A MADAME ELIZABETH, PRINCESSE PALATINE, etc.
LETTRE XXIX.
MADAME,
La faveur dont vostre Altesse m’a honoré en me faisant recevoir ses commandemens par écrit, est plus grande que ie n’eusse iamais osé esperer ; et elle soulage mieux mes défauts, que celle que i’avois souhaitée avec passion, qui estoit de les recevoir de bouche, AT III, 664 si i’eusse pû estre admis à l’honneur de vous faire la reverence, et de vous offrir mes tres-humbles services, lors que i’estois dernierement à la Haye ; Car i’aurois eu trop de merveilles à admirer en mesme temps ; Et voyant sortir des discours plus qu’humains, d’un corps si semblable à ceux que les Peintres donnent aux Anges, i’eusse esté ravy de mesme façon, que me semble le devoir estre ceux qui venans de la terre entrent nouvellement dans le Ciel : Ce qui m’eust rendu moins capable de répondre à vostre Altesse, qui sans doute a déja remarqué en moy ce défaut, lors que i’ay eu cy-devant l’honneur de luy parler ; et vostre cle mence l’a voulu soulager, en me laissant les traces de vos pensées sur un papier, où les relisant plusieurs fois, et m’acoutumant à les considerer, i’en suis veritablement moins ébloüy, mais ie n’en ay que dautant plus d’admiration, remarquant qu’elles ne paroissent pas seulement ingenieuses à l’abord, mais dautant plus iudicieuses et solides que plus on les examine. Et ie puis dire avec verité, que la question que vostre Altesse propose, me semble estre celle qu’on me peut demander avec le plus de raison, en suite des écrits que Clerselier I, 90 i’ay publiez. Car y ayant deux choses en l’ame humaine, desquelles dépend toute la connoissance que nous pouvons avoir de sa nature ; l’une desquelles est qu’elle pense ; l’autre, qu’estant unie au cors, elle peut agir et patir avec luy ; ie n’ay quasi rien dit de cette derniere, et me suis seulement étudié AT III, 665 à faire bien entendre la premiere ; à cause que mon principal dessein, estoit de prouver la distinction qui est entre l’Ame et le corps ; à quoy celle-cy seulement a pû servir, et l’autre y auroit esté nuisible. Mais pour ce que vostre Altesse voit si clair, qu’on ne luy peut dissimuler aucune chose, ie tascheray icy d’expliquer la façon dont ie conçoy l’union de l’Ame avec le corps, et comment elle a la force de le mouvoir. Premierement, ie considere qu’il y a en nous certaines notions primitives, qui sont comme des originaux, sur le patron desquels nous formons toutes nos autres connoissances ; et il n’y a que fort peu de telles notions : Car apres les plus generales de l’estre, du nombre, de la durée, qui conviennent à tout ce que nous pouvons concevoir, etc. nous n’avons pour le corps en particulier que la notion de l’extension, de laquelle suivent celles de la figure, et du mouvement ; Et pour l’Ame seule, nous n’avons que celle de la pensée, en laquelle sont comprises les perceptions de l’entendement, et les inclinations de la volonté ; Enfin pour l’Ame et le corps ensemble, nous n’avons que celle de leur union, de laquelle depend celle de la force qu’a l’Ame de mouvoir le corps, et le corps d’agir sur l’ame, en causant ses sentimens et ses passions. Ie considere aussi que toute la science des hommes ne consiste qu’à bien distinguer ces notions, et à n’attribuer chacune d’elles qu’aux choses ausquelles elles appartiennent : Car lors que nous voulons expliquer AT III, 666 quelque difficulté par le moyen d’une notion qui ne luy appartient pas, nous ne pouvons manquer de nous méprendre ; comme aussi lors que nous voulons expliquer une de ces notions par une autre : Car estant primitives, chacune d’elles ne peut estre entenduë que par elle mesme. Clerselier I, 91 Et dautant que l’usage des sens nous a rendu les notions de l’extension, des figures, et des mouvemens, beaucoup plus familieres que les autres ; la principale cause de nos erreurs est, en ce que nous voulons ordinairement nous servir de ces notions, pour expliquer les choses à qui elles n’appartiennent pas ; Comme lors qu’on se veut servir de l’imagination pour concevoir la nature de l’Ame, ou bien lors qu’on veut concevoir la façon dont l’Ame meut le corps, par celle dont un cors est mû par un autre cors. C’est pourquoy puis que dans les Meditations que vostre Altesse a daigné lire, i’ay tasché de faire concevoir les notions qui appartiennent à l’Ame seule, les distinguant de celles qui appartiennent au corps seul ; la premiere chose que ie dois expliquer en suite, est la façon de concevoir celles qui appartiennent à l’union de l’Ame avec le corps, sans celles qui appartiennent au corps seul, ou à l’ame seule. A quoy il me semble que peut servir ce que i’ay écrit à la fin de ma Réponse aux six objections page 384. de l’Edition Françoise ; car nous ne pouvons chercher ces notions simples ailleurs qu’en nostre ame, qui les a toutes en soy par sa nature, mais qui ne les distingue AT III, 667 pas tousiours assez les unes des autres, ou bien ne les attribuë pas aux objets ausquels on les doit attribuer. Ainsi ie croy que nous avons cy-devant confondu la notion de la force dont l’Ame agit dans le corps, avec celle dont un corps agit dans un autre ; et que nous avons attribué l’une et l’autre, non pas à l’ame, car nous ne la connaissions pas encore, mais aux diverses qualitez des corps, comme à la pesanteur, à la chaleur, et aux autres, que nous avons imaginé estre réelles, c’est à dire, avoir une existance distincte de celle du corps, et par consequent estre des substances, bien que nous les ayons nommées des qualitez. Et nous nous sommes servis pour les concevoir, tantost des notions qui sont en nous pour connoistre le corps, et tantost de celles qui y sont pour connoistre l’ame, selon que ce que nous leur avons attribué a esté materiel ou immateriel. Par exemple, en supposant Clerselier I, 92 que la pesanteur est une qualité reelle, dont nous n’avons point d’autre connoissance, sinon qu’elle a la force de mouvoir le corps dans lequel elle est vers le centre de la terre, nous n’avons pas de peine à concevoir comment elle meut ce corps, ny comment elle luy est jointe ; et nous ne pensons point que cela se fasse par un attachement ou attouchement reel d’une superficie contre une autre, car nous experimentons en nous mesmes, que nous avons une notion particuliere pour concevoir cela ; et ie croy que nous usons mal de cette notion, en l’appliquant AT III, 668 à la pesanteur, qui n’est rien de reellement distingué du cors, comme i’espere monstrer en la Physique, mais qu’elle nous a esté donnée pour concevoir la façon dont l’ame meut le cors. Ie témoignerois ne pas assez connoistre l’incomparable esprit de vostre Altesse, si i’employois davantage de paroles à m’expliquer, et ie serois trop presomptueux, si i’osois penser que ma Réponse la doive entierement satisfaire ; mais ie tascheray d’éviter l’un et l’autre, en n’adjoutant rien icy de plus, sinon que si ie suis capable d’écrire ou de dire quelque chose qui luy puisse agreér, ie tiendray tousiours à tres grande faveur de prendre la plume, ou d’aller à la Haye pour ce sujet, et qu’il n’y a rien au monde qui me soit si cher que de pouvoir obeïr à ses commandemens. Mais ie ne puis icy trouver place à l’observation du serment d’Harpocrate qu’elle m’enjoint, puis qu’elle ne m’a rien communiqué, qui ne merite d’estre vû et admiré de tous les hommes. Seulement puis-ie dire sur ce sujet, qu’estimant infiniment la vostre que i’ay receuë, i’en useray comme les avares font de leurs tresors, lesquels ils cachent dautant plus qu’ils les estiment, et en enviant la veuë au reste du monde, ils mettent leur souverain contentement à les regarder. Ainsi ie seray bien aise de iouïr seul du bien de la voir ; et ma plus grande ambition est de me pouvoir dire, et d’estre veritablement, etc.