MON REVEREND PERE,
Les glaces sont maintenant cause que nostre Messager arrive si tard, que ie ne receus il y a huit iours vostre derniere, du troisiesme iour de l’An, qu’à l’heure mesme que l’Ordinaire devoit retourner ; I’ay esté bien aise d’avoir les Objections que vous m’avez envoyées, et ie suis obligé à ceux qui ont pris la peine de les faire. La Lettre qu’on vous avoit addressée pour moy vient de Rennes, de celuy auquel i’avois cy-devant écrit, qui vous en addressera encore cy-apres plusieurs autres, si cela ne vous importune, car c’est un mien intime Amy, auquel i’ay resolu de laisser tout le soin des affaires que la mort de mon pere me peut avoir laissé en ce païs-là, afin de n’estre point obligé de partir d’icy que ma Philosophie ne soit achevée, et imprimée. Ie seray bien aise de recevoir encore d’autres Objections des Docteurs, des Philosophes, et des Geometres, comme vous me faites esperer ; Mais il sera bon que les derniers voyent celles des premiers, et aussi celles qui m’ont desia esté envoyées, afin qu’ils ne repetent point les mesmes choses ; Et c’est ce me semble la meilleure invention qu’il est possible, pour faire que tout ce en quoy le Lecteur pourroit trouver de difficulté, se trouve Clerselier II, 286 éclaircy par mes Réponses ; car i’espere qu’il n’y aura rien en quoy ie ne satisfasse entierement, AT III, 283 avec l’aide de Dieu ; Et i’ay plus de peur que les Objections que l’on me fera soient trop foibles, que non pas elles soient trop fortes. Mais comme vous me mandez de saint Augustin, ie ne puis pas ouvrir les yeux des Lecteurs, ny les forces d’avoir de l’attention aux choses qu’il faut considerer pour connoistre clairement la verité, tout ce que ie puis, est de la leur monstrer comme du doigt. M. de Zuyt. m’envoya hier le Livre de M. Morin, avec les trois feüilles de l’Anglois, ie n’ay pas encore lû le premier ; Mais pour les dernieres vous verrez ce que i’y répons ; Ie l’ay mis en un feüillet à part, afin que vous luy puissiez faire voir si vous le trouvez à propos ; et aussi afin que ie ne sois point obligé de répondre au reste de la Lettre que ie n’ay pas encore : Car entre nous ie voy bien qu’il n’en vaudra pas la peine ; Et puis que c’est un homme qui témoigne faire quelque estat de moy, ie serois marri de le desobliger. Ie n’ay pas peur que sa Philosophie semble la mienne, encore qu’il ne veüille considerer comme moy que les Figures et les Mouvemens : Ce sont bien les vrais Principes, mais si on commet des fautes en les suivant, elles paroissent si clairement à ceux qui ont un peu d’entendement, qu’il ne faut pas aller si viste qu’il fait, pour y bien reüssir. Ie prie Dieu qu’il vous conserve en santé, nous avons aussi eu icy plusieurs malades, et ie n’ay esté occupé tous ces jours qu’à en visiter, et à écrire des Lettres de consolation.
AT III, 284 Ie reviens à vostre Lettre du vingt-troisiesme Decembre à laquelle ie n’ay pas encore fait Réponse. Le Passage de saint Augustin touchant cecy, à sçavoir, Que Dieu est ineffable, ne dépend que d’une petite distinction qui est bien aisée à entendre, Non possumus omnia quæ in Deo sunt verbis complecti, nec etiam mente comprehendere, ideoque Deus est Ineffabilis et Incomprehensibilis ; Sed multa tamen sunt reverà in Deo, sive ad Deum pertinent, quæ possumus mente attingere, ac verbis exprimere, imò etiam plura quam in ullà alia re, ideoque hoc sensu Deus est maximè Cognoscibilis et Effabilis . Tout ce que vous proposez Clerselier II, 287 icy de la Refraction est tres-vray, à sçavoir que si la bale qui vient d’A vers B, perdoit en quelque point de la ligne AB tout le mouvement qui la porte de gauche à droite, sans rien perdre de celuy qui la porte de haut en bas, elle commenceroit à ce point là à descendre à plomb ; Et que si elle perdoit tout le mouvement qui la porte de haut en bas, sans perdre l’autre, elle iroit horizontalement de gauche à droite : car perdant ce mouvement, on perd aussi la determination qui luy est iointe, mais la determination se peut bien perdre sans mouvement.
Assurez-vous qu’il n’y a rien en ma Metaphysique, que ie ne croye estre vel Lumine naturali notissimum, vel accuratè demonstratum ; et que ie me fais fort de le faire entendre à ceux qui voudront et pourront y mediter ; AT III, 285 Mais ie ne puis pas donner de l’esprit aux hommes, ny faire voir ce qui est au fonds d’un cabinet, à des gens qui ne veulent pas entrer dedans pour le regarder.
Ie croy bien qu’ inter Corpora Physica , il n’y en a gueres quæ non atterantur una ab alijs, quia constant ex particulis variarum Figurarum, et fieri potest, ut Aëris vel cuiuslibet alterius tenuissimi Corporis particula sit talis Figuræ, et incurrat tali modo in particulam Auri, vel cuiuslibet alterius Corporis densissimi aut durissimi, ut in illam possit agere ; Mais ce n’est pas à dire pour cela, que minima vis possit aliquantulum movere, id quod maximè resistit . Et aussi nullum Corpus movet, nisi moveatur ; et vôtre instance de l’Ayman ne presse pas : car on peut dire que ce n’est pas luy immediatement qui tire le fer, mais qu’il le fait par l’entremise de quelque Matiere subtile qui se meut pour luy : Sed etsi hoc verum sit de Corporibus, quis dixit illi Authori idem esse de omni alià Substantia ? nempe nullam aliam agnoscit, sed in eo errat . De dire que les pensées ne sont que des mouvemens du Cors, c’est chose aussi apparente, que de dire Clerselier II, 288 que le feu est glace, ou que le blanc est noir, etc. car nous n’avons point deux Idées plus diverses du blanc et du noir, que nous en avons du mouvement et de la pensée ; Et nous n’avons point d’autre voye pour connoistre si ces deux choses sont diverses, ou une mesme, que de considerer si nous en avons deux diverses Idées, ou une seule ; Ie ne serois pas marry de sçavoir qui vous a dit que i’avois icy des Ouvriers : car bien que ce soit une chose si éloignée de la verité, qu’il n’y a personne qui me connoisse tant soit peu, qui ne sçache assez le contraire, AT III, 286 ie serois toutesfois bien aise de scavoir qui sont ceux qui se plaisent à mentir ainsi à mes dépens. Ie suis marri de la mort du Pere Eustache, car encore que cela me donne plus de liberté de faire mes Notes sur sa Philosophie, j’eusse toutesfois mieux aimé le faire par sa permission, et luy vivant. Ie vous prie d’assurer Monsieur de Beaune que ie suis extremement son serviteur, mais que ie n’ay aucune esperance en ses Verres concaves et convexes ; Si ie fusse allé en France l’Esté passé, comme ie pensois, il eust esté l’un des premiers que j’eusse esté voir ; car j’eusse pris mon chemin par Blois tout exprés, et peut-estre que nous eussions pû aviser ensemble à quelque moyen pour les Hyperboliques, plutost en les rendant convexes des deux costez ; Mais de faire un concave et un convexe, c’est une chose qui me semble trop difficile. Ie n’ay pas le loisir d’achever ma Réponse aux Objections contre ma Metaphysique, ce qui me contraint d’attendre au prochain voyage à vous les envoyer. Ie suis,
M. R. P.
Vostre tres-humble, et tres-obeïssant
serviteur, DESCARTES.