AT I, 22

AU R. P. MERSENNE.

LETTRE CXII.

MON REVEREND PERE,
Ie ne pense pas avoir esté si incivil, que de vous prier de ne me proposer aucunes questions ; car c’est trop d’honneur que vous me faites, lors qu’il vous plaist d’en prendre la peine, et i’apprens plus par ce moyen, que par aucune autre sorte d’étude ; Mais bien sans doute vous auray ie supplié, de ne trouver pas mauvais si ie ne m’efforce pas d’y répondre si precisément, que ie tâcherois de faire, si ie n’étois tout à fait occupé en d’autres pensées : Car ie n’ay point l’esprit assez fort, pour l’employer en mesme temps à plusieurs choses differentes. Et comme ie ne trouve iamais rien, que par une longue traisnée de diverses considerations, Clerselier II, 530 il faut que ie me donne tout à une matiere, lors que i’en veux examiner quelque partie. AT I, 23 Ce que i’ay éprouvé depuis peu, pour trouver la cause de ce Phainomene duquel vous m’écrivez ; Car il y a plus de trois mois qu’un de mes amis m’en a fait voir icy une description assez ample, et m’en ayant demandé mon avis, il m’a fallu interrompre ce que i’avois en main, pour examiner par ordre tous les Meteores, auparavant que ie m’y sois pû satisfaire. Mais ie pense maintenant en pouvoir rendre quelque raison, et suis resolu d’en faire un petit Traitté, qui contiendra l’explication des couleurs de l’Arc-en-Ciel, lesquelles m’ont donné plus de peine que tout le reste, et generalement de tous les Phainomenes sublunaires. C’est ce qui m’avoit donné occasion de vous demander particulierement la description que vous avez de ce Phainomene, pour sçavoir si elle s’accordoit avec celle que i’avois veuë, et i’y trouve cette difference, que vous dites, qu’il a esté veu à Tivoli, ce que l’autre ne dit pas, mais bien à Frescati, qu’il nomme Tusculum en Latin. Ie vous prie de me mander, si vous sçavez assurément qu’il ait paru à Tivoli, et comment ce nom là se dit en Latin, car ie ne le sçay pas, mais i’auray bien loisir d’attendre vos Lettres, car ie n’ay pas encore commencé à l’écrire, Au reste ie vous prie de n’en parler à personne du monde, car i’ay resolu de l’exposer en public, comme un échantillon de ma Philosophie, et latere post tabellam, afin de voir ce qu’on en dira. C’est AT I, 24 une des plus belles matieres que ie sçaurois choisir, et ie tascheray de l’expliquer en sorte, que tous ceux qui entendront seulement le françois, puissent prendre plaisir à le lire. I’aimerois mieux qu’il fust imprimé à Paris qu’icy ; Et si c’estoit chose qui ne vous fust point à charge, ie vous l’envoyerois lors qu’il seroit fait, tant pour le corriger, que pour le mettre entre les mains d’un Libraire. Vous m’avez obligé de m’advertir de l’impertinence de mon amy, l’honneur que vous luy avez fait de luy écrire, luy a sans doute tant donné de vanité, qu’il s’est ébloüy, et il a crû que vous auriez meilleure opinion de luy, s’il vous écrivoit qu’il a esté Clerselier II, 531 mon maistre il y a dix ans, mais il se trompe fort, car il n’y a pas de gloire d’avoir instruit un homme qui ne sçait rien, et qui le confesse par tout librement ; Ie ne luy en manderay rien, puis que vous ne le voulez pas, encore que i’eusse bien de quoy luy faire honte, principalement si i’avois sa Lettre toute entiere.

Si vous pouviez trouver quelqu’autre lieu où mettre M. N. mieux qu’il n’est, ie croy que vous l’obligeriez ; Sur tout ie vous le recommande ; Ie suis assuré de l’execution des verres, s’il y travail seul, et estant en repos ; et c’est chose de plus grande importance AT I, 25 que l’on ne s’imagine. Il y a tant de gens à Paris qui perdent de l’argent à faire souffler des Charlatans, n’y en auroit-il point quelqu’un qui le voudroit tenir six mois, ou un an, à ne faire autre chose du tout que cela ; car il luy faudroit du temps pour preparer ses outils ; Et c’est comme à l’Imprimerie, où la premiere feüille est plus longue à faire que mille autres.

Pour la Raréfaction ie suis d’accord avec ce Medecin, et ay pris party là dessus, comme sur presque tous les fondemens de la Physique ; mais peut-estre que ie n’explique pas l’Æther comme luy. Lors que j’auray l’honneur de vous voir, nous aurons moyen de nous en entretenir plus particulierement. Pour ce Livre de Camoyeux et de Talismans, ie iuge du titre qu’il ne doit contenir que des Chimeres. De mesme, la teste qui parle, couvre sans doute quelque imposture : Car de dire qu’il y eust des ressorts, et des tuyaux, comme au Coq de l’horloge de Strasbourg, pour exprimer tout le Pater noster, i’ay bien de la peine à le croire.

De diviser les Cercles en 27. et 29. cela se peut Mechaniquement, mais non point Geometriquement ; Il est vray qu’il se peut en 27. par le moyen d’un cylindre, encore que peu de gens en puissent trouver le moyen ; AT I, 26 mais non pas en vingt-neuf, et si l’on m’en veut envoyer la demonstration i’ose vous promettre de faire voir que cela n’est pas exact.

Pour vostre question de Musique, touchant le passage Clerselier II, 532 de l’Unisson à la Tierce mineure, ie ne trouve que des conjectures à y répondre, et doute presque en cela, si les praticiens ont raison : Seulement puis-ie dire que lors qu’on va de l’Unisson à la Tierce, ce n’est pas pour finir, mais pour surprendre l’oreille au milieu d’un chant, à quoy la varieté est principalement requise. Or cette varieté se remarque principalement en deux choses ; 1. lors que les deux parties vont par des mouvemens contraires, ce qui n’est point icy ; car elles montent ou descendent toutes deux ; 2. lors qu’elles procedent par des mouvemens inégaux : ce qui est fort sensible au premier, car une partie montante d’une Quinte, et l’autre d’une Tierce, on remarque grande difference, en ce que le AT I, 27 Dessus, qui a accoustumé d’aller par degrez conjoints, fait tout d’un coup un si grand sault, et au contraire la Basse montant d’une Tierce, ne va qu’à son ordinaire. Mais au dernier, il semble que les deux parties descendent également ; car l’intervale d’une Quinte à la Basse, n’est gueres plus sensible, que celuy d’une Tierce au Superius ; ainsi il n’y a pas grande varieté en ce passage, ce qui le rend triste, et déplaisant. De plus, lors que le dessus monte, il reveille bien plus l’attention, que lors qu’il descend ; c’est tout ce qui me vient sous la plume.

Pour l’autre question il y faudroit penser ; car il y a plusieurs forces differentes à considerer ; Premierement si le poids estoit en un espace vuide, où l’air ne fist aucun empeschement, et qu’on suposast qu’il ne luy fallust que la moitié dautant de temps pour faire le mesme chemin, lors qu’il est poussé par une force deux fois plus grande ; I’ay autresfois demonstré, qu’il suivoit cette proportion ; Si la corde est longue d’un pié, et qu’il faille au poids un moment pour passer depuis C iusques à B, la corde estant longue AT I, 28 de deux pieds, il luy faudra de moment seulement ; Si la corde est de 4. pieds, de moment ; Si de 8. piez, si de seize piez, et ainsi à l’infiny. Ie ne vous dis pas pour cela combien la corde doit estre longue, pour répondre à deux momens, car elle ne se peut expliquer par Clerselier II, 533 nombre, au moins que ie croy ; Mais vous voyez à proportion des autres, qu’elle devroit estre plus de cinq fois plus longue, et ce qu’elle a de moins, vient de l’empeschement de l’air, auquel il faut estimer deux choses differentes, sçavoir, combien il empesche au commencement, et combien lors qu’il est desia commencé à émouvoir ; Ce qu’il faut encore comparer à l’augmentation de la vitesse du mouvement, ce qui est tres-difficile en un mouvement circulaire, comme cettuy-cy ; Il ne le seroit pas du tout tant, si vous supposiez que le poids descendist tout droit de haut en bas.

Quant aux Vibrations qui se font de C vers D, elles seroient tousiours les mesmes si l’air n’y apportoit de l’empeschement : car si quelque chose se remuoit dans le vuide, elle se remueroit incessamment, et de la mesme façon : Mais ce qui fait cesser le mouvement d’une corde de Luth que l’on a pinsée, est tout à fait different de ce qui fait cesser celuy d’une corde qui est penduë en un plancher ; en sorte que i’estime qu’une corde de Luth pourroit peut-estre cesser plûtost de se mouvoir dans le vuide que dans l’air.

AT IV, 499 Ie ne me souviens plus de ce que i’ay écrit à M. Clerselier, touchant l’argument de Zenon, mais le temps auquel le Cheval doit attraper la Tortuë peut-estre fort aisément determiné : Car puis qu’il va dix fois aussi vite qu’elle ; et qu’en joignant à la dixiesme Partie d’une lieuë, la dixiéme de cette dixiéme, et derechef la dixiéme de la dixiéme, et ainsi à l’infiny, toutes ces dixiémes jointes ensemble, font justement une neufviéme ; Le decuple de cette neufviéme est dix-neufviémes, au bout desquelles le Cheval arrivera en mesme lieu que la Tortuë. Par exemple si AD est une lieuë, et DB une autre lieuë, et DC la Clerselier II, 534 dixiéme partie d’une lieuë, et DE, la neufviéme, et que le Cheval commence à courir vers B, du point A, et la Tortuë du AT IV, 500 point D, lors qu’elle arrivera au point C, le Cheval arrivera au point D, pour ce qu’AD, est decuple de DC ; Mais lors qu’elle arrivera au point E, le Cheval arrivera aussi au point E, pource qu’AE, est decuple de DE.

Pour les vibrations des Triangles, ie voy que vous n’avez pas remarqué ce que i’entens par l’empeschement de l’air, quoy que ie l’aye fort amplement expliqué en la premiere Lettre que i’ay écrite à M. de Carcavy, sur ce suiet ; Car ie n’entens pas seulement celuy qui dépend de la figure des Cors qui se meuvent, lequel ie confesse estre plus grand quand les Triangles sont suspendus à ma façon qu’à la vostre, ainsi que vous remarquez ; Mais i’entens principalement celuy qui vient de ce que l’air n’estant pas parfaitement fluide, quand un Cors est suspendu en equilibre, il le faut pousser avec plus de force, pour le faire mouvoir fort viste, que pour ne le faire mouvoir que lentement, et lors que les Triangles sont suspendus à ma façon, il n’y a quasi iamais aucunes de leur parties qui soient ainsi en équilibre ; Mais en vostre façon, elles y sont la pluspart du temps presque toutes. AT IV, 501 Au reste vos experiences sur ce sujet ne peuvent estre exactes, si vous ne prenez quelque regle certaine pour les ajuster ; et si vous examinez en toutes sortes de Triangles, ou autres Cors suspendus à ma façon, ce que i’en ay determiné, ie m’assure que vous ne trouverez rien de manque, sinon le peu d’empeschement que fait l’air à la figure des Cors plats. Ie n’escris point à M. de N. pource que ie n’ay rien de bon à luy mander. Ie suis,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble, et tres-obeïssant
serviteur, DESCARTES.