MADAME,
I’ay esté extremement surpris, d’aprendre par les Lettres Clerselier I, 86 de Monsieur de P. que V. A. a esté long-temps malade, et ie veux mal à ma solitude, pour ce qu’elle est cause que ie ne l’ay point sçeu plutost. Il est vray que bien que ie sois tellement retiré du monde, que ie n’aprenne rien du tout de ce qui s’y passe ; toutesfois le zele que j’ay pour le service de vostre Altesse, ne m’eust pas permis d’estre si long-temps sans sçavoir l’estat de sa santé, quand j’aurois dû aller à La Haye tout exprés pour m’en enquerir, sinon que Monsieur de P. m’ayant écrit fort à la haste, il y a environ deux mois, m’avoit promis de m’écrire derechef par le prochain ordinaire, et pour ce qu’il ne manque iamais de me mander comment se porte vostre Altesse, pendant que ie n’ay point receu de ses lettres, j’ay suposé que vous estiez tousiours AT IV, 201 en mesme estat ; Mais j’ay apris par ses dernieres que vostre Altesse a eu trois ou quatre semaines durant une fiévre lente, acompagnée d’une toux seiche, et qu’apres en avoir esté délivrée pour cinq ou six jours, le mal est retourné, et que toutesfois au temps qu’il m’a envoyé sa lettre (laquelle a esté prés de quinze iours par les chemins) vostre Altesse commençoit derechef à se porter mieux. En quoy ie remarque les signes d’un mal si considerable, et neantmoins auquel il me semble que vostre Altesse peut si certainement remedier, que ie ne puis m’abstenir de luy en écrire mon sentiment. Car bien que ie ne sois pas Medecin, l’honneur que vostre Altesse me fit l’Esté passé, de vouloir sçavoir mon opinion touchant une autre indisposition qu’elle avoit pour lors, me fait esperer que ma liberté ne luy sera pas desagreable. La cause la plus ordinaire de la fiévre lente est la tristesse ; et l’opiniastreté de la Fortune à persecuter vostre maison vous donne continuellement des sujets de fascherie, qui sont si publics et si éclatans, qu’il n’est pas besoin d’user beaucoup de conjectures, ny estre fort dans les affaires pour juger que c’est en cela que consiste la principale cause de vostre indisposition ; Et il est à craindre que vous n’en puissiez estre du tout délivrée, si ce n’est que par la force de Clerselier I, 87 vostre vertu, vous rendiez vostre ame contente, malgré les disgraces de la Fortune. Ie sçay bien que ce seroit estre imprudent de vouloir persuader la joye, à une personne à qui la fortune envoye tous les iours de nouveaux sujets de déplaisir, et ie ne suis point de ces AT IV, 202 Philosophes cruels, qui veulent que leur sage soit insensible ; Ie sçay aussi que vostre Altesse n’est point tant touchée de ce qui la regarde en son particulier, que de ce qui regarde les interests de sa maison, et des personnes qu’elle affectionne ; Ce que i’estime comme une vertu la plus aimable de toutes. Mais il me semble que la difference qui est entre les plus grandes ames, et celles qui sont basses et vulgaires, consiste principalement en ce que les ames vulgaires se laissent aller à leurs passions, et ne sont heureuses ou malheureuses, que selon que les choses qui leur surviennent sont agreables ou deplaisantes ; au lieu que les autres ont des raisonnemens si forts et si puissans, que bien qu’elles ayent aussi des passions, et mesme souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure neantmoins toûjours la maistresse, et fait que les afflictions mesme leur servent et contribuent à la parfaite felicité dont elles iouïssent dés cette vie. Car d’une part se considerant comme immortelles, et capables de reçevoir de tres-grands contentemens, puis d’autre-part considerant qu’elles sont iointes à des cors mortels et fragiles, qui sont suiets à beaucoup d’infirmitez, et qui ne peuvent manquer de perir dans peu d’années, elles font bien tout ce qui est en leur pouvoir pour se rendre la Fortune favorable en cette vie, mais neantmoins elles l’estiment si peu au regard de l’Eternité, qu’elles n’en considerent quasi les evenemens, que comme nous faisons ceux des Comedies. Et comme les Histoires tristes et lementables que nous voyons representer sur un theatre, nous donnent souvent autant de recreation que les gayes, bien AT IV, 203 qu’elles tirent des larmes de nos yeux ; ainsi ces plus grandes Ames, dont ie parle, ont de la satisfaction en elles-mesmes, de toutes les choses qui Clerselier I, 88 leur arrivent, mesme des plus fascheuses et insuportables. Ainsi ressentant de la douleur en leur cors, elles s’exercent à la supporter patiemment, et cette épreuve qu’elles font de leur force leur est agreable ; ainsi voyant leurs amis en quelque grande affliction, elles compatissent à leur mal, et font tout leur possible pour les en délivrer, et ne craignent pas mesme de s’exposer à la mort pour ce sujet, s’il en est besoin ; Mais cependant le témoignage que leur donne leur conscience, de ce qu’elles s’acquittent en cela de leur devoir, et font une action loüable et vertueuse, les rend plus heureuses, que toute la tristesse que leur donne la compassion ne les afflige. Et enfin comme les plus grandes prosperitez de la Fortune ne les enyvrent iamais, et ne les rend point plus insolentes, aussi les plus grandes adversitez ne les peuvent abatre, ny rendre si tristes, que le corps auquel elles sont jointes en devienne malade. Ie craindrois que ce stile ne fust ridicule, si ie m’en servois en écrivant à quelqu’autre ; Mais pour ce que ie considere vostre Altesse, comme ayant l’ame la plus noble et la plus relevée que ie connoisse, ie croy qu’elle doit aussi estre la plus heureuse ; et qu’elle le sera veritablement, pourveu qu’il luy plaise ietter les yeux sur ce qui est au dessous d’elle, et comparer la valeur des biens qu’elle possede, et qui ne luy sçauroient iamais estre ostez, avec ceux dont la Fortune l’a dépoüillée, et les disgraces dont elle la persecute en la personne AT IV, 204 de ses proches ; car alors elle verra le grand sujet qu’elle a d’estre contente de ses propres biens. Le zele extreme que i’ay pour elle est cause que ie me suis laissé emporter à ce discours, que ie la supplie tres-humblement d’excuser, comme venant d’une personne qui est, etc.