MADAME,
Ie n’ay pû lire la Lettre que vostre Altesse m’a fait l’honneur de m’écrire, sans avoir des ressentimens extrémes, de voir qu’une vertu si rare et si accomplie ne soit pas accompagnée de la santé, ny des prosperitez qu’elle merite, et ie conçoy aysement la multitude des déplaisirs qui se presentent continuellement à elle, et qui sont dautant plus difficiles à surmonter, que souvent ils sont de telle nature, que la vraye raison n’ordonne pas qu’on s’opose directement à eux, et qu’on tasche de les chasser ; Ce sont des ennemis domestiques avec lesquels estant contraint de converser, on est obligé de se tenir sans cesse sur ses gardes, afin d’empescher qu’ils ne nuisent ; Et ie ne trouve à cela qu’un seul remede, qui est d’en divertir son imagination et ses sens le plus qu’il est possible, et de n’employer que l’entendement seul à les considerer, lors qu’on y est obligé par la prudence. AT IV, 219 On peut, ce me semble, aysement remarquer icy la difference qui est entre l’entendement, et l’imagination ou le sens ; car elle est telle, que ie croy qu’une personne qui auroit d’ailleurs toute sorte de sujet d’étre contente, mais qui verroit continuellement representer devant soy des Tragedies, dont tous les actes fussent funestes, et qui ne s’ocuperoit qu’à considerer des objets de tristesse et de pitié, qu’elle sçeust estre feints et fabuleux, en sorte qu’ils ne fissent que tirer des larmes de ses yeux, et émouvoir son imagination, sans toucher son en Clerselier I, 74 tendement, ie croy, dis-je, que cela seul suffiroit pour acoutumer son cœur à se resserrer, et à ietter des soupirs ; en suite dequoy la circulation du sang estant retardée et allentie, les plus grossieres parties de ce sang s’attachant les unes aux autres, pourroient facilement luy opiler la rate, en s’embarassant et s’arrestant dans ses pores ; et les plus subtiles retenant leur agitation, luy pourroient alterer le poumon, et causer une toux, qui à la longue seroit fort à craindre. Et au contraire, une personne qui auroit une infinité de veritables sujets de déplaisir, mais qui s’étudieroit avec tant de soin à en détourner son imagination, qu’elle ne pensast jamais à eux, que lors que la necessité des affaires l’y obligeroit, et qu’elle employast tout le reste de son temps, à ne considerer que des objets qui luy pussent apporter du contentement et de la joye, outre que cela luy seroit grandement utile, pour juger plus sainement des choses qui luy importeroient, pource qu’elle les regarderoit sans passion, ie ne doute point que cela seul ne fust capable de la remettre en santé, bien que sa rate et ses pou AT IV, 220 mons fussent déja fort mal disposez par le mauvais temperament du sang que cause la tristesse : Principalement si elle se servoit aussi des remedes de la medecine, pour resoudre cette partie du sang qui cause des obstructions ; à quoy ie juge que les eaux de Spa sont tres-propres ; sur tout si vostre Altesse observe en les prenant ce que les Medecins ont coutume de recommander, qui est qu’il se faut entierement délivrer l’ esprit de toutes sortes de pensées tristes, et mesme aussi de toutes sortes de meditations serieuses touchant les sciences, et ne s’occuper qu’à imiter ceux, qui en regardant la verdeur d’un bois, les couleurs d’une fleur, le vol d’un oyseau, et telles chose qui ne requerrent aucune attention, se persuadent qu’ils ne pensent à rien ; Ce qui n’est pas perdre le temps, mais le bien employer ; car on peut cependant se satisfaire, par l’esperance que par ce moyen on recouvrera une parfaite santé, laquelle est le fondement de tous les autres biens Clerselier I, 75 qu’on peut avoir en cette vie. Ie sçay bien que ie n’écris rien icy que vostre Altesse ne sçache mieux que moy, et que ce n’est pas tant la theorie, que la pratique qui est difficile en cecy ; mais la faveur extréme qu’elle me fait de témoigner qu’elle n’a pas desagreable d’entendre mes sentimens, me fait prendre la liberté de les écrire tels qu’ils sont, et me donne encore celle d’adjouter icy, que i’ay experimenté en moy-mesme, qu’un mal presque semblable, et mesme plus dangereux, s’est guery par le remede que ie viens de dire ; Car estant né d’une mere qui mourut peu de iours apres ma naissance d’un mal de AT IV, 221 poumon, causé par quelques déplaisirs, i’avois herité d’elle une toux seiche, et une couleur pasle, que i’ay gardée iusques à l’âge de plus de vingt ans, et qui faisoit que tous les Medecins qui m’ont vû avant ce temps-là, me condamnoient à mourir jeune ; Mais ie croy que l’inclination que i’ay tousiours euë, à regarder les choses qui se presentoient du biais qui me les pouvoit rendre le plus agreables, et à faire que mon principal contentement ne dependist que de moy seul, est cause que cette indisposition qui m’estoit comme naturelle, s’est peu à peu entierement passée. I’ay beaucoup d’obligation à vostre Altesse, de ce qu’il luy a plû me mander son sentiment, du Livre de Monsieur le Chevalier d’Igby, lequel ie ne seray point capable de lire, iusqu’à ce qu’on l’ait traduit en Latin, ce que Monsieur Iouson qui estoit hier icy, m’a dit que quelques-uns veulent faire. Il m’a dit aussi que ie pouvois adresser mes Lettres pour vostre Altesse par les Messagers ordinaires, ce que ie n’eusse osé faire sans luy, et i’avois differé d’écrire celle-cy, pour ce que i’attendois qu’un de mes amis allast à la Haye pour la luy donner. Ie regrette infiniment l’absence de Monsieur de Pollot, pour ce que ie pouvois apprendre par luy l’état de vostre disposition ; mais les Lettres qu’on envoye pour moy au Messager d’Alkmar ne AT IV, 222 manquent point de m’estre renduës, et comme il n’y a rien au monde que ie desire avec tant de passion que de pouvoir rendre service Clerselier I, 76 à vostre Altesse, il n’y a rien aussi qui me puisse rendre plus heureux, que d’avoir l’honneur de recevoir ses commandemens.
Ie suis, etc.