Clerselier II, 537 AT V, 41

A MONSIEUR ***.

LETTRE CXIV.

MONSIEUR,
La generosité, la franchise, l’amour de la Verité et de la Iustice, que i’ay éprouvées estre en vous, et que i’y estime dautant plus, que ie voy que ce soit des qualitez inconnuës à plusieurs autres, sont cause que i’ay derechef recours à vous, à l’occasion d’une lettre que i’ay receuë ce matin de Messieurs les Curateurs AT V, 42 de l’Université de Leyde ; Vous en trouverez icy la copie avec celle de la réponse que i’y ay faite à l’heure mesme ; par où vous verrez de quelle façon ie suis traitté, et comment aprés avoir esté calomnié par leurs Theologiens, et leur en avoir demandé iustice, au lieu de me la faire, ils me mettent au nombre des Herostrates, et des plus infames qui ayent iamais esté au monde, en deffendant qu’on ne parle de moy ny en bien ny en mal. Ie n’avois pas attendu d’eux une telle réponse, et l’affaire est maintenant en tel point, qu’il est necessaire qu’on me fasse raison, ou bien qu’on declare publiquement que Messieurs vos Theologiens ont droit de mentir et de calomnier, sans que les personnes de ma sorte en puissent aucunement avoir iustice en ce païs. Et ie vous prie de remarquer ces mots en la lettre de Messieurs les Curateurs, ab opinione, quam à Professoribus Academiæ, et regente Collegij Theologis impugnatam retulisti, car le mot opinio mis en telle sorte, semble signifier quelque heresie, et en parlant en pluriel de Professoribus Theologis, bien que ie ne me fusse plaint que d’un seul, qui soit Professeur, ils semblent insinuer que toute la Faculté Theologique de Clerselier II, 538 Leyde a souscrit aux calomnies dont ie me suis plaint ; Si cela est, et que la chose demeure en ce point, c’est principalement m’avertir que i’ay vos Theologiens en corps pour ennemis, et ainsi que ie dois doresna AT V, 43 vant estudier les controverses, et faire trois pas en arriere, afin de me mettre en mesure pour me defendre. C’est à quoy ie serois tres-marry d’estre contraint, bien qu’il me seroit peut-estre plus avantageux, que la complaisance dont i’ay usé iusqu’à present. Au reste ce n’est point que ie desire qu’on parle de moy en leur Academie ; Ie voudrois qu’il n’y eust aucun Pedant en toute la Terre, qui sceust mon nom ; et si entre leurs Professeurs il se trouve des chahüans, qui n’en puissent suporter la lumiere, ie veux bien que pour favoriser leur foiblesse, ils mettent ordre en particulier, que ceux qui iugent bien de moy, ne le témoignent point en public, par des loüanges excessives. Ie n’en ay iamais recherché, ny desiré de telles ; au contraire, ie les ay tousiours évitées, ou empeschées, autant qu’il a esté en mon pouvoir ; mais de deffendre publiquement qu’on ne parle de moy ny en bien ny en mal, et qui plus est de m’écrire qu’on a fait cette defense, et vouloir que ie cesse de maintenir les opinions que i’ay, comme si elles avoient esté bien et legitimement impugnées par leurs Professeurs, c’est vouloir que ie me retracte, aprés avoir écrit la verité, au lieu que i’attendois qu’on fit retracter ceux qui ont menti en me calomniant ; et au lieu de me rendre la iustice que i’ay demandée, ordonner contre moy tout le pis qui puisse estre imaginé. Voila M. les sentimens que i’ay touchant la lettre qu’on m’a envoyée, et ie les declare icy en confidence, à cause que ie sçay que vous m’aimez, et que vous aimez aussi la raison et la iustice. I’adjouste que ie vous demande conseil et assistance, comme ayant tousiours AT V, 44 éprouvé vostre secours tres-prompt, tres-utile et tres-efficace. Le chemin que i’estime le plus court, pour sortir que bien que mal de cette affaire, si tant est que Messieurs les Curateurs ayent tant soit peu d’envie de ne me pas entierement desobliger, c’est que sur ce Clerselier II, 539 que ie leur manday, que ie n’entens pas le sens de leur lettre, ils pourroient répondre, que leur intention n’est point de condamner mes opinions, ny de bannir mon nom de leur Academie, mais que pour maintenir la paix, et l’amitié entre leurs Professeurs, ils ont trouvé bon de leur deffendre de disputer doresnavant dans leurs Theses, ou autres exercices, touchant ce qui est ou qui n’est pas en mes écrits, afin qu’ils s’occupent seulement à examiner ce qui est ou qui n’est pas vray, plûtost que ce qu’un tel a dit ou n’a pas dit : Et que pour les deux Theologiens dont ie me suis plaint, ils ont eu tort de m’attribuer des opinions directement contraires à celles que i’ay écrites, et qu’ils leur en ont fait une telle reprimande, qu’ils iugent que i’en dois estre content ; C’est selon mon avis, toute la moindre satisfaction que ie doive avoir d’eux pour y pouvoir acquiescer, et s’ils m’en veulent donner un grain de moins, i’aime mieux n’en recevoir point du tout : Car ma cause sera dautant meilleure, que le tort qu’on m’aura fait sera plus grand. Si donc vous approuvez en cela mon opinion, ie vous prie de vouloir prendre la peine de communiquer le tout à M. Brasset, auquel ie n’auray loisir d’écrire que trois lignes, et d’agir avec luy envers Messieurs les Curateurs, ou autres, afin que les choses AT V, 45 aillent comme elles doivent. Ie n’adjouste point icy de compliment, car ie n’en sçay point, qui ne soient fort au dessous de ce que ie vous dois, et ie suis desia plus que ie ne puis exprimer,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble, et tres-obeïssant
serviteur, DESCARTES.