A MONSIEUR ***

LETTRE CXVII. Version.

MONSIEUR,
Vous me comblez tousiours de tant de civilité et de bons offices, que vous me reduisez au poinct de ne vous pouvoir iamais satisfaire : Mais à dire le vray, ce m’est une chose bien agreable et bien avantageuse, d’estre vaincu de la sorte. Ie suivray le plus exactement qu’il me sera possible, vos ordres et vos advis, principalement dans les choses qui regardent la Theologie et la Religion, où ie ne pense pas qu’il y ait rien, avec quoy ma Philosophie ne s’accorde beaucoup mieux que la vulgaire. Et pour ce qui est de ces Controverses qui s’agitent auiourd’huy dans la Theologie, à cause des faux principes de Philosophie, sur lesquels elles sont fondées, ie ne m’ingereray point de les vouloir éclaircir, de peur de passer les bornes de ma Profession : Mais s’il arrive iamais que mes opinions soient receuës, i’ose croire que toutes ces Controverses cesseront, et qu’elles tomberont d’elles-mesmes. Clerselier II, 558 Il ne me reste plus à present qu’un seul scrupule, qui est touchant le Mouvement de la Terre : Et pour cela, i’ay mis ordre à ce qu’on consultast pour moy un Cardinal qui me fait l’honneur de m’avoüer pour un de ses Amis il y a plusieurs années, et qui est l’un de cette Congregation qui a condamné Galilée ; I’apprendray volontiers de luy, comment ie me dois comporter en cela ; Et pourveu que i’aye de mon costé Rome et la Sorbonne, ou du moins que ie ne les aye pas contre moy, i’espere de pouvoir tout seul soustenir sans beaucoup de peine, tous les efforts de mes envieux. Quant aux Philosophes, ie ne leur declare la guerre, que pour les obliger à une paix : Car m’appercevant desia que secrettement ils me veulent du mal, et qu’ils me dressent des embusches, i’aime bien mieux leur faire une guerre ouverte, afin qu’ils soient, ou victorieux, ou vaincus, que d’attendre à les recevoir à mon desavantage. Ie ne pense pas aussi que ma Philosophie me doive faire de nouveaux ennemis ; bien au contraire, i’espere qu’elle me procurera de nouveaux Amis, et de nouveaux deffenseurs ; Que si neantmoins le contraire arrivoit, mon esprit n’en sera point abbatu pour cela, et ie ne laisseray pas durant la guerre, de jouïr en mon interieur d’une paix et d’une tranquillité aussi profonde, que i’ay fait iusques à present au milieu de mon repos.

Ie commence maintenant à m’appercevoir, que ie ne suis pas tout à fait malheureux ; et ie vous confesse que i’aurois tort de me repentir d’avoir mis mes écrits en lumiere, sçachant qu’une personne de vostre merite se donne la peine de les lire avec attention, s’étudie à les bien comprendre, et me sçait gré de les avoir publiez. Mais comme il y en a fort peu qui vous ressemblent en cela, i’ay sujet de vous rendre graces, et vous suis infiniment obligé, de l’insigne faveur que ie reçois de vous, d’avoir bien voulu vous mettre de ce petit nombre, et mesme d’y paroistre comme un des plus considerables ; Ce que ie dis non seulement eu égard aux assurances que vous me donnez de vostre amitié, mais aussi pour les belles et sçavantes remarques dont vous avez accompagné Clerselier II, 559 vôtre Lettre. Et veritablement les pensées sont si conformes à celles qui sont couchées dans cét écrit, que ie ne me souviens point d’avoir rien vû iusques icy, où tout ce qu’il y a de moëlle et de substance (pour ainsi dire) dans ma Metaphysique, soit mieux compris et renfermé que là dedans. Et afin que vous ne croyez pas que ie ne die cecy que par maniere de compliment, et que ie ne parle autrement que ie ne pense ; ie marqueray icy deux ou trois endroits, qui sont les seuls où i’ay remarqué que vous vous estiez éloigné, non pas de mon sens, mais de la façon ordinaire dont ie m’exprime. Il y en a deux en la quatriéme Colomne ; Le premier contient ces mots : Ny Dieu n’a pas non plus la faculté de se priver de son existence ; Car par ce mot de faculté nous entendons ordinairement quelque perfection ; Or ce seroit une imperfection en Dieu, de se pouvoir priver de sa propre Existence : C’est pourquoy pour obvier aux calomnies des médisans, ie serois d’avis que vous vous servissiez de ces mots : Et il repugne que Dieu se puisse priver de sa propre Existence, ou qu’il la puisse perdre d’ailleurs, etc.

Le second est où vous dites, Que Dieu est la cause de soy-mesme : Mais pource que cy-devant quelques-uns ont mal interpreté ces paroles, il me semble qu’il est à propos de les éclaircir, en leur donnant l’explication suivante : Estre la cause de soy-mesme ; C’est à dire, Estre par soy, et n’avoir point d’autre cause de soy-mesme que sa propre Essence, que l’on peut dire en estre la cause formelle .

Le troisiéme endroit que i’ay remarqué est vers la fin de vos Annotations, où vous dites, que la Matiere est la Machine du Monde. Au lieu dequoy i’aurois mieux aimé dire, Que le Monde, comme une Machine, est composé de Matiere, Ou bien, Que les choses naturelles n’ont point d’autre cause de leur Mouvement, que les Artificielles, ou quelque chose de semblable.

Mais ces fautes sont si legeres, et de si petite consequence, que i’en trouve beaucoup plus à corriger, toutes les fois que ie repasse les yeux sur mes propres écrits ; Et nous ne pouvons iamais estre si exacts en ce que nous faisons, que Clerselier II, 560 nous ne laissions aux chicaneurs aucune matiere pour exercer leur stile. Au reste, ie ne pense pas qu’il y ait rien qui porte plus les hommes à une mutuelle amitié, que la conformité de leurs pensées : C’est pourquoy, comme ie me persuade aysement que vous tiendrez la promesse que vous me faites d’une parfaite amitié, de mesme aussi ie vous prie de ne point douter du zele et de l’affection que i’ay pour vous. Ie suis,