AT I, 193

AU R. P. MERSENNE.

LETTRE LXV.

MON REVEREND PERE,
Ie ne vous écrirois point à ce voyage, si ie n’avois peur que vous le trouvassiez estrange comme à l’autre fois, car ie n’ay gueres de choses à vous mander. Mais ie vous supplie tres-humblement une fois pour toutes, de vous assurer qu’il n’y a rien au monde capable de changer ny d’alterer le desir que i’ay de vous servir, et que ie ne croy iamais au rapport de personne, en ce qui peut tourner au desavantage de mes Amis, si ma propre experience, ou des demonstrations infaillibles, ne m’assurent de la mesme chose. Vous pouvez avoir remarqué comment ie me suis gouverné envers le sieur N. auquel ie n’ay témoigné aucun refroidissement, iusques à ce que ses propres Lettres m’en donnassent iuste occasion, quoy que ie fusse d’ailleurs tres-assuré de la vérité ; et vous connoissez bien un autre homme, avec qui ie fais encore profession d’amitié, bien que sans conter ce que vous m’avez écrit, trois autres personnes differentes m’ont assez mandé de ses nouvelles, pour me donner sujet de m’en plaindre. Au reste, ne pensez pas que i’écrive cecy pour faire aucune comparaison, mais seulement pour vous assurer que ie ne suis nullement soupçonneux, ny de facile creance, Clerselier II, 323 et que ceux qui me font l’honneur de m’aimer veritablement, se doivent assurer AT I, 194 qu’encore que tous les hommes du monde me témoignassent le contraire, ils ne seroient pas suffisans pour me le persuader, ny m’empescher de leur rendre le reciproque. Mais vous sçavez combien ie suis negligent à écrire, et si i’y manque une autresfois, comme ie feray s’il vous plaist bien souvent, quand ie n’auray pas assez de matiere pour remplir le papier, et qu’il n’y aura rien de pressé, ie vous supplie et vous conjure de croire que ie ne laisseray pas pour cela d’estre parfaitement vostre serviteur, de vous honorer, et de me ressentir votre obligé tousours de plus en plus.

Ie vous diray que ie suis maintenant aprés à demesler le chaos, pour en faire sortir de la lumiere, qui est l’une des plus hautes et des plus difficiles matieres, que ie puisse iamais entreprendre ; car toute la Physique y est presque comprise. I’ay mille choses diverses à considerer toutes ensemble, pour trouver un biais par le moyen duquel ie puisse dire la verité, sans estonner l’imagination de personne, ni choquer les opinions qui sont communément receuës. C’est pourquoy ie desire prendre un mois ou deux à ne penser à rien autre chose : Cependant toutesfois ie ne laisseray pas d’estre bien aise de sçavoir ce qu’auront dit de mes Lettres ceux à qui i’écrivis dernierement, et aussi M. Mydorge, à qui i’avois écrit auparavant, et dequoy vous ne me mandez rien en votre derniere ; Mais si quelqu’un m’écrit encore par hazard, ie ne suis pas resolu de leur faire réponse, au moins de long-temps aprés, et ils pourront excuser ce retardement, AT I, 195 sur la distance des lieux, d’autant qu’ils ne sçavent pas où ie suis.

Pour les Lignes dont vous m’écrivez, ie ne sçaurois m’exempter d’en parler suffisamment en mon Traitté ; mais cela est si peu de chose, que ie m’estonne qu’il y ait quelqu’un qui pense que les autres l’ignorent ; c’est une grande marque de pauvreté, que d’estimer beaucoup, des choses de si peu de valeur, et qui ne sont pas rares, à cause qu’elles sont difficiles, Clerselier II, 324 mais seulement à cause qu’ il y a peu de gens qui daignent prendre la peine de les chercher. Pour le Livre à tirer des Armes, il est de plus d’apparence que d’utilité ; car encore que l’Art soit tres-bon, il n’y est pas toutesfois trop bien expliqué ; Les Libraires en payent cinquant francs, sans estre relié, et ie n’en donnerois pas un teston pour mon usage. Ie ne pense pas qu’il faille croire ce que vous me mandez du Diamant.

Ie n’oserois vous prier de voir M. le Cardinal de Baigné à mon occasion, car ie ne suis pas assez familier avec luy pour cela ; mais si vous luy parliez par quelqu’autre rencontre, et que cela vinst à propos, ie ne serois pas marry que vous luy témoignassiez que ie l’honore et l’estime extrémement.

I’avois oublié à lire un billet que ie viens de trouver en vostre Lettre, où vous me mandez avoir envoyé ma Lettre à M. Mydorge, et que vous desirez sçavoir un moyen de faire des experiences utiles. A cela ie n’ay rien à dire, aprés ce que Verulamius en a écrit, sinon, que sans estre trop curieux à rechercher AT I, 196 toutes les petites particularitez touchant une Matiere, il faudroit principalement faire des Recueils generaux de toutes les choses les plus communes, et qui sont tres-certaines, et qui se peuvent sçavoir sans dépense : Comme que toutes les Coquilles sont tournées en mesme sens, et sçavoir si c’est le mesme au delà de l’Equinoctial ; Que le Cors de tous les Animaux est divisé en trois parties, Caput, pectus, et ventrem, et ainsi des autres ; Car ce sont celles qui servent infailliblement en la recherche de la verité. Pour les plus particulieres, il est impossible qu’on n’en fasse beaucoup de superfluës, et mesme de fausses, si on ne connoist la verité des choses, avant que de les faire. Ie suis,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble, et tres-obeïssant
serviteur, DESCARTES.