MONSIEUR,
Ie vous assure que ie n’ay point eu dessein de vous faire aucun déplaisir, et que ie suis tout aussi prest de m’employer pour vous, en ce qui sera de mon pouvoir, comme i’ay iamais esté. Mais i’ay discontinué de vous écrire, pource que i’ai vû par experience que mes Lettres vous estoient dommageables, et vous donnoient occasion de perdre le temps ; I’ay mandé à AT I, 184 un de mes amis ce que ie reconnoissois de vôtre humeur, pource que sçachant que vous aviez accoustumé de vous plaindre de tous ceux qui avoient tâché de vous obliger, i’estois bien aise, si vous veniez quelque iour à vous plaindre de moy, qu’une personne de son merite et de sa condition, pût rendre témoignage de la vérité. Ie l’ay aussi averty de ce que vous m’aviez écrit de luy, et luy ay fait voir vostre Lettre ; Car estant témoin des obligations que ie luy ay, et sçachant tres certainement que vous ne le blâmiez, que pour me prevenir, et m’empescher de croire les veritez qu’il me pourroit dire à vostre desavantage, et desquelles toutesfois il ne m’a iamais rien appris, i’eusse creu commettre un grand crime, et me rendre complice de vostre peu de reconnoissance, si ie ne l’en eusse averty. Mais puis que ie tiens la plume, il faut une bonne fois que je tâche à me débarrasser de toutes vos plaintes, et à vous rendre conte de mes actions. Si i’eusse dés le commencement connu vôtre humeur, et vos affaires, ie ne vous aurois iamais conseillé de travailler, à ce que i’avois pensé touchant les Refractions ; Mais vous sçavez qu’à peine vous avois-ie vû une ou deux fois, quand vous vous y offristes, et pour ce que i’eusse Clerselier II, 317 esté bien aise d’en voir l’execution, ie ne creus pas avoir besoin de m’enquérir plus diligemment, si vous en pourriez venir à bout, et ne fis point de difficulté de vous communiquer ce que i’en sçavois ; AT I, 185 car ie iugeois bien que c’estoit un ouvrage qui requeroit beaucoup de peine et de dépense ; Mais souvenez-vous, s’il vous plaist, que ie vous dis alors distinctement, que l’execution en seroit difficile, et que ie vous assurois bien de la verité de la chose, mais que ie ne sçavois pas si elle se pouvoit reduire en pratique, et que c’estoit à vous d’en iuger, et d’en chercher les inventions : Ce que ie vous disois expressément, afin que si vous y perdiez du temps, comme vous avez fait, vous ne m’en pussiez attribuer la faute, ny vous plaindre de moy. Depuis ayant connu les difficultez qui vous avoient arresté, et ayant pitié du temps que vous y aviez inutilement employé, i’ay pour l’amour de vous abaissé ma pensée iusques aux moindres inventions des Mecaniques ; et lors que i’ay crû en avoir assez trouvé, pour faire que la chose pût reüssir, ie vous ay convié de venir icy pour y travailler, et me suis offert d’en faire toute la dépense, et que vous en auriez tout le profit, s’il s’en pouvoit retirer. Ie ne voy pas encore que vous puissiez vous plaindre de moy iusques-là. Lors que vous m’eustes mandé que vous ne pouviez venir icy, ie ne vous conviay plus d’y travailler ; au contraire ie vous conseillay expréssement de vous employer aux choses qui vous apporteroient du profit present, sans vous repaistre de vaines esperances. Par apres, iugeant par vos Lettres que ce que ie vous avois écrit de venir icy, vous avoit diverty de vos autres ouvrages, et que vous sembliez vous y preparer, encore que cela vous fust impossible, afin que vous ne trainassiez point deux ou trois ans, suivant AT I, 186 vostre humeur, en cette vaine esperance ; et qu’au bout du conte, si ie n’estois plus disposé à vous recevoir, vous ne vous plaignissiez pas de ce que vous vous y seriez preparé ; ie vous manday que vous ne vous y attendissiez plus, dautant que ie serois peut-estre prest à m’en retourner, avant que vous fussiez prest de Clerselier II, 318 venir ; Et pour vous en oster le desir, ie vous écrivis une partie de ce que i’avois pensé, et m’offris de vous aider par Lettres, autant que i’en serois capable. Mais si vous y avez pris garde, ie vous avertissois par les mesmes Lettres, que vous ne vous engageassiez point à y travailler, si vous n’aviez beaucoup de loisir et de commoditez pour cela, et que la chose seroit longue et difficile. Ie ne veux pas m’enquerir de ce que vous avez fait depuis, car si vous avez plus estimé mes inventions que mon conseil, et que vous y ayez travaillé inutilement, ce n’est pas ma faute, puis que vous ne m’en avez pas averty.
Vous avez esté en suite de cela sept ou huit mois sans m’écrire, ie ne vous en veux point dire la cause, car vous ne la pouvez ignorer ; mais ie vous prie aussi de croire que ie l’ay bien sçeuë, encore que personne autre que vous ne me l’ait apprise, Et toutesfois que ie ne m’en suis iamais mis en colere, comme vous vous imaginez. I’ay seulement eu pitié de voir que vous vous trompiez vous-mesme, et pource que mes Lettres vous en avoient donné la matiere, ie ne vous ay plus voulu écrire. Vous sçavez bien, que si i’avois eu dessein de vous nuire, ie l’aurois fait il y a plus de six mois, et que si un petit mot qu’on a veu de mon AT I, 187 écriture, vous a fait recevoir du déplaisir, mes prieres, et mes raisons, et l’assistance de mes amis, n’eussent pas eu moins de pouvoir. Ie vous assure de plus, qu’il n’y a personne qui m’ait rien mandé à vostre desavantage, et que celuy que vous blâmez de vous avoir prié que vous luy fissiez voir mes Lettres, ne l’avoit point fait par une vaine curiosité, comme vous dites ; mais pource que ie l’en avois tres-humblement supplié, sans luy en mander la raison, et qu’en cela mesme il vous pensoit faire plaisir. Mais afin que vous ne preniez pas occasion de dire que i’aye des soupçons mal fondez, et que ie me sois trompé en mon iugement, ie vous prie de faire voir ces mesmes Lettres que ie vous avois écrites il y a quatorze ou quinze mois, à ceux à qui vous avez donné la peine de m’écrire, elles ne contiennent rien que ie de Clerselier II, 319 sire que vous teniez secret, comme vous feignez ; et si i’ay quelquesfois fait difficulté de le dire à d’autres, ç’a esté purement pour l’amour de vous ; Mais vous sçavez bien, que ceux à qui ie vous prie de les monstrer, ne vous y feront point de tort, et après les avoir veuës, s’ils trouvent que i’aye failly en quelque chose, et que i’aye eu autre opinion de vous que ie ne devois, ie m’oblige de vous faire toutes les satisfactions qu’ils iugeront raisonnables. Ie suis,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble, et tres obeïssant
serviteur, DESCARTES.