AT II, 377

A MONSIEUR ***

LETTRE XC.

MONSIEUR,
Ie vous suis tres-obligé du souvenir qu’il vous plaist avoir de moy, et ie tiens à honneur que vous veüillez sçavoir mon opinion touchant l’education de M. vostre fils. Le desir que i’aurois de vous pouvoir rendre quelque service en sa personne, m’empescheroit de vous dissuader de l’envoyer en ces quartiers, si ie pensois que le dessein que vous avez touchant ses études s’y pût accomplir ; Mais la Philosophie ne s’enseigne icy que tres-mal, les Professeurs n’y font que discourir une heure le iour, environ la moitié de l’année, sans dicter AT II, 378 iamais aucuns Ecrits, ny achever le cours en aucun temps determiné, en sorte que ceux qui en veulent tant soit peu sçavoir, sont contraints de se faire instruire en particulier par quelque maistre, ainsi qu’on fait en France pour le droit, lors qu’on veut entrer en office. Or encore que mon Clerselier II, 390 opinion ne soit pas que toutes les choses qu’on enseigne en Philosophie soient aussi vrayes que l’Evangile, toutesfois à cause qu’elle est la clef des autres Sciences, ie crois qu’il est tres-utile d’en avoir estudié le cours entier, en la façon qu’il s’enseigne dans les Ecoles des Iesuites, avant qu’on entreprenne d’élever son esprit au dessus de la Pedanterie, pour se faire sçavant de la bonne sorte. Et ie dois rendre cét honneur à mes Maistres, que de dire qu’il n’y a lieu au monde, où ie iuge qu’elle s’enseigne mieux qu’à La Fléche. Outre que c’est ce me semble un grand changement, pour la première sortie de la maison, que de passer tout d’un coup en un païs different de langue, de façons de vivre, et de Religion, au lieu que l’air de La Fléche est voisin du vostre ; et à cause qu’il y va quantité de ieunes gens de tous les quartiers de la France, ils y font un certain mélange d’humeurs, par la conversation les uns des autres, qui leur apprend quasi la mesme chose que s’ils voyageoient ; Et enfin l’égalité que les Iesuites mettent entr’eux, en ne traittant gueres d’autre façon les plus relevez que les moindres, est une invention extremement bonne, pour leur oster la tendresse, et les autres défauts qu’ils peuvent avoir acquis par la coustume d’estre cheris dans les maisons de leurs parens. Mais Monsieur i’apprehende que la trop bonne opinion que vous AT II, 379 m’avez fait avoir de moy mesme, en prenant la peine de me demander mon avis, ne m’ait donné occasion de vous l’écrire plus librement que ie ne devois : C’est pourquoy ie n’y ose rien adjouster, sinon que si M. vostre fils vient en ces quartiers, ie le serviray en tout ce qui me sera possible. I’ay logé à Leyde en une maison où il pourroit estre assez bien pour la nourriture ; mais pour les études, ie croy qu’il seroit beaucoup mieux à Utrecht ; car c’est une Université qui n’estant erigée que depuis quatre ou cinq ans, n’a pas encore eu le temps de se corrompre, et il y a un Professeur, appellé M. le Roy, qui m’est intime amy, et qui selon mon iugement vaut plus que tous ceux de Leyde. Ie suis, Monsieur,