AT V, 50

A MONSIEUR CHANUT.

LETTTRE XXXVI.

MONSIEUR,
Comme ie passois par icy pour aller en France, i’ay appris de Monsieur Brasset qu’il m’avoit envoyé de vos Lettres à Egmond, et bien que mon voyage soit assez pressé, ie me proposois de les attendre ; mais ayant esté receuës en mon logis trois heures apres que i’en estois party, on me les a incontinent renvoyées. Ie les ay leuës avec avidité. I’y ay trouvé de grandes preuves de vostre amitié et de vostre adresse. I’ay eu peur en lisant les premieres pages, où vous m’aprenez que Monsieur du Rier avoit parlé à la Reine d’une de mes Lettres, et qu’elle demandoit de la voir. Par apres ie me suis rassuré estant à l’endroit où vous écrivez qu’elle en a oüy la lecture avec quelque satisfaction ; Et ie doute si i’ay esté touché de plus d’admiration, de AT V, 51 ce qu’elle a si facilement entendu des choses que les plus doctes estiment tres-obscures, ou de joye, de ce qu’elles ne luy ont pas déplû. Mais mon admiration s’est redoublée, lors que i’ay veu la force et le poids des objections Clerselier I, 120 que sa Majesté a remarquées touchant la grandeur que i’ay attribuée à l’Univers. Et ie souhaiterois que vostre Lettre m’eust trouvé en mon sejour ordinaire, pource qu’y pouvant mieux recueillir mon esprit que dans la chambre d’une hostellerie, i’aurois peut estre pû me deméler un peu mieux d’une question si difficile, et si iudicieusement proposée. Ie ne pretens pas toutesfois que cela me serve d’excuse ; et pourveu qu’il me soit permis de penser que c’est à vous seul que i’écris, afin que la veneration et le respect ne rendent point mon imagination trop confuse, ie m’efforceray icy de mettre tout ce que ie puis dire touchant cette matiere.

En premier lieu, ie me souviens que le Cardinal de Cusa, et plusieurs autres Docteurs ont supposé le monde infiny, sans qu’ils ayent iamais esté repris de l’Eglise pour ce sujet ; Au contraire, on croit que c’est honorer Dieu, que de faire concevoir ses œuvres fort grands ; Et mon opinion est moins difficile à recevoir que la leur ; pource que ie ne dis pas que le monde soit infiny, mais indefiny seulement. En quoy il y a une difference assez remarquable : car pour dire qu’une chose est infinie, on doit avoir quelque raison qui la fasse connoistre telle, ce qu’on ne peut avoir que de Dieu seul ; mais pour dire qu’elle est indefinie, il suffit de n’avoir point de raison par laquelle on puisse prouver qu’elle ait des bornes. Ainsi il me semble qu’on ne peut AT V, 52 prouver, ny mesme concevoir, qu’il y ait des bornes en la matiere dont le monde est composé. Car en examinant la nature de cette matiere, ie trouve qu’elle ne consiste en autre chose, qu’en ce qu’ elle a de l’étenduë en longueur, largeur et profondeur, de façon que tout ce qui a ces trois dimensions est une partie de cette matiere ; et il ne peut y avoir aucun espace entierement vuide, c’est à dire, qui ne contienne aucune matiere, à cause que nous ne sçaurions concevoir un tel espace, que nous ne concevions en luy ces trois dimensions, et par consequent de la matiere, Or en supposant le monde finy, on imagine au delà Clerselier I, 121 de ses bornes quelques espaces qui ont leurleurs trois dimensions, et ainsi qui ne sont pas purement imaginaires, comme les Philosophes les nomment, mais qui contiennent en soy de la matiere ; laquelle ne pouvant estre ailleurs que dans le monde, fait voir que le monde s’étend au delà des bornes qu’on avoit voulu luy attribuer. N’ayant donc aucune raison pour prouver, et mesme ne pouvant concevoir que le monde ait des bornes, ie le nomme Indefiny ; Mais ie ne puis nier pour cela qu’il n’en ait peut-estre quelques-unes qui sont connuës de Dieu, bien qu’elles me soient incomprehensibles : C’est pourquoy ie ne dis pas absolument qu’il est Infiny.

Lors que son étenduë est considerée en cette sorte, si on la compare avec sa durée, il me semble qu’elle donne seulement ocasion de penser, qu’il n’y a point de temps imaginable avant la creation du monde auquel Dieu n’eust pû le créer, s’il eust voulu ; Et qu’on n’a point sujet pour cela de conclure, qu’il l’a verita AT V, 53 blement creé avant un temps indefiny, à cause que l’existence actuelle ou veritable que le monde a eüe depuis cinq ou six mil ans, n’est pas necessairement jointe avec l’existence possible ou imaginaire qu’il a pû avoir auparavant ; ainsi que l’existence actuelle des espaces qu’on conçoit autour d’un globe, (c’est à dire, du monde supposé comme finy) est iointe avec l’existence actuelle de ce mesme globe. Outre cela, si de l’étenduë indefinie du monde on pouvoit inferer l’eternité de sa durée au regard du temps passé, on la pourroit encore mieux inferer de l’eternité de la durée qu’il doit avoir à l’avenir. Car la foy nous enseigne, que bien que la terre et les cieux periront, c’est à dire changeront de face ; toutesfois le monde, c’est à dire, la matiere dont ils sont composez ne perira iamais ; comme il paroist de ce qu’elle promet une vie eternelle à nos corps apres la resurrection, et par consequent aussi au monde dans lequel ils seront ; Mais de cette durée infinie que le monde doit avoir à l’avenir, on n’infere point qu’il ait esté cy-devant Clerselier I, 122 de toute eternité, à cause que tous les momens de sa durée sont independans les uns des autres.

Pour les prerogatives que la Religion attribuë à l’homme, et qui semblent difficiles à croire, si l’étenduë de l’Univers est suposée indefinie, elles meritent quelque explication : Car bien que nous puissions dire que toutes les choses creées sont faites pour nous, entant que nous en pouvons tirer quelque usage, ie ne sçache point neantmoins que nous soyons obligez de croire que l’homme soit la fin de la Creation. Mais il AT V, 54 dit que omnia propter ipsum (Deum) facta sunt, que c’est Dieu seul qui est la cause finale, aussi bien que la cause efficiente de l’Univers ; Et pour les creatures, dautant qu’elles servent reciproquement les unes aux autres, chacune se peut attribuer cét avantage, que toutes celles qui luy servent sont faites pour elle. Il est vray que les six iours de la Creation sont tellement décrits en la Genese, qu’il semble que l’homme en soit le principal sujet ; Mais on peut dire que cette histoire de la Genese ayant esté écrite pour l’homme, ce sont principalement les choses qui le regardent que le S. Esprit y a voulu specifier, et qu’il n’y est parlé d’aucunes, qu’entant qu’elles se raportent à l’homme. Et à cause que les Predicateurs ayant soin de nous inciter à l’amour de Dieu, ont coutume de nous representer les divers usages que nous tirons des autres creatures, et disent que Dieu les a faites pour nous, et qu’ils ne nous font point considerer les autres fins, pour lesquelles ont peut aussi dire qu’il les a faites, à cause que cela ne sert point à leur sujet, nous sommes fort enclins à croire qu’il ne les a faites que pour nous. Mais les Predicateurs passent plus outre, car ils disent que chaque homme en particulier est redevable à Iesus-Christ de tout le sang qu’il a répandu en la Croix, tout de mesme que s’il n’estoit mort que pour un seul ; en quoy ils disent bien la verité ; Mais, comme cela n’empesche pas qu’il n’ait racheté de ce mesme sang un tres-grand nombre d’autres hommes ; ainsi ie ne voy point que le mystere Clerselier I, 123 de l’Incarnation, et tous les autres avantages que Dieu a faits à l’homme, empeschent AT V, 55 qu’il n’en puisse avoir fait une infinité d’autres tres-grands, à une infinité d’autres creatures. Et bien que ie n’infere point pour cela qu’il y ait des creatures intelligentes dans les étoiles, ou ailleurs ; ie ne voy pas aussi qu’il y ait aucune raison, par laquelle on puisse prouver qu’il n’y en a point ; Mais ie laisse toûjours indecises les questions qui sont de cette sorte, plutost que d’en rien nier ou assurer. Il me semble qu’il ne reste plus icy autre difficulté, sinon qu’apres avoir crû long-temps que l’homme a de grands avantages par dessus les autres creatures, il semble qu’on les perde tous, lors qu’on vient à changer d’opinion. Mais ie distingue entre ceux de nos biens qui peuvent devenir moindres, de ce que d’autres en possedent de semblables, et ceux que cela ne peut rendre moindres. Ainsi un homme qui n’a que mille pistoles seroit fort riche, s’il n’y avoit point d’autres personnes au monde qui en eussent tant, et le mesme seroit fort pauvre s’il n’y avoit personne qui n’en eust beaucoup davantage ; Et ainsi toutes les qualitez loüables donnent dautant plus de gloire à ceux qui les ont, qu’elles se rencontrent en moins de personnes ; c’est pourquoy on a coutume de porter envie à la gloire et aux richesses d’autruy. Mais la vertu, la science, la santé, et generalement tous les autres biens estant considerez en eux mesmes, sans estre raportez à la gloire, ne sont aucunement moindres en nous, de ce qu’ils se trouvent aussi en beaucoup d’autres ; c’est pourquoy nous n’avons aucun sujet d’estre faschez qu’ils soient en plusieurs. Or les biens qui peuvent estre en toutes les creatures intelligentes d’un monde indefiny sont de ce AT V, 56 nombre, ils ne rendent point moindres ceux que nous possedons. Au contraire lors que nous aimons Dieu, et que par luy nous nous ioignons de volonté avec toutes les choses qu’il a creées, dautant que nous les conçevons plus grandes, plus nobles, plus parfaites, dautant nous estimons nous aussi davantage, à cause Clerselier I, 124 que nous sommes des parties d’un tout plus accomply ; et dautant avons nous plus de sujet de loüer Dieu, à cause de l’immensité de ses œuvres. Lors que l’Escriture sainte parle en divers endroits de la multitude innombrable des Anges, elle confirme entierement cette opinion : Car nous iugeons que les moindres Anges sont incomparablement plus parfaits que les hommes. Et les Astronomes, qui en mesurant la grandeur des Etoiles les trouvent beaucoup plus grandes que la terre, la confirmant aussi : Car si de l’étenduë indefinie du monde, on infere qu’il doit y avoir des habitans ailleurs qu’en la terre, on le peut inferer aussi de l’étenduë que tous les Astronomes luy attribuent ; à cause qu’il n’y en a aucun qui ne iuge que la terre est plus petite au regard de tout le Ciel, que n’est un grain de sable au regard d’une montagne.

Ie passe maintenant à vostre question, touchant les causes qui nous incitent souvent à aimer une personne plutost qu’une autre, avant que nous en connoissions le merite ; Et i’en remarque deux, qui sont, l’une dans l’esprit, et l’autre dans le corps. Mais pour celle qui n’est que dans l’esprit, elle presuppose tant de choses touchant la nature de nos ames, que ie n’oserois entreprendre de les deduire dans une Lettre ; Ie parleray seulement de celle du corps. Elle consiste dans la disposition AT V, 57 des parties de nôtre cerveau, soit que cette disposition ait esté mise en luy par les objets des sens, soit par quelqu’autre cause. Car les objets qui touchent nos sens meuvent par l’entremise des nerfs quelques parties de nostre cerveau, et y font comme certains plis, qui se défont lors que l’objet cesse d’agir ; Mais la partie ou ils ont esté faits demeure par apres disposée à estre pliée derechef en la mesme façon par un autre objet qui ressemble en quelque chose au precedent, encore qu’il ne luy ressemble pas en tout. Par exemple, lors que i’estois enfant, i’aimois une fille de mon âge, qui estoit un peu louche ; au moyen de quoy, l’impression qui se faisoit par la veuë en mon cerveau, quand ie regardois Clerselier I, 125 ses yeux égarez, se joignoit tellement à celle qui s’y faisoit aussi pour émouvoir en moy la passion de l’amour, que long-temps apres en voyant des personnes louches, ie me sentois plus enclin à les aimer, qu’à en aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avoient ce défaut ; Et ie ne sçavois pas neantmoins que ce fust pour cela ; Au contraire, depuis que i’y ay fait reflexion, et que i’ay reconnu que c’étoit un défaut, ie n’en ay plus esté émeu. Ainsi lors que nous sommes portez à aimer quelqu’un sans que nous en sçachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu’il y a quelque chose en luy de semblable à ce qui a esté dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sçachions pas ce que c’est. Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection qu’un défaut, qui nous attire ainsi à l’amour ; toutesfois à cause que ce peut estre quelquefois un défaut, comme en l’exemple que j’ay apporté, un homme sage ne se AT V, 58 doit pas laisser entierement aller à cette passion, avant que d’avoir consideré le merite de la personne pour laquelle nous nous sentons émeus. Mais à cause que nous ne pouvons pas aimer également tous ceux en qui nous remarquons des merites égaux, ie croy que nous sommes seulement obligez de les estimer également ; Et que le principal bien de la vie estant d’avoir de l’amitié pour quelques-uns, nous avons raison de preferer ceux à qui nos inclinations secrettes nous joignent, pourvû que nous remarquions aussi en eux du merite. Outre que lors que ces inclinations secrettes ont leur cause en l’esprit, et non dans le corps, ie croy qu’elles doivent tousiours estre suivies ; Et la marque principale qui les fait connoistre, est, que celles qui viennent de l’esprit sont reciproques, ce qui n’arrive pas souvent aux autres. Mais les preuves que i’ay de vostre affection m’assurent si fort, que l’inclination que i’ay pour vous est reciproque, qu’il faudroit que ie fusse entierement ingrat, et que ie manquasse à toutes les regles que ie croy devoir estre observées Clerselier I, 126 en l’amitié, si ie n’estois pas avec beaucoup de zele, etc.
A la Haye le 6.
Iuin 1647.