Clerselier II, 5 AT II, 34

REPONSE DE MR DESCARTES.

LETTRE II.

MONSIEUR,
Il n’estoit pas besoin de la ceremonie dont vostre amy a voulu user ; ceux de son merite et de son esprit n’ont que faire de mediateurs, et ie tiendray tousiours à faveur, quand des personnes comme luy me voudront faire l’honneur de me consulter sur mes écrits. Je vous prie de luy oster ce scrupule ; mais pour cette fois, puis qu’il l’a voulu, ie vous donneray la peine de luy adresser mes Réponses.

Premierement, il est vray que si i’avois dit absolument, qu’il faut se tenir aux opinions qu’on a une fois determiné de suivre encore qu’elles fussent douteuses, ie ne serois pas moins reprehensible que si i’avois dit, qu’il faut estre opiniastre et obstiné ; a cause que se tenir à une opinion, c’est le mesme que de perseverer dans le iugement qu’on en a fait. Mais i’ay dit toute autre chose, à sçavoir qu’il faut estre resolu en ses actions, lors mesme qu’on demeure irresolu en ses jugemens, (voyez page vingt quatre, ligne 8.) et ne suivre pas moins constamment les opinions AT II, 35 les plus douteuses, c’est à dire n’agir pas moins constamment suivant les opinions qu’on iuge douteuses, lors qu’on s’y est une fois determiné, c’est à dire lors qu’on a consideré qu’il n’y en a point d’autres qu’on iuge meilleures, ou plus certaines, que si on connoissoit que celles-là fussent les meilleures ; comme en effet elles le sont sous cette condition, (voyez page vingt-six, ligne 15.) Et il n’est pas à craindre que cette fermeté en l’action nous engage de plus en plus dans l’erreur, ou dans le vice, d’autant que l’erreur ne peut estre que dans l’entendement, lequel ie suppose nonobstant cela demeurer libre, et considerer comme douteux ce qui est Clerselier II, 6 douteux. Outre que ie raporte principalement cette regle aux actions de la vie qui ne souffrent aucun delay, et que ie ne m’en sers que par provision, (page 24 ligne 10) avec dessein de changer mes opinions, si tost que i’en pourray trouver de meilleures, et de ne perdre aucune occasion d’en chercher. (page 29. ligne 8.) Au reste i’ay esté obligé de parler de cette resolution et fermeté touchant les actions, tant à cause qu’elle est necessaire pour le repos de la conscience, que pour empescher qu’on ne me blasmast, de ce que i’avois écrit que pour éviter la prévention, il faut une fois en sa vie se défaire de toutes les opinions qu’on a receües auparavant en sa creance : car apparemment on m’eust objecté, que ce doute si universel peut produire une grande irresolution, et un grand déreglement dans les mœurs. De façon qu’il ne me semble pas avoir pû user de plus de circonspection que i’ay fait, pour placer la resolution, entant qu’elle est une vertu, entre les deux vices qui AT II, 36 luy sont contraires, à sçavoir l’indetermination, et l’obstination.

2. Il ne me semble point que ce soit une fiction, mais une verité, qui ne doit point estre niée de personne, Qu’il n’y a rien qui soit entierement en nostre pouvoir que nos pensées : au moins en prenant le mot de pensée comme ie fais, pour toutes les operations de l’ame ; en sorte que non seulement les meditations, et les volontez, mais mesme les fonctions de voir, d’ouïr, de se déterminer à un mouvement plustost qu’à un autre, etc. entant qu’elles dependent d’elle, sont des pensées. Et il n’y a rien du tout que les choses qui sont comprises sous ce mot, qu’on attribuë proprement à l’homme en langue de Philosophe : car pour les fonctions qui appartiennent au corps seul, on dit qu’elles se font dans l’homme, et non par l’homme. Outre que par le mot entierement, (page 27. ligne 3.) et par ce qui suit, à sçavoir, Que, lors que nous avons fait nostre mieux touchant les choses exterieures, tout ce qui manque de nous reüssir est au regard de nous absolument impossible ; ie témoigne assez que ie n’ay point voulu dire pour cela, Que les choses exterieures ne Clerselier II, 7 fussent point du tout en nostre pouvoir, mais seulement qu’elles n’y sont, qu’entant qu’elles peuvent suivre de nos pensées, et non pas absolument, ny entierement, à cause qu’il y a d’autres puissances hors de nous, qui peuvent empescher les effets de nos desseins. Mesme pour m’exprimer mieux, i’ay joint ensemble ces deux mots au regard de nous, et absolument, que les Critiques pourroient reprendre comme se contredisant l’un à l’autre, n’estoit que l’intelligence AT II, 37 du sens les accorde. Or nonobstant qu’il soit tres-vray qu’aucune chose exterieure n’est en nostre pouvoir, qu’entant qu’elle depend de la direction de nostre ame, et que rien n’y est absolument que nos pensées ; et qu’il n’y ait ce me semble personne qui puisse faire difficulté de l’accorder, lors qu’il y pensera expressement ; i’ay dit neantmoins qu’il faut s’accoûtumer à le croire, et mesme qu’il est besoin à cét effet d’un long exercice, et d’une meditation souvent reïterée ; dont la raison est, que nos appetits et nos passions nous dictent continuellement le contraire ; et que nous avons tant de fois éprouvé dés nostre enfance, qu’en pleurant, ou commandant, etc. nous nous sommes faits obeïr par nos nourrices, et avons obtenu les choses que nous desirions, que nous nous sommes insensiblement persuadez que le monde n’estoit fait que pour nous, et que toutes choses nous estoient deües :En quoy ceux qui sont nez grands et heureux, ont le plus d’occasion de se tromper ; et l’on voit aussi que ce sont ordinairement eux qui suportent le plus impatiemment les disgraces de la fortune. Mais il n’y a point ce me semble de plus digne occupation pour un Philosophe, que de s’accoûtumer à croire ce que luy dicte la vraye raison, et à se garder des fausses opinions que ses appetits naturels luy persuadent.

3. Lors qu’on dit, Ie respire donc, ie suis, si l’on veut conclure son existence, de ce que la respiration ne peut estre sans elle, on ne conclud rien, à cause qu’il faudroit auparavant avoir prouvé qu’il est vray, qu’on respire, et cela est impossible, si ce n’est qu’on ait aussi prouvé qu’on existe. Mais si Clerselier II, 8 l’on veut conclure son AT II, 38 existence, du sentiment, ou de l’opinion qu’on a qu’on respire ; en sorte, qu’encore mesme que cette opinion ne fust pas vraye, on iuge toutesfois qu’il est impossible qu’on l’eust si on n’existoit, on conclud fort bien ; à cause que cette pensée de respirer se presente alors à nostre esprit avant celle de notre existence, et que nous ne pouvons douter que nous ne l’ayons pendant que nous l’avons. (voyez page 36. ligne 22.) Et ce n’est autre chose à dire en ce sens-là, Ie respire donc ie suis, sinon ie pense donc ie suis. Et si l’on y prend garde, on trouvera que toutes les autres propositions desquelles nous pouvons ainsi conclure nostre existence, reviennent à cela mesme : en sorte que par elles, on ne prouve point l’existence du corps, c’est à dire celle d’une nature qui occupe de l’espace, etc. mais seulement celle de l’ame, c’est à dire, d’une nature qui pense ; et bien qu’on puisse douter si ce n’est point une mesme nature qui pense et qui occupe de l’espace, c’est à dire, qui est ensemble intellectuelle et corporelle, toutefois on ne la connoist par le chemin que i’ai proposé, que comme intellectuelle.

4. De cela seul qu’on conçoit clairement et distinctement les deux natures de l’ame et du corps, comme diverses, on connoist que veritablement elles sont diverses, et par consequent que l’ame peut penser sans le corps, nonobstant que lors qu’elle luy est jointe, elle puisse estre troublée en ses operations par la mauvaise disposition des organes.

5. Bien que les Pyrrhoniens n’ayent rien conclu de certain en suite de leurs doutes, ce n’est pas à dire qu’on ne le puisse. Et ie tascherois icy de faire voir AT II, 39 comment on s’en peut servir pour prouver l’existence de Dieu, en éclaircissant les difficultez que i’ay laissées en ce que i’en ay écrit ; mais on m’a promis de m’envoyer bien-tost un recueil de tout ce qui peut estre mis en doute sur ce sujet, ce qui me donnera peut-estre occasion de le mieux faire : c’est pourquoy ie supplie celuy qui a fait ces Remarques, de me permettre que ie differe iusqu’à ce que ie l’aye receu.

Clerselier II, 9 6. Il est certain que la ressemblance qui est entre la pluspart des actions des bestes et les nostres, nous a donné dés le commencement de nostre vie, tant d’occasions de iuger qu’elles agissent par un principe interieur semblable à celuy qui est en nous, c’est à dire par le moyen d’une Ame qui a des sentimens et des passions comme les nostres, que nous sommes tous naturellement preoccupez de cette opinion ; Et, quelques raisons qu’on puisse avoir pour la nier, on ne sçauroit quasi dire ouvertement ce qui en est, qu’on ne s’exposast à la risée des enfans et des esprits foibles. Mais pour ceux qui veulent connoistre la verité, ils doivent sur tout se deffier des opinions dont ils ont esté ainsi prevenus dés leur enfance : Et pour sçavoir ce que l’on doit croire de celle-cy, on doit ce me semble, considerer quel jugement en feroit un homme, qui auroit esté nourry toute sa vie en quelque lieu où il n’auroit iamais veu aucuns autres animaux que des hommes, et où s’estant fort adonné à l’estude des Mechaniques, il auroit fabriqué, ou aidé à fabriquer plusieurs automates, dont les uns avoient la figure d’un homme, les autres d’un cheval, les autres d’un chien, les autres d’un oyseau, etc. et qui marchoient, qui AT II, 40 mangeoient, et qui respiroient ; bref qui imitoient autant qu’il estoit possible, toutes les autres actions des animaux dont ils avoient la ressemblance, sans obmettre mesme les signes dont nous usons pour témoigner nos passions, comme de crier lors qu’on les frapoit, de fuïr lors qu’on faisoit quelque grand bruit autour d’eux, etc. en sorte que souvent il se seroit trouvé empesché à discerner entre des vrais hommes, ceux qui n’en avoient que la figure ; et à qui l’experience auroit appris qu’il n’y a pour les reconnoistre, que les deux moyens que i’ay expliquez en la page 57. de ma Methode, dont l’un est que i’amaisiamais, si ce n’est par hazard, ces automates ne répondent, ny de paroles, ni mesme par signes, à propos de ce dont on les interroge : Et l’autre, que bien que souvent les mouvemens qu’ils font, soient plus reguliers et plus certains, que ceux des hommes les plus sages, ils manquent neantmoins en plusieurs choses, qu’ils Clerselier II, 10 devroient faire pour nous imiter, plus que ne feroient les plus insensez. Il faut, dis-je, considerer quel jugement cét homme feroit des animaux qui sont parmy nous, lors qu’il les verroit ; Principalement s’il estoit imbu de la connoissance de Dieu, ou du moins qu’il eust remarqué, de combien toute l’industrie dont usent les hommes en leurs ouvrages, est inferieure à celle que la Nature fait paroistre en la composition des plantes ; et en ce qu’elle les remplit d’une infinité de petits conduits imperceptibles à la veuë, par lesquels elle fait monter peu à peu certaines liqueurs, qui estant parvenües au haut de leurs branches, s’y mélent, s’y agencent, et s’y desseichent en telle façon, AT II, 41 qu’elles y forment des feüilles, des fleurs, et des fruits. En sorte qu’il crust fermement, que si Dieu ou la Nature avoit formé quelques automates qui imitassent nos actions, ils les imiteroient plus parfaitement, et seroient sans comparaison plus industrieusement faits, qu’aucun de ceux qui peuvent estre inventez par les hommes. Or il n’y a point de doute que cét homme voyant les animaux qui sont parmy nous, et remarquant en leurs actions les deux mesmes choses qui les rendent differentes des nostres, qu’il auroit accoustumé de remarquer dans ses automates, ne iugeroit pas qu’il y eust en eux aucun vray sentiment, ny aucune vraye passion, comme en nous, mais seulement que ce seroient des automates, qui estant composez par la Nature, seroient incomparablement plus accomplis, qu’aucun de ceux qu’il auroit fait luy-mesme auparavant. Si bien qu’il ne reste plus icy qu’à considerer, si le jugement qu’il feroit ainsi avec connoissance de cause, et sans avoir esté prevenu d’aucune fausse opinion, est moins croyable que celuy que nous avons fait deslors que nous estions enfans, et que nous n’avons retenu depuis que par coustume, le fondant seulement sur la ressemblance qui est entre quelques actions exterieures des animaux, et les nostres, laquelle n’est nullement suffisante pour prouver qu’il y en ait aussi entre les interieures.

7. I’ay tasché de faire connoistre que l’Ame estoit une substance Clerselier II, 11 réellement distincte du corps, ce qui suffit ce me semble, en parlant à ceux qui avoüent que Dieu est createur de toutes choses, pour leur faire aussi avoüer que nos Ames doivent necessairement AT II, 42 estre creées par luy. Et ceux qui se seront assurez de son existence par le chemin que i’ay monstré, ne pourront manquer de le reconnoistre pour tel.

8. Ie n’ay pas dit que la lumiere fust estenduë comme un baston, mais comme les actions ou mouvemens qui sont transmis par un baston. Et bien que le mouvement ne se fasse pas en un instant, toutesfois chacune de ses parties se peut sentir en l’un des bouts d’un baston, au mesme instant (c’est-à-dire exactement au mesme temps) qu’elle est produite en l’autre bout. Ie n’ay pas dit aussi que la lumiere fust comme le moust de la cuve, mais comme l’action dont les plus hautes parties de ce moust tendent en bas ; et elles y tendent exactement en ligne droite, nonobstant qu’elles ne se puissent mouvoir si exactement en ligne droite, comme i’ay dit page 8. ligne 1.

9. Puis que i’ay fait profession de ne point vouloir expliquer les fondemens de la Physique (page 76. ligne 19.) Ie n’ay pas crû devoir expliquer la matiere subtile dont i’ay parlé, plus distinctement que ie n’ay fait.

10. Encore que l’eau ne demeure liquide, qu’à cause que ses parties sont entretenües en leur agitation par la matiere subtile qui les environne ; cela n’empesche pas qu’elle ne doive le devenir, lors qu’elles seront agitées par quelqu’autre cause. Et pourveu qu’on sçache que le feu ayant la force de mouvoir les parties des corps terrestres dont il approche, comme on voit à l’œil en plusieurs, doit à plus forte raison mouvoir celles de la matiere subtile, à cause qu’elles sont plus petites et moins jointes ensemble, AT II, 43 qui sont les deux qualitez pour lesquelles un corps peut estre nommé plus subtil que les autres, on ne trouvera aucune difficulté en cét article.

11. On sçait bien que ie ne pretens pas persuader que les parties de l’eau ayent la figure de quelques animaux ; mais Clerselier II, 12 seulement qu’elles sont longues, unies et pliantes. Or si l’on peut trouver quelqu’ autre figure par laquelle on explique toutes leurs proprietés, ainsi qu’on fait par celle-cy, ie veux bien qu’on leur attribuë ; mais si on ne le peut, ie ne voy pas quelle difficulté on fait de les imaginer de celle-cy, aussi-tost que de quelqu’autre, veu qu’elles doivent necessairement en avoir quelqu’une, et que celle-cy est des plus simples. Pour ce qui est de l’air, bien que ie ne nie pas qu’il ne puisse y avoir quelques-unes de ses parties qui ayent aussi cette figure, toutesfois il y a plusieurs choses qui monstrent assez qu’elles ne la peuvent avoir toutes : comme entr’autres il ne seroit pas si leger qu’il est, à cause que ces sortes de parties s’arrangent facilement les unes auprés des autres, sans laisser beaucoup d’espace autour d’elles, et ainsi doivent composer un corps assez massif et pesant, tel qu’est l’eau, ou bien il seroit beaucoup plus penetrant qu’il n’est, car on voit qu’il ne l’est gueres davantage que l’eau, ou mesme en plusieurs cas qu’il l’est moins ; il ne pourroit aussi se dilater ou condenser par degrez, si aisement qu’il fait, etc.

12. Il me semble que ce que contient cét article, est le mesme que si à cause que i’aurois dit, que la douleur qu’on sent en recevant un coup d’espée, n’est point dans l’espée comme dans le sens, mais qu’elle est seulement AT II, 44 causée par la figure de son tranchant ou de sa pointe, par la dureté de sa matiere, et par la force dont elle est meuë ; on m’objectoit que les autres corps qui auront un tranchant de mesme façon, pourront aussi causer de la douleur ; et que ceux qui auront d’autres figures ne pourront estre sentis, principalement ceux qui seront mous, et non pas durs comme une espée. Et enfin que la douleur n’est autre chose en cette espée que sa figure externe, et non une qualité interne ; Et que la force qu’elle a d’empescher que son fourreau ne se rompe quand elle est dedans, ne consiste qu’en l’action dont elle blesse, et en sa figure. En suite dequoy l’on voit aisement ce que i’ay à répondre, à sçavoir que les corps dont les parties auront mesme grosseur, figure, dureté, etc. que celles du sel, auront le Clerselier II, 13 mesme effet, en ce qui concerne le goust ; mais que cela estant, on ne pourra pas supposer que ces corps soient insipides : car estre insipide, ce n’est pas n’avoir point en soy le sentiment du goust, mais n’estre point propre à le causer. Et les liqueurs dont les parties ont d’autres figures, ou grosseurs, etc. n’ont pas la saveur du sel, mais elles en peuvent avoir d’autres, bien que non pas de si fortes et piquantes, si leurs parties sont plus molles, ainsi que la douleur d’une contusion n’est pas la mesme que celle d’une coupure ; et on ne peut en causer tant avec une plume, qu’avec une espée, à cause qu’elle est d’une matiere plus molle. Enfin ie ne voy pas pourquoy on veut que le goust soit une qualité plus interne dans le sel, que la douleur dans une espée. Et pour la force qu’a le sel de garder les choses de se corrompre, elle ne consiste ny en sa piqueure, ny en la AT II, 45 figure de ses parties, mais en leur dureté ou roideur, ainsi que c’est la roideur de l’espée qui empesche le fourreau de se rompre, et leur figure n’y contribuë qu’entant qu’elle les rend propres à entrer dans les pores des autres corps ; comme c’est aussi celle de l’espée, qui la rend propre à entrer dans son fourreau.

13. Il ne suffit pas qu’un corps soit également gros par les deux bouts, pour ne se point enfoncer dans l’eau ; mais il faut outre cela qu’il ne soit pas extraordinairement gros, et qu’il soit couché de plat sur sa superficie ; comme on voit qu’une petite aiguille d’acier couchée sur l’eau y peut nager, ce que ne fera pas une fort grosse, ny la mesme estant posée autrement, ny un morceau d’acier de mesme pesanteur, mais d’autre figure, et dont l’un des bouts soit beaucoup plus gros que l’autre.

14. I’accorde ce dernier article, et l’on en voit l’experience en ce que l’eau de la mer se dessale, lorsqu’elle passe au travers de beaucoup de sable. Mais il est à remarquer qu’il ne suffit pas pour la dessaler de tascher à la faire passer par un corps dont les pores soient fort estroits, à cause que leurs entrées estant incontinent bouchées par les premieres parties du sel qui s’y presenteroient, celles de l’eau douce n’y pourroient Clerselier II, 14 trouver de passage : c’est pourquoy on doit plustost la faire couler par quelque corps, qui ait des pores assez larges dans lesquels il y ait des angles ou des recoins, qui puissent retenir les parties du sel ; et ce corps doit estre fort grand et fort épais, afin que l’eau n’y pouvant laisser ses parties salées, que tantost une et tantost une autre, selon qu’elles entrent en AT II, 46 quelques recoins, où elles s’arrestent, ait le loisir de les laisser toutes avant que de l’avoir traversé.

15. Il est vray que pour l’orthographe c’est à l’Imprimeur à la deffendre ; car ie n’ay en cela desiré de luy autre chose, sinon qu’il suivist l’usage : et comme ie ne luy ay point fait oster le p. de corps, ou le t. d’esprits, lorsqu’il les y a mis ; aussi n’ay-ie pas eu soin de les luy faire adjoûter, lorsqu’il les a laissez, à cause que ie n’ay point remarqué qu’il l’ait fait en aucun passage, où cela pust causer de l’ambiguité. Au reste ie n’ay point dessein de reformer l’orthographe Françoise, ny ne voudrois conseiller à personne de l’apprendre dans un livre imprimé à Leyde ; mais s’il faut icy que i’en die mon opinion, ie croy que si on suivoit exactement la prononciation, cela apporteroit beaucoup plus de commodité aux estrangers pour apprendre nostre langue, que l’ambiguité de quelques equivoques ne donneroit d’incommodité à eux ou à nous : car c’est en parlant qu’on compose les langues plûtost qu’en écrivant ; et s’il se rencontroit en la prononciation des equivoques qui causassent souvent de l’ambiguité, l’usage y changeroit incontinent quelque chose pour l’éviter. Ie vous prie aussi de faire agréer mes réponses à vostre amy, ie veux dire d’en vouloir estre vous mesme le deffenseur, et de supléer pour moy à mes manquemens ; cela m’obligera à demeurer,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble, et tres-acquis
serviteur, DESCARTES.