RESPONSE DE MR DESCARTES.

LETTRE VI. Version.

Ayant receu ces iours passez des Objections comme de la part d’une personne qui demeuroit en cette Ville, i’y ay Clerselier II, 28 répondu fort brièvement, pource que ie croyois que si i’oubliois quelque chose, l’entretien le pourroit facilement reparer. Mais aujourd’huy que ie sçay qu’il est absent ; puis qu’il prend la peine de me récrire, ie ne seray pas paresseux à luy répondre : et puis qu’il ne veut pas dire son nom, de peur de faillir dans l’Inscription, ie m’abstiendray de tout prélude.

I. Il me semble qu’il est tres vray de dire, que pendant que l’Ame est unie au Cors, l’Ame ne peut en aucune façon détourner sa pensée des impressions que les Sens font sur elle, lors qu’elle est touchée avec beaucoup de force par leurs objets, soit exterieurs, soit interieurs. I’adjoûte aussi qu’elle ne s’en peut dégager, lors qu’elle est jointe à un cerveau trop humide, ou trop mol, tel qu’il est dans les enfans ; ou à un cerveau dont le temperament est autrement mal affecté, tel qu’il est dans les Lethargiques, dans les Apoplectiques, et dans les Phrenetiques ; ou mesme tel qu’il a coûtume d’estre en nous, lors que nous sommes ensevelis dans un profond sommeil. Car toutes les fois que nous songeons à quelque chose, dont nous nous ressouvenons par aprés, nous ne faisons que sommeiller.

2. Il ne suffit pas pour nous ressouvenir de quelque chose, que cette chose se soit autrefois presentée à notre Esprit, et qu’elle ait laissé quelques vestiges dans le cerveau, à l’occasion desquels la mesme chose se presente derechef à nostre pensée ; mais de plus, il est requis que nous reconnoissions, lors qu’elle se presente pour la seconde fois, que cela se fait à cause que nous l’avons auparavant aperceuë ; Ainsi souvent il se presente à l’Esprit des Poëtes certains vers, qu’ils ne se souviennent point avoir iamais leus en d’autres Autheurs, lesquels neantmoins ne se presenteroient pas à leur Esprit, s’ils ne les avoient leus quelque part.

D’où il paroist manifestement, que pour se ressouvenir, toutes sortes de vestiges, que les Pensées precedentes ont laissé dans le cerveau, ne sont pas propres, mais seulement ceux qui sont tels, qu’ils peuvent donner à connoistre à l’Esprit, Clerselier II, 29 qu’ils n’ont pas tousiours esté en nous, mais ont esté autrefois nouvellement imprimez. Or afin que l’Esprit puisse reconnoistre cela, i’estime que lors qu’ils ont esté imprimez la premiere fois, il a deu se servir d’une Conception pure, afin d’apercevoir par ce moyen, que la chose qui luy venoit alors en l’Esprit estoit nouvelle, c’est à dire qu’elle ne luy avoit pas auparavant passé par l’Esprit ; car il ne peut y avoir aucun vestige Corporel de cette nouveauté : Ainsi donc, si i’ay écrit en quelque endroit, que les Pensées qu’ont les Enfans ne laissent d’elles aucuns vestiges dans le cerveau ; i’ay entendu parler de ces Vestiges qui sont necessairement pour le Souvenir, c’est à dire de ceux que par une Conception pure nous apercevons estre nouveaux, lors qu’ils s’impriment ; En mesme façon que nous disons qu’il n’y a aucuns Vestiges d’hommes dans une plaine sablonneuse, ou nous ne remarquons point la figure d’aucun pié d’homme qui y soit emprainte, encore que peut-estre il s’y rencontre plusieurs inégalitez faites par les piez de quelques hommes, lesquelles par consequent peuvent en un autre sens estre appellées des Vestiges d’hommes. Enfin, comme nous mettons distinction entre la vision directe et la reflechie, en ce que celle-là depend de la premiere rencontre des rayons, et l’autre de la seconde ; Ainsi i’appelle les premieres et simples Pensées des Enfans qui leur arrivent, par exemple, lors qu’ils sentent de la douleur de ce que quelque vent enfermé dans leurs Entrailles les fait étendre, ou du plaisir de ce que le sang dont ils sont nourris, est doux et propre à leur entretien ; ie les appelle, dis-ie, des Pensées directes, et non pas refléchies ; Mais lors qu’un ieune homme sent quelque chose de nouveau, et qu’en mesme temps il apperçoit qu’il n’a point encore senty auparavant la mesme chose ; i’appelle cette seconde perception une Reflexion, et ie ne la rapporte qu’à l’Entendement seul, encore qu’elle soit tellement conjointe avec la Sensation, qu’elles se fassent ensemble, et qu’elles ne semblent pas estre distinguées l’une de l’autre.

Clerselier II, 30 3. I’ay tasché d’oster l’Ambiguité qui est en ce mot de Pensée dans l’Article 63. et 64. de la premiere Partie des Principes ; car comme l’Extension qui continuë la nature du Cors, differe beaucoup des diverses figures ou manieres d’Extension qu’elle prend ; ainsi la Pensée, ou la Nature qui pense, dans laquelle ie croy que consiste l’Essence de l’Esprit humain, est bien differente d’un tel ou tel acte de Penser en particulier. Et l’Esprit peut bien luy-mesme estre la cause de ce qu’il exerce tels ou tels actes de Penser, mais non pas de ce qu’il est une chose qui pense. Tout de mesme qu’il dépend de la flamme, comme d’une cause efficiente, de ce qu’elle s’étend d’un costé ou d’un autre, mais non pas de ce qu’elle est une chose étenduë. Par la Pensée donc, ie n’entens point quelque chose d’Universel qui comprenne toutes les manieres de penser, mais bien une Nature particuliere qui reçoit en soy tous ces modes, ainsi que l’Extension est aussi une Nature qui reçoit en soy toutes sortes de figures.

4. C’est autre chose d’avoir connoissance de nos Pensées, au moment mesme que nous pensons, et autre chose de s’en ressouvenir par aprés. Ainsi nous ne pensons rien dans nos songes, qu’à l’instant mesme que nous pensons, nous n’ayons connoissance de nostre pensée, encore que le plus souvent nous l’oublions aussi-tost. Et il est vray que nous n’avons pas connoissance de quelle façon nostre Ame envoye les Esprits Animaux dans les nerfs ; car cette façon ne dépend pas de l’Ame seule, mais de l’union qui est entre l’Ame et le Cors ; neantmoins nous avons connoissance de toute cette action, par laquelle l’Ame meut les nerfs, entant qu’une telle action est dans l’Ame, puis que ce n’est rien autre chose en elle, que l’Inclination de sa Volonté à un tel ou tel mouvement. Et cette Inclination de la Volonté est suivie du cours des Esprits dans les nerfs, et de tout ce qui est requis pour ce mouvement, ce qui arrive à cause de la convenable disposition du Cors, dont l’Ame peut bien n’avoir point de connoissance, comme aussi à cause de l’Union de l’Ame avec le Cors, de laquelle sans doute nostre Ame a connoissance ; Clerselier II, 31 car autrement iamais elle n’inclineroit sa Volonté à vouloir mouvoir les membres.

Maintenant que l’Esprit qui est Incorporel, puisse faire mouvoir le Cors, il n’y a ny raisonnement, ny comparaison tirée des autres choses, qui nous le puisse apprendre ; mais neantmoins nous n’en pouvons douter, puis que des experiences trop certaines et trop evidentes, nous le font connoistre tous les iours manifestement. Et il faut bien prendre garde que cela est l’une des choses qui sont connuës par elles mesmes, et que nous obscurcissions toutes les fois que nous les voulons expliquer par d’autres. Toutesfois pour ne rien oublier de ce que ie puis pour vostre satisfaction, ie me serviray icy d’une comparaison. La pluspart des Philosophes qui croyent que la pesanteur d’une Pierre est une qualité réelle distincte de la pierre, croyent entendre assez bien de quelle façon cette qualité peut mouvoir une pierre vers le centre de la Terre, pource qu’ils croyent en avoir une experience manifeste : Pour moy qui me persuade qu’il n’y a point de telle qualité dans la Nature, et par consequent qu’il ne peut pas y avoir d’elle aucune vraye idée dans l’Entendement humain ; i’estime qu’ils se servent de l’Idée qu’ils ont en eux-mesmes de la Substance incorporelle, pour se representer cette pesanteur : En sorte qu’il ne nous est pas plus difficile de concevoir comment l’Ame meut le Cors, qu’à eux de concevoir comment une telle Qualité fait aller la pierre en bas. Et il n’importe pas qu’ils disent, que cette pesanteur n’est pas une Substance ; car en effet ils la conçoivent comme une substance, puis qu’ils croyent qu’elle est réelle, et que par quelque puissance, à sçavoir par la puissance Divine, elle peut exister sans la pierre. Il n’importe pas aussi qu’ils disent qu’elle est Corporelle : car si par Corporel nous entendons ce qui appartient au Cors, encore qu’il soit d’une autre Nature, l’Ame peut aussi estre dite Corporelle, entant qu’elle est propre à s’unir au Cors ; Mais si par Corporel nous entendons ce qui participe de la Nature du Cors, cette Pesanteur n’est pas plus Corporelle que notre Ame mesme.

Clerselier II, 32 5. Ie ne conçois pas autrement la Durée successive des choses qui sont meuës, ou mesme celle de leur mouvement, que ie fais la Durée des choses non meuës ; car le devant et l’après de toutes les Durées, quelles qu’elles soient, me paroist par le devant et par l’aprés, de la Durée successive que ie découvre en ma pensée, avec laquelle les autres choses sont coexistantes.

6. La difficulté qu’il y a à connoistre l’Impossibilité du Vuide, semble venir principalement de ce que nous ne considerons pas assez, que le Neant ne peut avoir aucunes Proprietez : Car autrement, voyant que dans cét Espace mesme que nous appellons Vuide, il y a une veritable Extension, et par consequent toutes les proprietez qui sont requises à la nature du Cors, nous ne dirions pas qu’il est tout à fait Vuide, c’est à dire qu’il est un pur Neant. De plus, cette difficulté vient aussi de ce que nous avons recours à la puissance Divine ; et comme nous sçavons qu’elle est infinie, nous ne prenons pas garde que nous luy attribuons un effet qui enferme une contradiction en sa Conception, c’est à dire qui ne peut estre par nous conceu.

Pour moy, il me semble qu’on ne doit iamais dire d’aucune chose qu’elle est impossible à Dieu ; car tout ce qui est vray et bon estant dépendant de sa Toute-puissance, ie n’ose pas mesme dire que Dieu ne peut faire une Montagne sans Valée, ou qu’un et deux ne fassent pas trois ; mais ie dis seulement, qu’il m’a donné un Esprit de telle nature, que ie ne sçaurois concevoir une Montagne sans Valée, ou que l’aggregé d’un et de deux ne fasse pas trois, etc. Et ie dis seulement, que telles choses impliquent contradiction en ma Conception : Tout de mesme aussi il me semble qu’il implique contradiction en ma Conception, de dire qu’un Espace soit tout à fait Vuide, ou que le Neant soit étendu, ou que l’Univers soit terminé ; pource qu’on ne sçaurait feindre ou imaginer aucunes bornes au monde, au delà desquelles ie ne conçoive de l’étenduë : Et ie ne puis aussi concevoir un muid tellement vuide, qu’il n’y ait aucune Extension en sa Clerselier II, 33 Cavité, et dans lequel par consequent il n’y ait point de Cors ; car là où il y a de l’Extension, là aussi necessairement il y a un Cors.
A Paris, ce 29. Iuillet 1648.