MONSIEUR,
Ie vous donneray s’il vous plaist la peine de lire cette fois deux de mes lettres ; Car iugeant que vous en voudrez peut-estre faire voir une à la Reyne de Suede, i’ay reservé pour celle-cy ce que ie pensois n’estre pas besoin qu’elle vist, à sçavoir, que i’ay beaucoup plus de difficulté à me resoudre à ce voyage, que ie ne me serois moy-mesme imaginé. Ce n’est pas que ie n’aye un tres-grand desir de rendre service à cette Princesse. I’ay tant de creance à vos paroles, et vous me l’avez representée avec des mœurs et un esprit que i’admire et estime si fort, qu’encore qu’elle Clerselier I, 137 ne seroit point en la haute fortune ou elle est, et n’auroit qu’une naissance commune, si seulement j’osois esperer que mon voyage luy fust utile, j’en voudrois entreprendre AT V, 327 un plus long et plus difficile que celuy de Suede, pour avoir l’honneur de luy offrir tout ce que ie puis contribuer pour satisfaire à son desir. Mais l’experience m’a enseigné que mesme entre les personnes de tres-bon esprit, et qui ont un grand desir de sçavoir, il n’y en a que fort peu qui se puissent donner le loisir d’entrer en mes pensées, en sorte que ie n’ay pas sujet de l’esperer d’une Reine, qui a une infinité d’autres occupations. L’experience m’a aussi enseigné, que bien que mes opinions surprennent d’abord, à cause qu’elle sont fort differentes des vulgaires ; toutesfois apres qu’on les a comprises, on les trouvent si simples, et si conformes au sens commun, qu’on cesse entierement de les admirer, et par mesme moyen d’en faire cas, à cause que le naturel des hommes est tel, qu’ils n’estiment que les choses qui leur laissent de l’admiration, et qu’ils ne possedent pas tout à fait. Ainsi encore que la santé soit le plus grand de tous ceux de nos biens qui concernent le corps, c’est toutesfois celuy auquel nous faisons le moins de reflexion, et que nous goustons le moins. La connoissance de la verité est comme la santé de l’ame, lors qu’on la possede on n’y pense plus. Et bien que ie ne desire rien tant que de communiquer ouvertement et gratuitement à un chacun tout le peu que ie pense sçavoir, ie ne rencontre presque personne qui le daigne apprendre. Mais ie voy que ceux qui se vantent d’avoir des secrets, par exemple en la Chymie, ou en l’Astrologie judiciaire, ne manquent iamais, tant ignorans et impertinens qu’ils puissent estre, de trouver des curieux, qui achettent bien cher leurs impostures. AT V, 328 Au reste il semble que la fortune est jalouse de ce que ie n’ay iamais rien voulu attendre d’elle, et que i’ay tasché de conduire ma vie en telle sorte, qu’elle n’eust sur moy aucun pouvoir : Car elle ne manque iamais de me desobliger, Clerselier I, 138 si-tost qu’elle en peut avoir quelque occasion. Ie l’ay éprouvé en tous les trois voyages que i’ay faits en France, depuis que ie suis retiré en ce pays ; mais particulierement au dernier qui m’avoit esté commandé comme de la part du Roy. Et pour me convier à le faire, on m’avoit envoyé des Lettres en parchemin, et fort bien scellées, qui contenoient des éloges plus grands que ie n’en meritois, et le don d’une pension assez honneste ; Et de plus par des lettres particulieres de ceux qui m’envoyoient celles du Roy, on me promettoit beaucoup plus que cela, si-tost que ie serois arrivé. Mais lors que i’ay esté là, les troubles inopinement survenus ont fait qu’au lieu de voir quelques effets de ce qu’on m’avoit promis, i’ay trouvé qu’on avoit fait payer par l’un de mes proches les expeditions des lettres qu’on m’avoit envoyées, et que ie luy en devois rendre l’argent ; En sorte qu’il semble que ie n’estois allé à Paris que pour acheter un parchemin, le plus cher et le plus inutile qui ait iamais esté entre mes mains. Ie me soucie neantmoins fort peu de cela, ie ne l’aurois attribué qu’à la fascheuse rencontre des affaires publiques, et n’eusse pas laissé d’estre satisfait, si i’eusse vû que mon voyage eust pû servir de quelque chose à ceux qui m’avoient appellé. Mais ce qui m’a le plus degouté, c’est qu’aucun d’eux n’a témoigné vouloir connoistre AT V, 329 autre chose de moy que mon visage ; En sorte que i’ay sujet de croire, qu’ils me vouloient seulement avoir en France comme un Elephant ou une Panthere, à cause de la rareté, et non point pour y estre utile à quelque chose. Ie n’imagine rien de pareil du lieu où vous estes ; mais les mauvais succez de tous les voyages que i’ay faits depuis vingt ans, me font craindre qu’il ne me reste plus pour cettuy-cy, que de trouver en chemin des voleurs qui me dépoüillent, ou un naufrage qui m’oste la vie. Toutesfois cela ne me retiendra pas, si vous iugez que cette incomparable Reine continuë dans le desir d’examiner mes opinions, et qu’elle en puisse prendre le loisir ; Ie seray ravy Clerselier I, 139 d’estre si heureux, que de luy pouvoir rendre service. Mais si cela n’est pas, et qu’elle ait seulement eu quelque curiosité, qui luy soit maintenant passée, ie vous supplie et vous conjure de faire en sorte, que sans luy déplaire ie puisse estre dispensé de ce voyage ; Et ie seray toute ma vie, etc.
D’Egmond, le 31
Mars 1648.