MADAME,
Encore que ie ne sçache point si mes dernieres ont esté Clerselier I, 13 renduës à vostre Altesse, et que ie ne puisse rien écrire touchant le sujet que j’avois pris pour avoir l’honneur de vous entretenir, que ie ne doive penser que vous sçavez mieux que moy, ie ne laisse pas toutesfois de continuer, sur la creance que i’ay que mes Lettres ne vous seront pas plus importunes, que les Livres qui sont en vostre Bibliotheque. Car dautant qu’elles ne contiennent aucunes nouvelles que vous ayez interest de sçavoir promptement, rien ne vous conviera de les lire aux heures que vous aurez quelques affaires ; et ie tiendray le temps que ie mets à les écrire tres bien employé, si vous leur donnez seulement celuy que vous aurez envie de perdre. I’ay dit cy-devant ce qu’il me sembloit que Seneque eust dû traitter en son Livre ; j’examineray maintenant AT IV, 272 ce qu’il y traitte. Ie n’y remarque en general que trois choses : La premiere est qu’il tasche d’expliquer ce que c’est que le Souverain Bien, et qu’il en donne diverses definitions. La seconde, qu’il dispute contre l’opinion d’Epicure ; Et la troisiéme, qu’il répond à ceux qui objectent aux Philosophes, qu’ils ne vivent pas selon les regles qu’ils prescrivent. Mais afin de voir plus particulierement en quelle façon il traitte ces choses, ie m’arresteray un peu sur chacun de ses chapitres. Au premier il reprend ceux qui suivent la coutume et l’exemple plutost que la raison, nunquam de vita iudicatur,dit il, semper creditur ; il aprouve bien pourtant que l’on prenne conseil de ceux qu’on croit estre les plus sages, mais il veut qu’on use aussi de son propre jugement pour examiner leurs opinions, en quoy ie suis fort de son avis. Car encore que plusieurs ne soient pas capables de trouver d’eux mesmes le droit chemin, il y en a peu toutesfois qui ne le puissent assez reconnoistre lors qu’il leur est clairement monstré par quelqu’autre ; et quoy qu’il en soit, on a sujet d’estre satisfait en sa conscience, et de s’assurer que les opinions que l’on a touchant la morale sont les meilleures qu’on puisse avoir, lors qu’au lieu de se laisser conduire aveuglement par l’exemple, on a eu soin de Clerselier I, 14 rechercher le conseil des plus habiles, et qu’on a employé toutes les forces de son esprit à examiner ce qu’on devoit suivre. Mais pendant que AT IV, 273 Seneque s’étudie icy a orner son élocution, il n’est pas tousiours assez exact en l’expression de sa pensée ; comme lors qu’il dit, sanabimur, si modo separemur à coetu, il semble enseigner qu’il suffit d’estre extravagant pour estre sage, ce qui n’est pas toutesfois son intention. Au second Chapitre il ne fait que redire en d’autres termes ce qu’il a dit au premier, il adjoute seulement, que ce qu’on estime communément estre bien, ne l’est pas. Puis au troisiéme, apres avoir encore usé de beaucoup de mots superflus, il dit enfin son opinion touchant le Souverain Bien, à sçavoir que rerum naturæ assentitur, et que ad illius legem exemplumque formari sapientia est, et que beata vita est conveniens naturæ suæ ; Toutes lesquelles explications me semblent fort obscures : car sans doute que par la nature, il ne veut pas entendre nos inclinations naturelles, vû qu’elles nous portent ordinairement à suivre la volupté, contre laquelle il dispute ; mais la suite de son discours fait juger, que par rerum naturam il entend l’ordre étably de Dieu en toutes les choses qui sont au monde, et que considerant cet ordre comme infaillible et indépendant de nostre volonté, il dit que rerum naturæ assentiri, et ad illius legem exemplumque formari sapientia est. C’est à dire, que c’est sagesse d’acquiescer à l’ordre des choses, et de faire ce pourquoy nous croyons estre nez, ou bien pour parler en Chrestien, que c’est sagesse de se soumettre à la volonté de Dieu, et de la suivre en toutes nos actions ; Et que beata AT IV, 274 vita est conveniens naturæ suæ, c’est à dire, que la beatitude consiste à suivre ainsi l’ordre du monde, et à prendre en bonne part toutes les choses qui nous arrivent, ce qui n’explique presque rien ; et on ne voit pas assez la connexion avec ce qu’il adjoute incontinent apres, que cette beatitude ne peut arriver nisi sana mens est, etc. si ce n’est qu’il entende aussi que secundum naturam vivere, c’est vivre suivant la Clerselier I, 15 vraye raison. Au quatriéme et cinquiéme Chapitres il donne quelques autres definitions du Souverain Bien, qui ont toutes quelque raport avec le sens de la premiere, mais dont aucune ne l’explique suffisamment ; et elles font paroistre par leur diversité, que Seneque n’a pas clairement entendu ce qu’il vouloit dire : car dautant mieux qu’on conçoit une chose, dautant plus est on determiné à ne l’exprimer qu’en une seule façon. Celle où il me semble avoir le mieux rencontré est au cinquiéme Chapitre, où il dit que beatus est qui nec cupit nec timet beneficio rationis, et que beata vita est in recto certoque iudicio stabilita. Mais pendant qu’il n’enseigne point les raisons pour lesquelles nous ne devons rien craindre ny desirer, tout cela nous aide fort peu. Il commence en ces mesmes Chapitres à disputer contre ceux qui mettent la beatitude en la volupté, et il continuë dans les suivans ; c’est pourquoy avant que de les examiner, ie diray icy mon sentiment touchant cette question.
AT IV, 275 Ie remarque premierement qu’il y a de la difference entre la beatitude, le Souverain Bien, et la derniere fin ou le but auquel doivent tendre nos actions ; car la beatitude n’est pas le Souverain Bien, mais elle le presupose, et elle est le contentement ou la satisfaction d’esprit qui vient de ce qu’on le possede. Mais par la fin de nos actions on peut entendre l’un et l’autre ; car le Souverain Bien est sans doute la chose que nous devons nous proposer pour but en toutes nos actions, et le contentement d’Esprit qui en revient, estant l’attrait qui fait que nous le recherchons, est aussi à bon droit nommé nostre fin.
Ie remarque outre cela que le mot de volupté a esté pris en un autre sens par Epicure, que par ceux qui ont disputé contre luy ; car tous ses adversaires ont restraint la signification de ce mot aux plaisirs des sens, et luy au contraire l’a étenduë à tous les contentemens de l’Esprit, comme on peut aisement iuger de ce que Seneque et Clerselier I, 18 [16] quelques autres ont écrit de luy.
Or il y a eu trois principales opinions entre les Philosophes Payens touchant le Souverain Bien, et la fin de nos actions, à sçavoir celle d’Epicure qui a dit que c’estoit la volupté ; celle de Zenon qui a voulu que ce fust la vertu ; Et celle d’Aristote qui l’a composé de toutes les perfections tant du Corps que de l’Esprit. Lesquelles trois opinions peuvent ce me semble AT IV, 276 estre receuës pour vrayes, et accordées entr’elles, pourvû qu’on les interprete favorablement. Car Aristote ayant consideré le Souverain Bien de toute la nature humaine en general, c’est à dire, celuy que peut avoir le plus accomply de tous les hommes, il a raison de le composer de toutes les perfections dont la nature humaine est capable, mais cela ne sert point à nostre usage. Zenon au contraire a consideré celuy que chacun en son particulier peut posseder ; C’est pourquoy il a eu aussi tres-bonne raison de dire qu’il ne consiste qu’en la vertu, pource qu’il n’y a qu’elle seule, entre les biens que nous pouvons avoir, qui dépende entierement de nostre libre arbitre. Mais il a representé cette vertu si severe et si ennemie de la volupté, en faisant tous les vices égaux, qu’il n’y a eu ce me semble que des mélancholiques, ou des Esprits entierement détachez du Corps qui ayent peû estre de ses sectateurs. Enfin Epicure n’a pas eu tort, considerant en quoy consiste la beatitude, et quel est le motif ou la fin à laquelle tendent nos actions, de dire que c’est la volupté en general, c’est à dire le contentement de l’Esprit ; Car encore que la seule connoissance de nôtre devoir, nous pourroit obliger à faire de bonnes actions, cela ne nous feroit toutesfois jouïr d’aucune beatitude, s’il ne nous en revenoit aucun plaisir. Mais parce qu’on attribuë souvent le nom de volupté à AT IV, 277 de faux plaisirs, qui sont accompagnez ou suivis d’inquietudes, d’ennuis, et de repentirs, plusieurs ont crû que cette opinion d’Epicure enseignoit le vice, et en effet elle n’enseigne pas la vertu ; mais comme lors qu’il y a quelque part un prix pour tirer Clerselier I, 17 au blanc, on fait avoir envie d’y tirer à ceux à qui l’on montre ce prix, et qu’ils ne le peuvent gaigner pour cela s’ils ne voyent le blanc ; et que ceux qui voyent le blanc ne sont pas pour cela induits à tirer, s’ils ne sçavent qu’il y ait un prix à gaigner : Ainsi la vertu, qui est le blanc, ne se fait pas desirer lors qu’on la voit toute seule, et le contentement qui est le prix ne peut estre acquis si ce n’est qu’on la suive. C’est pourquoy ie croy pouvoir icy conclure, que la beatitude ne consiste qu’au contentement de l’Esprit, (c’est à dire au contentement en general : Car bien qu’il y ait des contentemens qui dependent du Corps, et d’autres qui n’en dependent point, il n’y en a toutesfois aucun que dans l’Esprit) mais que pour avoir un contentement qui soit solide, il est besoin de suivre la vertu, c’est à dire d’avoir une volonté ferme et constante d’executer tout ce que nous iugerons estre le meilleur, et d’employer toute la force de nostre entendement à en bien iuger. Ie reserve pour une autre fois à considerer ce que Seneque a écrit de cecy, car ma Lettre est desia trop longue, et tout ce que i’y puis adjouter est que ie suis, etc.