MONSIEUR,
Il faut que ie vous die que ie suis marry du trop favorable accueil que vous avez procuré aux écrits que ie vous avois envoyez pour la Reine de Suede. Car i’ay peur que sa Majesté, ny trouvant rien en les lisant qui corresponde à l’esperance que vous luy en avez fait avoir, en ait dautant moins bonne opinion, qu’elle aura eüe meilleure auparavant. I’ay encore un autre déplaisir, qui est, que puisque mon pacquet a esté retenu trois semaines à Amsterdam (ce que i’ay AT V, 130 sceu estre arrivé, pource qu’on pensoit le devoir envoyer par mer, et qu’on en attendoit l’occasion), ie regrette de n’avoir pas employé ce temps-là pour tascher d’écrire quelque chose qui fust moins indigne d’un si bon accueil. Car encore que j’aye tasché de faire mon mieux ; toutesfois les secondes pensées ont coutume d’estre plus nettes que les premieres, et ie m’estois hasté en faisant cette dépesche, pour témoigner au moins par ma promptitude, combien i’estois desireux d’obeïr à un commandement, que ie cherissois comme le plus grand honneur que ie puisse recevoir. Voila M. tous les sujets de tristesse que ie puisse imaginer, afin de moderer l’extréme joye que i’ay d’aprendre, que cette grande Reine veüille lire et considerer à loisir les écrits que i’ay envoyez : Car i’ose me promettre que si elle gouste les pensées qu’ils contiennent, elles ne Clerselier I, 127 seront pas infructueuses ; et pource qu’elle est l’une des plus importantes personnes de la terre, que cela mesme peut n’estre pas inutile au public. Il me semble avoir trouvé par experience que la consideration de ces pensées fortifie l’esprit en l’exercice de la vertu, et qu’elle sert plus à nous rendre heureux, qu’aucune autre chose qui soit au monde. Mais il n’est pas possible que ie les aye assez bien exprimées pour faire qu’elles paroissent aux autres comme à moy. Et i’ay un desir extréme d’aprendre quel jugement en fera sa Majesté ; mais particulierement aussi quel sera le vostre. La parole a beaucoup plus de force pour persuader que l’écriture, et ie ne doute point que vous ne luy en fassiez aysément avoir les mesmes sentimens que vous aurez, au moins s’ils sont AT V, 131 à mon avantage ; car l’affection dont vous me donnez tous les iours des preuves m’assure que vous ne luy en voudriez pas faire avoir dautres. Ie seray bien-aise de voir la harangue de M. F. à cause de la matiere dont il traite, et ie ne manqueray pas de la demander à M. Brasset lors qu’il l’aura receuë. Au reste, ie me propose d’aller à Paris au commencement du mois prochain, ie pourrois dire que pour mon interest ie ne souhaite pas d’avoir si-tost l’honneur de vous y voir, à cause des faveurs que vous me procurez au lieu où vous estes ; Mais ie n’ay iamais aucun égard à moy, lors qu’il peut y aller du contentement de mes amis ; Et j’avouë que ie ne souhaiterois pas un employ penible, qui m’ostast le loisir de cultiver mon esprit, encore que cela fust recompensé par beaucoup d’honneur et de profit. Ie diray seulement qu’il ne me semble pas que le vostre soit du nombre de ceux qui ostent le loisir de cultiver son esprit ; au contraire ie croy qu’il vous en donne les occasions, en ce que vous estes auprés d’une Reine qui en a beaucoup, et qu’il ne faut pas avoir manque d’adresse pour satisfaire entierement à ses maistres, agréer à ceux vers lesquels on est envoyé, et ne joüer cependant aucun autre personnage, que celuy d’un homme d’honneur, ainsi que ie m’assure que Clerselier I, 128 vous faites. On peut tousiours tirer beaucoup de satisfaction, de ce qu’on occupe son esprit en des choses difficiles, lors qu’on y reüssit, encore qu’on ne l’occupe pas aux mesmes AT V, 132 choses qu’on auroit peut-estre choisies, si on en avoit eu la liberté. Le vostre estant propre à tout, ie ne doute point que vous ne tiriez beaucoup de satisfaction d’un employ dont vous vous acquitez si bien. Si pourtant vous aprochiez du temps de vostre retraite, et que vous revinsiez bien-tost à Paris, ie serois ravy d’avoir l’honneur de vous y voir. Que si vous faites encore quelque sejour au lieu où vous estes, ie me consoleray sur ce que i’espere que vous continüerez à me procurer la bien-veillance de cette grande Reine, pour les vertus de laquelle vous m’avez fait avoir beaucoup de veneration et de zele. Ie suis, etc.
D’Egmond le 21.
Février 1648.