A MADAME ELIZABETH, PRINCESSE PALATINE, etc.
LETTRE XXX.
MADAME,
I’ay tres-grande obligation à vostre Altesse, de ce que apres avoir éprouvé que ie me suis mal expliqué en mes precedentes, touchant la question qu’il luy a plû me proposer, elle daigne encore avoir la patience AT III, 691 de m’entendre sur le mesme sujet, et me donner occasion de remarquer les choses que i’avois obmises ; dont les principales me semblent estre, qu’apres avoir distingué trois genres d’idées ou de notions primitives, qui se connoissent chacune d’une façon particuliere, et non par la comparaison de l’une à l’autre ; à sçavoir la notion que nous avons de l’ame, celle du corps, et celle de l’union qui est entre l’ame et le corps ; ie devois expliquer la difference qui est entre ces trois sortes de notions, et entre les operations de l’ame par lesquelles nous les avons, et dire les moyens de nous rendre chacune d’elles familiere, et facile ; Puis en suite, ayant dit pourquoy ie m’estois servy de la comparaison de la pesanteur, faire voir que bien qu’on veüille concevoir l’ame comme materielle, (ce qui est proprement concevoir son union avec le corps) on ne laisse pas de connoître par apres qu’elle en est separable ; Ce qui est, comme ie croy, toute la matiere que vostre Altesse m’a icy prescrite.
Premierement donc ie remarque une grande difference entre ces trois sortes de notions, en ce que l’ame ne se conçoit que par l’entendement pur ; Le corps, c’est à dire, Clerselier I, 94 l’extension, les figures, et les mouvemens se peuvent aussi connoistre par l’entendement seul, mais beaucoup mieux par l’entendement aidé de l’imagination ; Et enfin les choses qui appartiennent à l’union de l’ame et du corps, ne se connois AT III, 692 sent qu’obscurement par l’entendement seul, ny mesme par l’entendement aidé de l’imagination ; mais elles se connoissent tres-clairement par les sens : D’où vient que ceux qui ne philosophent iamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que l’ame ne meuve le corps, et que le corps n’agisse sur l’ame, mais ils considerent l’un et l’autre comme une seule chose, c’est à dire, ils conçoivent leur union ; Car conçevoir l’union qui est entre deux choses, c’est les conçevoir comme une seule. Et les pensées Metaphysiques qui exercent l’entendement pur, servent à nous rendre la notion de l’ame familiere ; et l’étude des Mathematiques, qui exerce principalement l’imagination en la consideration des figures et des mouvemens, nous acoutume à former des notions du corps bien distinctes. Et enfin c’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de mediter et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination, qu’on apprend à conçevoir l’union de l’ame et du corps. I’ay quasi peur que vostre Altesse ne pense, que ie ne parle pas icy serieusement ; mais cela seroit contraire au respect que ie luy dois, et que ie ne manqueray iamais de luy rendre. Et ie puis dire avec verité, que la principale regle que i’ay tousiours observée en mes études, et celle que ie croy m’avoir le plus servy pour acquerir quelque connoissance, a esté, que ie n’ay iamais employé que fort peu d’heures par iour aux pensées qui occupent l’imagination, et fort peu d’heures par an à celles qui occupent l’entendement AT III, 693 seul, et que i’ay donné tout le reste de mon temps au relasche des sens, et au repos de l’esprit ; Mesme ie conte entre les exercices de l’imagination, toutes les conversations serieuses, et tout ce à quoy il faut avoir de l’attention. C’est ce qui m’a fait retirer aux champs ; car en Clerselier I, 95 core que dans la ville la plus ocupée du monde, ie pourrois avoir autant d’heures à moy, que j’en employe maintenant à l’étude, ie ne pourrois pas toutesfois les y employer si utilement, lors que mon esprit seroit lassé par l’attention que requert le tracas de la vie. Ce que ie prens la liberté d’écrire icy à vostre Altesse, pour luy témoigner que j’admire veritablement, que parmy les affaires et les soins qui ne manquent iamais aux personnes qui sont ensemble, de grand esprit et de grande naissance, elle ait pû vaquer aux meditations qui sont requises pour bien connoistre la distinction qui est entre l’ame et le corps. Mais i’ay iugé que c’estoit ces meditations, plutost que les pensées qui requerent moins d’atention, qui luy ont fait trouver de l’obscurité en la notion que nous avons de leur union ; ne me semblant pas que l’esprit humain soit capable de concevoir bien distinctement, et en mesme temps, la distinction d’entre l’ame et le corps, et leur union ; à cause qu’il faut pour cela les concevoir comme une seule chose, et ensemble les concevoir comme deux, ce qui se contrarie ; Et pour ce sujet, (suposant que vostre Altesse avoit encore les raisons qui prouvent la distinction de l’ame et du corps fort presentes à son esprit, et ne voulant point la suplier de s’en défaire, pour se representer la AT III, 694 notion de l’union que chacun éprouve tousiours en soy-mesme sans philosopher ; à sçavoir qu’il est une seule personne qui a ensemble un corps et une pensée, lesquels sont de telle nature que cette pensée peut mouvoir le corps, et sentir les accidens qui leur arrivent) ie me suis servy cy-devant de la comparaison de la pesanteur et des autres qualitez que nous imaginons communement estre unies à quelques corps, ainsi que la pensée est unie au nostre ; et ie ne me suis pas soucié que cette comparaison clochast en cela, que ces qualitez ne sont pas réelles, ainsi qu’on les imagine, à cause que i’ay crû que vostre Altesse estoit déjà entierement persuadée, que l’ame est une substance distincte du corps. Mais puis que vostre Altesse remarque qu’il est plus facile d’attribuer de la matiere et de Clerselier I, 96 l’extension à l’ame, que de luy atribuer la capacité de mouvoir un corps, et d’en estre muë, sans avoir de matiere ; ie la supplie de vouloir librement attribuer cette matiere et cette extension à l’ame, car cela n’est autre chose que la concevoir unie au corps ; Et aprés avoir bien conceu cela, et l’avoir éprouvé en soy mesme, il luy sera aisé de considerer, que la matiere qu’elle aura attribuée à cette pensée, n’est pas la pensée mesme, et que l’extension de cette matiere est d’autre nature que l’extension de cette pensée ; en ce que la premiere est determinée à certain lieu, duquel elle exclut toute autre extension de corps, ce que ne fait pas la deuxiéme ; et AT III, 695 ainsi vostre Altesse ne laissera pas de revenir aisement à la connoissance de la distinction de l’ame et du corps, nonobstant qu’elle ait conceu leur union. Enfin comme ie croy qu’il est tres-necessaire d’avoir bien compris une fois en sa vie les principes de la Metaphysique, à cause que ce sont eux qui nous donnent la connoissance de Dieu, et de nostre ame, ie croy aussi qu’il seroit tres-nuisible d’occuper souvent son entendement à les mediter, à cause qu’il ne pourroit si bien vacquer aux fonctions de l’imagination, et des sens ; Mais que le meilleur est, de se contenter de retenir en sa memoire, et en sa creance, les conclusions qu’on en a une fois tirées, puis employer le reste du temps qu’on a pour l’etude, aux pensées ou l’entendement agit avec l’imagination et les sens ; L’extreme devotion que i’ay au service de vostre Altesse, me fait esperer que ma franchise ne luy sera pas desagreable, et elle m’auroit engagé icy en un plus long discours, où j’eusse tasché d’éclaircir à cette fois toutes les difficultez de la question proposée ; mais une fascheuse nouvelle que ie viens d’aprendre d’Utrech, où le Magistrat me cite, pour verifier ce que i’ay écrit d’un de leurs Ministres, combien que ce soit un homme qui m’a calomnié tres-indignement, et que ce que i’ay écrit de luy pour ma iuste défense ne soit que trop notoire à tout le monde, me contraint de finir icy pour aller consulter les moyens de me tirer le plus Clerselier I, 97 tost que ie pourray de ces chicaneries ; Ie suis, etc.