RESPONSE DE MR DESCARTES

LETTRE IV. Version.

MONSIEUR,
Encore que l’Autheur des objections qui me furent hier envoyées, n’ait point voulu estre connu ny de nom ny de visage ; toutesfois il n’a pû si bien se cacher, qu’il ne se soit fait connoistre par la partie qui est en luy la meilleure, à sçavoir par l’Esprit. Et pour ce que ie reconnois qu’il est fort subtil et fort sçavant, ie n’auray point de honte d’estre vaincu et enseigné par un homme de sa sorte : Mais pour ce qu’il dit luy-mesme, qu’il ne s’est point addressé à moy à dessein de contester, mais seulement par un pur desir de découvrir la verité ; Ie luy répondray icy en peu de mots, afin de reserver quelque chose pour son entretien. Car ie croy qu’on peut agir plus seurement par Lettres, avec ceux qui aiment la dispute ; mais pour ceux qui ne cherchent que la verité, l’entreveuë et la vive voix est bien commode.

Ie confesse avec vous qu’il y a en nous deux sortes de Memoires ; mais ie me persuade que l’Ame d’un enfant n’a iamais eu de Conceptions Pures, mais seulement des Sensations Confuses. Et encore que ces sensations confuses laissent quelques vestiges dans le cerveau, qui y demeurent durant tout le reste de la vie ; ces vestiges neantmoins ne suffisent pas, pour nous faire connoistre que les sensations qui nous arrivent estant Adultes, sont semblables à celles que nous avons eu dans le ventre de nos meres, ny par consequent pour nous en faire ressouvenir, à cause que cela depend de quelque reflexion de l’Entendement, ou de la memoire Clerselier II, 22 intellectuelle, dont on n’a pas l’usage, quand on est au ventre de sa mere. Mais il me semble qu’il est necessaire que l’Ame Pense tousiours actuellement, pource que la pensée constituë son Essence, ainsi que l’extension constituë l’essence du cors ; et la pensée n’est pas conceuë comme un Attribut qui peut estre joint ou separé de la chose qui pense, ainsi que l’on conçoit dans le cors la division des parties, ou le mouvement.

Ce que vous proposez en suite touchant la Durée et le Temps, est fondé sur l’opinion de l’Escole, de laquelle ie suis fort éloigné ; à sçavoir que la durée du mouvement est d’une autre nature que la durée des choses qui ne sont point meuës, ainsi que i’ay expliqué en l’article 57 de la premiere partie des Principes. Et quoy qu’il n’y eust point du tout de cors au monde, toutesfois on ne pourroit pas dire que la durée de l’Esprit humain fust tout à la fois toute entiere, ainsi qu’on le peut dire de la durée de Dieu : pource que nous connoissons manifestement de la succession dans nos pensées, ce que l’on ne peut admettre dans les pensées de Dieu. Et l’on conçoit clairement qu’il se peut faire que i’existe, au moment auquel ie pense à une certaine chose, et toutesfois que ie cesse d’exister au moment qui le suit immediatement, auquel ie pourray penser à quelqu’autre chose, s’il arrive que i’existe.

Cét Axiome, à sçavoir, que ce qui peut faire le plus, peut aussi faire le moins, me semble clair de soy-mesme, lors qu’il s’agit des causes premieres, et non limitées ; mais lors qu’il s’agit d’une cause determinée à quelque effet, l’on dit ordinairement que c’est quelque chose de plus, pour une telle cause, de produire un autre effet, que de produire celuy auquel elle est determinée par sa nature ; auquel sens c’est une chose plus grande à un homme de mouvoir la Terre de sa place, que d’entendre et de concevoir. C’est aussi une chose plus grande de se conserver, que de se donner quelques-unes des perfections que nous apercevons qui nous manquent ; et cela suffit pour la force de mon argument, encore que peut-estre Clerselier II, 23 ce soit une chose moindre que de se donner la Toute-puissance, et toutes les autres perfections Divines.

Puis que le Concile de Trente n’a pas voulu expliquer de quelle façon le Cors de Iesus-Christ est en l’Eucharistie, et qu’il a dit, qu’il y est d’une façon d’exister qu’à peine pouvons-nous exprimer par des paroles. Ie craindrois d’estre accusé de temerité, si i’osois determiner quelque chose là dessus. Et i’aymerois mieux en dire mes conjectures de vive voix, que par écrit.

Enfin pour ce qui est du Vuide, ie n’ay presque rien à dire qui ne se trouve déjà quelque part dans mes principes de Philosophie. Car ce que vous nommez icy la concavité du tonneau, à mon jugement est un cors, qui a trois dimensions ; et que vous rapportez faussement aux costez du tonneau, comme si ce n’estoit rien qui fust different d’eux.

Mais toutes ces choses se peuvent plus facilement discuter dans une entreveuë, à laquelle ie m’offre tres volontiers, n’ayant que de l’amour et du respect pour tous ceux que ie voy disposez à suivre et embrasser la verité. Ie suis.