Clerselier II, 458 AT II, 346

A MONSIEUR ***

LETTRE C.

MONSIEUR,
I’ay lû soigneusement le livre que vous avez pris la peine de m’envoyer, et ie vous en remercie. L’autheur témoigne estre homme de bon esprit, et de grande doctrine, et avoir outre cela beaucoup de probité, et de zele pour le bien public. Tout ce qu’il dit contre les sciences qui sont en usage, et la façon qu’on tient pour les enseigner, n’est que trop vray, et ses plaintes ne sont que trop iustes.

Le dessein qu’il propose de ramasser dans un seul livre tout ce qu’il y a d’utile en tous les autres, seroit aussi fort bon, s’il estoit prattiquable ; mais i’apprehende qu’il ne le soit pas. Car outre qu’il est souvent tres-mal-aisé de bien iuger de ce que les autres ont écrit, et d’en tirer le meilleur, sans rien prendre avec cela de mauvais, les veritez particulieres qui sont par cy par là dans les livres, sont si détachées, et si independantes les unes des autres, que ie croy qu’il seroit besoin de plus d’esprit et d’industrie pour les assembler en un Cors bien proportionné, et bien en ordre, suivant le desir de l’Autheur, que pour composer un tel Cors, de ses propres inventions. Ce n’est pas qu’on doive pour cela negliger celles d’autruy, lors qu’on en rencontre d’utiles ; mais ie ne croy pas qu’on doive employer son principal temps à les recueillir : Enfin si quelques-uns estoient capables de trouver le fonds des sciences, ils auroient tort d’user leur vie à AT II, 347 en chercher les petites parcelles, qui sont cachées par cy par là dans les recoins des Bibliotheques ; Et ceux qui ne seront propres qu’à ce travail, ne seront pas capables de bien choisir, et de bien mettre en ordre ce qu’ils Clerselier II, 459 trouveront. Il est vray que l’Autheur assure avoir desia fait ou commencé un tel Livre, et ie veux bien croire qu’il s’en peut acquitter mieux que personne, mais les échantillons qu’il en fait voir icy, ne suffisent pas pour en donner grande esperance : Car pour les Aphorismes page 31. etc. ils ne contiennent que des pensées si generales, qu’il semble avoir beaucoup de chemin à faire, avant que de parvenir aux veritez particulieres, qui sont seules requises pour l’usage. Et outre cela, ie trouve deux choses en ses pretentions que ie ne sçaurois entierement approuver : La premiere est, qu’il semble vouloir trop ioindre la Religion, et les Veritez Revelées, avec les Sciences qui s’acquierent par le Raisonnement Naturel : Et l’autre, qu’il imagine une Science universelle, dont les ieunes Ecoliers soient capables, et qu’ils puissent avoir apprise avant l’âge de vingt-quatre ans. En quoi il me semble ne pas remarquer qu’il y a grande difference entre les Veritez Acquises, et les Revelées ; en ce que la connoissance de celles-cy ne dépendant que de la Grace (laquelle Dieu ne dénie à personne, encore qu’elle ne soit pas efficace en tous) les plus idiots et les plus simples y peuvent aussi bien reüssir que les plus subtils ; Au lieu que sans avoir plus d’Esprit que le commun, on ne doit pas esperer de rien faire d’extraordinaire touchant les Sciences humaines. Et enfin bien que nous soyons obligez à prendre garde, AT II, 348 que nos raisonnemens ne nous persuadent aucune chose, qui soit contraire à ce que Dieu a voulu que nous crussions, ie croy neantmoins que c’est appliquer l’Ecriture sainte à une fin pour laquelle Dieu ne l’a point donnée, et par consequent en abuser, que d’en vouloir tirer la connoissance des Veritez qui n’appartiennent qu’aux Sciences humaines, et qui ne servent point à nostre salut ; Mais peut-estre aussi que cét Autheur n’entend point user de Bible en ce sens-là, ny méler les choses Saintes aux Profanes ; Et en tout le reste ses intentions paroissent si bonnes, qu’encore mesme qu’il manquast en quelque chose, il ne laisse pas d’estre grandement à estimer. Ie vous remercie de l’avis Clerselier II, 460 que vous me donnez des médisances de N. elles sont si foibles et si mal trouvées, que ie croy qu’elles luy font plus de tort, en ce qu’elles découvrent la maladie de son Esprit, qu’elles n’en sçauroient faire à aucun autre. Ie suis,