AT V, 89

A MADAME ELIZABETH, PRINCESSE PALATINE, etc.

LETTRE XXXI.

MADAME,
Puis que i’ay déja pris la liberté d’avertir vostre Altesse de la correspondance que i’ay commencé d’avoir en Suede, ie pense estre obligé de continuer, et de luy dire que i’ay receu depuis peu des Lettres de l’amy que i’ay en ce païs là, par lesquelles il m’aprend que la Reine ayant esté à Upsale, où est l’Academie du païs, elle avoit voulu entendre une harangue du Professeur en l’eloquence, qu’il estime pour le plus habile et le plus raisonnable de cette Academie, et qu’elle luy avoit donné pour son sujet à discourir du Souverain Bien de cette vie ; mais qu’apres avoir ouy cette harangue, elle avoit dit que ces gens-là ne faisoient qu’efleurer les matieres, et qu’il en faudroit sçavoir mon opinion ; A quoy il luy avoit répondu qu’il sçavoit que i’estois fort retenu à écrire de telles matieres ; Mais que s’il plaisoit à sa Majesté qu’il me la demandast de sa part, il ne croyoit pas que ie man AT V, 90 quasse à tascher de luy satisfaire ; sur quoy elle luy avoit tres-expressement donné charge de me la demander, et luy avoit fait promettre qu’il m’en écriroit au prochain ordinaire ; en sorte qu’il me conseille d’y répondre, et d’adresser ma Lettre à la Reyne, à laquelle il la presentera, et dit qu’il est caution qu’elle sera bien receuë. I’ay crû ne devoir pas negliger cette occasion, et considerant que lors qu’il m’a écrit cela, il ne pouvoit encore avoir receu la Lettre où Clerselier I, 98 ie parlois de celles que i’ay eu l’honneur d’écrire à vostre Altesse touchant la mesme matiere ; I’ay pensé que le dessein que i’avois eu en cela estoit failly, et qu’il le falloit prendre d’un autre biais ; c’est pourquoy i’ay écrit une Lettre à la Reyne, ou apres avoir mis briévement mon opinion, i’adjoute que j’obmets beaucoup de choses, parce que me representant le nombre des affaires qui se rencontrent en la conduite d’un grand Royaume, et dont sa Majesté prend elle mesme les soins, Ie n’ose luy demander plus longue audiance : mais que i’envoye à Monsieur Chanut quelques écrits, ou i’ay mis mes sentimens plus au long touchant la mesme matiere, afin que s’il luy plaist de les voir, il puisse les luy presenter. Ces écrits que i’envoye à Monsieur Chanut, sont les Lettres que i’ay eu l’honneur d’écrire à vostre Altesse touchant le Livre de Séneque de vita beata iusques à AT V, 91 la moitié de la sixiéme, où apres avoir definy les Passions en general, ie mets que ie trouve de la difficulté à les dénombrer. En suite dequoy ie luy envoye aussi le petit Traitté des Passions, lequel i’ay eu assez de peine à faire transcrire sur un broüillon fort confus que i’en avois gardé ; et ie luy mande que ie ne le prie point de presenter d’abord ces écrits à la Reyne, pource que i’aurois peur de ne pas garder assez le respect que ie dois à sa Majesté, si ie luy envoyois des Lettres que i’ay faites pour une autre, plutost que de luy écrire à elle-mesme ce que ie pourray iuger luy estre agreable ; mais que s’il trouve bon de luy en parler, disant que c’est à luy que ie les ay envoyées, et qu’apres cela elle desire de les voir, ie seray libre de ce scrupule ; et que ie me suis persuadé qu’il luy sera peut-estre plus agreable de voir ce qui a esté ainsi écrit à une autre, que s’il luy estoit adressé, pource qu’elle pourra s’assurer davantage, que ie n’ay rien changé ou déguisé en sa consideration. Ie n’ay pas iugé à propos d’y mettre rien de plus de vostre Altesse, ny mesme d’en exprimer le nom, lequel toutesfois il ne pourra ignorer à cause de mes Lettres preceden Clerselier I, 99 tes ; Mais considerant que nonobstant qu’il soit homme tres-vertueux, et grand estimateur des personnes de merite, en sorte que ie ne doute point qu’il n’honore vostre Altesse autant qu’il doit, Il ne m’en a toutesfois parlé que rarement en ses Lettres, AT V, 92 bien que ie luy en ay écrit quelque chose en toutes les miennes, i’ay pensé qu’il faisoit peut-estre scrupule d’en parler à la Reyne, pource qu’il ne sçait pas si cela plairoit ou déplairoit à ceux qui l’ont envoyé. Mais si i’ay d’oresnavant occasion de luy écrire à elle-mesme, ie n’auray pas besoin d’interprete ; et le but que i’ay eu cette fois en luy envoyant ces écrits, est de tascher à faire qu’elle s’occupe davantage à ces pensées, et que si elles luy plaisent, ainsi qu’on me fait esperer, elle ait occasion d’en conferer avec vostre Altesse ; De laquelle ie seray toute ma vie, etc.