voye l’effet pretendu.

3. Si la dilatation du cœur se faisoit par la rarefraction du sang, la Diastole du cœur seroit beaucoup plus lente, et dureroit bien davantage qu’elle ne fait dans les animaux ; car il entre dans le cœur une assez notable quantité Clerselier I, 360 de sang, qui a besoin de temps pour estre toute convertie en vapeur, et qui ne semble pas se pouvoir rarefier toute entiere dans le peu de temps que dure la Diastole. Que si nous voyons l’huile et la poix se rarefier tout à coup quand elles tombent dans le feu, cela n’oste pas la difficulté ; car il n’y a pas tant de chaleur dans le cœur que dans le feu, et ainsi il ne peut pas faire ce que fait le feu. Outre que l’on voit le cœur des poissons, qui n’ont presque point de chaleur, ou plutost qui sont frois, battre aussi viste que les nostres.

4. Si les Arteres sont enflées par le sang que le cœur répand en elles, il n’y aura que la partie voisine du cœur, qui reçoit ce sang, laquelle puisse battre d’abord, mais les autres ne pourront battre dans le mesme instant ; car ce qui sort du cœur ne se répand pas tout d’un coup dans toutes les Arteres, à cause que cela repugne au mouvement d’un cors si grossier ; et cependant toutes les Arteres du cors battent en mesme tems.

Voila ce que ie pense touchant la cause du mouvement du cœur. Et voicy ce que i’ay à dire contre la Circulation, que vous soutenez avec Hervœus.

I. Le sang des Arteres et celuy des Veines seroient tout à fait semblables, ou pour mieux dire ne seroient qu’une mesme chose, ce qui repugne à l’Autopsie ; le premier estant plus jaunastre et plus vermeil, et l’autre plus noirastre et plus sombre.

2. Cette matiere de la fievre qui reside dans les petites Veines les plus éloignées du Cœur, et qui pour cela ne cause qu’une fievre intermittante, devroit exciter plusieurs accez en un iour, à sçavoir autant de fois que cette matiere corrompuë et le sang qui la porte retournent dans le cœur : Or vous dites que ce retour se fait cent fois, voire deux cens fois par iour.

3. Si dans un animal vivant on lioit la pluspart des veines qui vont à la jambe sans lier les Arteres, la jambe devroit s’enfler étrangement en peu de tems, parce que le Clerselier I, 361 sang continueroit de couler par les Arteres dans les veines ; Mais tant s’en faut que cela arrive, qu’au contraire, si vous laissez long-temps ces veines liées, la partie demeurera extenuée faute de nourriture. I’attendray vos réponses à ces petits doutes avec un empressement pareil à celuy que vous m’avez témoigné en me les demandant.