A MONSIEUR *****

LETTRE XII. Version.

MONSIEUR,
Vous vous méprenez beaucoup, et vous iugez tres-mal de la bonté d’une personne fort religieuse, de soupçonner que le P.N. m’ait fait quelque mauvais rapport de vous ; Mais afin que ie ne sois point obligé de remettre une autrefois la main à la plume pour un semblable sujet, et que l’excuse que i’ay à vous faire pour luy, devienne generale pour tous les autres que vous en pourriez pareillement accuser, ie desire que vous sçachiez une fois pour toutes, que ce n’est ny de luy ny de personne, mais de vos lettres mesmes, que i’ay appris ce que ie trouve à reprendre en vous. Car vous ayant pris fantaisie n’agueres (apres un silence d’un an) de m’écrire dans une lettre, que si ie voulois veiller au bien de mes estudes, ie retournasse auprés de vous, et que ie ne pouvois nulle part profiter davantage que sous vostre discipline, et plusieurs autres discours de cette nature, lesquels vous sembliez m’écrire familierement et en Amy, comme à quelqu’un de vos disciples ; Qu’aurois-je pû penser autre chose sinon que vous aviez fait cette lettre, afin que la monstrant aux autres, Clerselier II, 58 avant de me l’envoyer, vous pussiez vous vanter que i’avois coustume de recevoir souvent de vos enseignemens. C’est pourquoy iugeant qu’il y avoit là dessous quelque mauvais artifice, i’ay pensé qu’il meritoit quelque reprimande. Car ie ne pouvois en aucune façon m’imaginer que vous fussiez devenu si stupide, et que vous vous méconnussiez si fort, que de croire en effet que i’eusse iamais rien appris de vous, ou mesme que i’en pusse iamais apprendre aucune chose, si ce n’est de la façon que i’ay coustume d’apprendre de toutes les choses qui sont en la nature, voire mesme des moindres fourmis et des plus petits vermisseaux. Ne vous souvient-il plus, combien, au lieu de m’aider dans le progrez de mes estudes, et de me sçavoir maintenant gré de ce que ie vous ay appris ; combien, dis-je, vous y avez apporté d’empeschement, lors qu’estant à D. occupé à des considerations dont vous vous confessiez estre incapable, vous ne cessiez de m’importuner pour apprendre de moy certaines choses que i’avois quittées il y avoit long-temps, comme des exercices de jeunesse ? Mais certes ie voy bien par vos dernieres lettres que vous n’avez pas en cela peché par malice, mais que c’est sans doute une maladie qui vous tient. C’est pourquoy desormais i’auray plustost la bouche ouverte pour vous plaindre que pour vous quereler. Et pour satisfaire en quelque façon aux devoirs de nostre ancienne amitié, ie veux mesme icy vous enseigner quelques remedes que ie pense pouvoir servir à vostre guerison. Considerez en premier lieu quelles sont les choses qu’une personne peut apprendre à un autre. Et vous trouverez que ce sont les Langues, l’Histoire, les Experiences, et les Demonstrations claires et certaines qui convainquent l’Esprit, telles que sont celles des Geometres. Mais pour les opinions et les maximes des Philosophes, aussi-tost qu’on les dit, on ne les enseigne pas pour cela. Platon dit une chose, Aristote en dit une autre, Epicure une autre, Telesius, Campanella, Brunus, Basso, Vaninus, et tous les Novateurs disent chacun diverses choses. Qui de tous ces Gens-là enseigne à vostre avis, ie ne dis pas moy, Clerselier II, 59 mais qui que ce soit qui aime la Sagesse, sans doute que c’est celuy qui peut le premier persuader quelqu’un par ses raisons, ou du moins par son authorité. Que si quelqu’un sans y estre porté par le poids d’aucune authorité ny d’aucune raison qu’il ait apprise des autres, vient à croire quelque chose ; encore qu’il l’ait oüy dire à plusieurs, il ne faudra pas croire pour cela qu’ils la luy ayent enseignée. Mesme il se peut faire qu’il la sçache, pource qu’il est poussé par de vrayes raisons à la croire, et que les autres ne l’ayent iamais sceuë, quoy qu’ils ayent esté dans le mesme sentiment, à cause qu’ils l’ont déduite de faux principes. Toutes lesquelles choses sont si claires et si veritables, que si vous voulez les considerer avec un peu de soin, vous connoistrez aisement que ie n’ay iamais rien appris davantage de vostre Physique Imaginaire, que vous qualifiez du nom de Mathematicophysique, que i’ay fait autrefois de la Batrachomyomachie d’Homere, ou des Contes de la Cicogne. Car tenez pour certain que iamais vostre authorité ne m’a servy de motif pour croire aucune chose, ny que vos raisons ne m’ont iamais rien persuadé. Mais vous me direz peut-estre que vous avez dit certaines choses, lesquelles ie n’ay pas plutost entenduës que ie les ay cruës et approuvées. Si cela est ainsi, vous devez croire que ie ne les ay pas apprises de vous ; mais qu’estant desia il y avoit long-temps dans le mesme sentiment, cela m’a porté à les approuver. Mais que cela ne serve point à fomenter vostre maladie, de ce que i’avouë icy franchement d’avoir approuvé des choses que vous avez dites : car cela est arrivé si rarement, que le plus ignorant du monde ne sçauroit discourir si mal de la Philosophie, qu’il n’en puisse dire par hazard autant qui s’accorde avec la Verité. Et mesme plusieurs peuvent sçavoir la mesme chose, sans qu’aucun l’ait apprise des autres ; Et il est ridicule et impertinent de s’amuser comme vous faites avec tant de soin à distinguer dans la possession des Sciences ce qui est à vous, de ce qui n’en est pas, comme s’il s’agissoit de la possession d’une Terre, ou de quelque somme d’argent. Si vous sçavez quelque chose elle est entierement Clerselier II, 60 à vous, encore que vous l’ayez apprise d’un autre. Pourquoy donc, et quel droit avez-vous, ou plutost quelle maladie vous tient, qui vous empesche de pouvoir souffrir que les autres, qui sçavent la mesme chose, puissent dire qu’elle leur appartient ? Toutesfois ie n’ay pas grand sujet d’avoir pitié de vous, ie voy bien que la Maladie vous a rendu heureux, et que vous n’estes pas moins opulent que cét homme, qui croyoit que tous les vaisseaux qui abordoient au port de sa Ville luy appartenoient. Mais pardonnez-moy si ie vous dis que vous usez un peu trop insolemment de cette bonne fortune. Car, voyez vous mesme si vous n’estes pas injuste ? Vous voulez posseder seul, et mesme vous ne voulez pas que les autres s’arrogent, non seulement ce qu’ils sçavent, et qu’ils n’ont iamais appris de vous, mais aussi ce que vous confessez vous mesme avoir appris d’eux. Car vous m’écrivez que l’Algebre que ie vous ay mise autresfois entre les mains, n’est plus maintenant à moy ; Vous m’avez aussi autresfois écrit la mesme chose de mon Traitté de Musique ; Vous voulez donc, à ce que ie puis croire, que ces Sciences s’effacent de ma memoire, pource qu’à present elles sont à vous : Car pourquoy m’en demanderiez-vous les Originaux, puis que vous en avez pardevers vous des Copies, si vous ne croyiez que par ce moyen ie pourrois avec le temps ne me plus souvenir de toutes les choses qu’ils contiennent, et à quoy ie ne m’amuse plus il y a long-temps, et vous vanter d’en estre le seul possesseur. Mais sans doute que vous avez écrit cecy par raillerie ; car ie sçay que vostre humeur est plaisante et agreable : Et aprés tout, i’aurois de la peine à croire que vous voulussiez tout de bon qu’on crust que quelque chose fust à vous, si vous n’en aviez esté le premier Inventeur. C’est ce qui fait que dans vostre Manuscrit vous marquez le temps auquel vous avez pensé chaque chose, afin peut-estre que personne ne soit si impudent, que de se vouloir arroger une chose qu’il aura resvée toute une nuit plus tard que vous. En quoy toutesfois ie ne juge pas que vous agissiez assez prudemment : Car que sera-ce si on doute une Clerselier II, 61 fois de la fidelité de ce Manuscrit ? Ne seroit-il pas plus seur d’en avoir des témoins, ou d’en certifier la Verité par des actes publics et authentiques ? Mais certainement pour dire la Verité, ces richesses qui craignent les Voleurs, et qui requierent tant de soin pour les conserver, vous rendent plus miserable qu’heureux ; et si vous m’en croyez, vous n’aurez point de regret de les perdre, et tascherez mesme de vous en deffaire avec vostre maladie. Considerez ie vous prie en vous mesme, et voyez si en tout vostre vie vous avez iamais rien trouvé ou inventé, qui merite veritablement des loüanges. Ie vous proposeray icy trois genres de choses que l’on peut trouver. Le premier est de celles que nous pouvons trouver par la seule force de nostre Esprit, et par la conduite de nostre raison ; Si vous en avez de ce genre, qui soient de quelque importance, ie confesse que vous meritez quelquequelques loüanges. Mais ie nie que pour cela vous deviez apprehender les Voleurs. L’eau est tousiours semblable à l’eau, mais elle a tout un autre goust lors qu’elle est puisée à sa source, que lors qu’on la puise dans une cruche, ou à son ruisseau. Tout ce qu’on transporte du lieu de sa naissance en un autre, se corrige quelques fois ; mais le plus souvent il se corrompt, et iamais il ne conserve tellement tous les avantages que le lieu de sa naissance luy donne, qu’il ne soit tres-facile de reconnoistre qu’il a esté transporté d’ailleurs. Vous publiez que vous avez appris beaucoup de choses de moy, vous me faites honneur, mais ie n’en demeure pas d’accord ; car si ie sçay quelque chose, ie n’en sçay que tres-peu, et non pas beaucoup, comme vous dites ; mais quelles qu’elles soient, servez vous en si vous pouvez, et vous les arrogez si bon vous semble, ie vous le permets. Ie ne les ay point écrites sur des Registres, et n’ay point marqué le temps auquel ie les ay pû inventer ; et toutesfois ie suis tres-assuré, que quand ie voudray que les hommes sçachent quel est le fond de mon Esprit, pour petit qu’ìl soit, il leur sera tres aisé de connoistre que ces fruits viennent de mon fond, et qu’ils n’ont point esté cueillis dans celuy d’un autre. Il y a un autre Clerselier II, 62 genre d’Inventions, ou de choses que l’on peut trouver, lequel ne vient point de l’Esprit, mais de la Fortune ; et i’avoüe qu’il demande quelque soin pour estre garanty des Voleurs. Car si vous trouvez quelque chose par hazard, et que par un semblable hazard un autre vienne à entendre cela de vous, ce qu’il aura ainsi entendu sera aussi bien à luy, que ce que vous aurez trouvé sera à vous, et il aura autant de droit de se l’arroger comme vous ; mais ie nie que de telles Inventions meritent des loüanges. Toutesfois pource que l’ignorance du Monde est telle, qu’ils loüent souvent ceux en qui les biens de la fortune abondent, et qu’ils ne croyent pas que cette Déesse soit si aveugle, que d’enrichir de ses faveurs ceux qui ne l’ont point du tout merité ; Si elle vous a fait part de quelque chose qui soit de conséquence, et qui pour cela vous releve un peu au dessus des autres, ie confesse que vous n’estes pas tout à fait indigne de loüange. Ie dis que cette chose doit estre de consequence, et relevée au dessus du commun : Car si par exemple, un miserable Gueux pour avoir amassé quelques escus en caymandant de porte en porte, s’imaginoit qu’on luy dust rendre pour cela de grands honneurs, certainement il seroit digne de la risée de tout le Monde. Voyez donc ie vous prie diligemment, feüilletez vostre Manuscrit, mettez tout en conte, et aprés cela, ou ie me trompe fort, ou ie m’assure que vous ne trouverez pas la moindre chose du vostre, qui vaille mieux que sa couverture. Le troisiéme genre d’Inventions est celuy des choses qui n’estant que de tres-petite valeur, ou mesme nullement considerables, ne laissent pas d’estre estimées par leurs Inventeurs, comme des choses de tres grand prix. Mais tant s’en faut que ces choses là soient dignes de quelque loüange, qu’au contraire plus leurs Possesseurs les estiment, et plus ils prennent de soin à se les conserver, plus aussi s’exposent-ils à la risée, et attirent-ils la commiseration de tout le Monde. Representez-vous devant les yeux un Aveugle, que l’avarice auroit rendu si fou, qu’il s’amusast à passer les iours entiers à chercher des pierres precieuses dans les ordures Clerselier II, 63 de la maison de son voisin, et que toutes les fois qu’il rencontreroit sous sa main quelque pierrette, ou quelque petit morceau de Verre, il crust aussi-tost avoir trouvé une pierre fort precieuse, et qu’aprés en avoir ainsi trouvé beaucoup de semblables, et en avoir remply sa Cassette, il se vantast d’estre fort riche, fist parade de cette Cassette, et meprisast toutes les autres ; ne diriez-vous pas d’abord, que cét homme seroit dans une agreable folie. Que si aprés cela vous le voyez continuellement attaché à cette Cassette, apprehender les Voleurs, et estre en soucy et chagrin, de peur de perdre ces richesses qui luy sont inutiles ; pour lors, mettant la raillerie à part, ne le iugeriez-vous pas tout à fait digne de compassion. Ce n’est pas pourtant que ie veüille comparer vostre Manuscrit à cette Cassette, mais i’ay bien de la peine à croire qu’il puisse rien contenir de plus solide, que le sont ces pierrettes et ces petits morceaux de Verre. Car voyons de quelle importance sont les choses dont vous vous vantez le plus ; ie n’en connois que deux, à sçavoir le tremblement des Cordes, et l’Hyperbole ; Quant à la premiere qui regarde le tremblement des Cordes, si vous aviez iamais appris à vos Disciples quelque chose de plus relevé que les premiers Elemens des Sciences, vous auriez trouvé dans Aristote cela mesme que vous dites estre vostre, et pourquoy vous vous plaignez de n’avoir pas receu de moy des Eloges, à sçavoir que le son se fait par le tremblement, ou par la frequente repetition des coups des Cordes, ou des autres Cors qui frappent l’air ; Sans doute qu’Aristote est un Voleur ? Appellez-le en iugement, afin qu’il vous restituë vostre pensée ? Mais pour moy qu’ay-je fait ? Comme ie traittois de la Musique, et ayant pour lors expliqué quelque chose qui ne dependoit pas de l’exacte connoissance du son, i’ay adjoûté que la mesme chose pouvoit estre conceuë, soit que l’on dist que le son provinst de ce que l’Oreille estoit frappée de plusieurs coups par le tremblement de l’air, excité par celuy des autres Cors, soit que etc. Peut-on dire que i’aye dérobé, ce que ie ne me suis point attribué ? Ay-ie dû applaudir, à Clerselier II, 64 ce que ie n’ay pas osé assurer estre vray ? Et ay-je dû vous attribuer une chose, que tous ceux qui enseignent, excepté vous, confessent avoir apprise d’Aristote. Quoy donc, ne se seroient-ils pas tous mocquez avec raison de mon ignorance ? Mais peut-estre meritez-vous de grandes loüanges pour l’Hyperbole que vous m’avez enseignée ? Certainement si ie n’avois compassion de vostre mal, ie ne pourrois m’empescher de rire ; puis que vous ne sçaviez pas mesme ce que c’est qu’une Hyperbole, si ce n’est peut-estre comme le sçait un Grammairien. I’ay rapporté quelques-unes de ses proprietez, à sçavoir celle qu’elle a de détourner les rayons, dont la demonstration m’estoit échappée de la memoire, et qui comme il arrive souvent dans les choses les plus faciles, ne se presentoit pas pour lors sur le champ à mon Esprit. Mais ie vous ay demonstré sa converse dans l’Ellipse, et vous ay aussi expliqué en mesme temps certains Theoremes, d’où elle pouvoit si facilement estre deduite, que pour peu que l’on y prist garde, on ne pouvoit manquer de la rencontrer ; c’est pourquoy ie vous ay exhorté de vous exercer à la chercher, ce que sans difficulté ie n’aurois iamais fait aprés m’avoir avoüé si ingenument que vous ne sçaviez rien dans les Coniques, si ie n’eusse iugé que la recherche d’une telle chose estoit tres-facile. Vous avez donc pris la peine de la chercher, vous l’avez trouvée, et vous me l’avez monstrée, ie m’en suis réjoüy, et vous ay dit que ie me servirois de cette demonstration, si iamais i’écrivois quelque chose sur ce sujet. Dites-moy en verité, estes-vous en vostre bon sens, de me reprocher de ne vous avoir pas en cela rendu, comme à mon Maistre et à mon Docteur, assez d’honneur et de respect. Si vous aviez donné à quelqu’un de vos Ecoliers, qui n’eust iamais encore fait de Vers, une Epigramme à composer, et que vous luy en eussiez dicté de telle sorte le sens et la matiere, qu’il n’y eust qu’à transposer un mot ou deux pour mettre l’Epigramme en sa perfection ; ne seriez-vous pas bien aise s’il reüssissoit à transposer ainsi heureusement ce peu de mots. N’adjousteriez-vous pas peut-estre mesme Clerselier II, 65 pour l’inciter à la Poësie, que si iamais vous aviez à composer une Epigramme sur le mesme sujet, vous ne vous serviriez point d’autres Vers que des siens. Mais s’il arrivoit que pour cette petite loüange, il vinst à concevoir tant d’estime de luy, qu’il crust estre un grand Poëte, ne vous mocqueriez-vous pas de luy comme d’un enfant : Et s’il en venoit à ce poinct, que de s’imaginer que vous lui portassiez envie, et que se disant vostre Maistre et vostre Docteur, il dit serieusement, que c’est une chose honteuse à un Docteur, de ne pas recevoir de son Disciple tout l’honneur etc. (car ie ne pense pas qu’on puisse donner un autre sens à cét etc.) ne iugeriez-vous pas avec raison, que ce n’est plus la simplicité qui le trompe, comme elle fait un enfant, mais qu’il a l’Esprit en quelque façon troublé ? Sçachez-donc qu’il n’y a point de meilleur remede pour purger la bile, dont vous estes plein, que de considerer avec quelle iustesse cét exemple vous convient. Mais d’autant que iusques à present i’ay tâché d’oster la Cause de vostre Maladie, ie veux maintenent tâcher d’en appaiser la Douleur. Vous vous plaignez principalement de ce que m’ayant quelquesfois donne des loüanges, ie ne vous ay pas rendu la pareille ; mais afin que vous le sçachiez, vous ne m’avez pas traitté en Amy, de me loüer comme vous avez fait. Ne vous ay-ie pas supplié plusieurs fois, de ne me point traitter de la sorte, et mesme de vous abstenir de parler aucunement de moy. Et la façon avec laquelle i’ay tousiours vécu par le passé, ne monstre-t’elle pas assez que ie suis ennemy de toutes ces loüanges ? Non que ie sois insensible ; mais pource que i’estime que c’est un plus grand bien de iouïr de la tranquillité de la vie, et d’un honneste loisir, que d’acquerir beaucoup de Renommée ; et que i’ay bien de la peine à me persuader, que dans l’Estat où nous sommes, et de la façon que l’on vit, on puisse posseder ces deux biens ensemble. Mais vos Lettres monstrent clairement le sujet qui vous a porté à me loüer. Car aprés toutes vos belles loüanges, vous ne laissez pas de dire librement, que vous avez coûtume de preferer vostre Mathematico-physique à mes Clerselier II, 66 conjectures, et que vous le faites sçavoir à nos Amis. Que veut dire cela ie vous prie ? Ne monstrez-vous pas par là, que vous ne cherchez à me loüer, que pour tirer plus de gloire de cette comparaison ? et que vous ne rehaussez le siege que vous voulez fouler, qu’afin d’élever d’autant plus haut le thrône de vostre vanité. Mais en voila assez, ie veux à present traitter doucement vostre mal, et ne me point servir de plus aspres remedes : car si ie voulois vous traitter selon vos merites, vous vous verriez si chargé de honte et d’infamie, que i’aurois plutost peur de vous desesperer, que de vous donner la santé. C’est pourquoy ie me contenteray icy de vous avertir, que si vous aimez les loüanges, vous fassiez des choses dignes d’estre loüées, et qui soient telles que vos Ennemis mesmes soient contraints de les approuver. Mais quoy que vous ayez fait, n’attendez iamais de loüanges ny de vous, ny de vos Amis, dont les témoignages seroient tousiours tenus pour suspects. Ne vous vantez point aussi d’avoir appris aux autres ce que vous ne sçavez pas encore, et ne vous preferez iamais à personne. I’ay honte de me proposer icy pour exemple ; Mais comme vous vous comparez souvent à moy, il semble qu’il soit en quelque façon necessaire. M’avez-vous iamais oüy vanter d’avoir rien appris à personne ? Me suis-ie iamais, ie ne dis pas preferé, mais mesme comparé à aucun ? Car quant au reproche que vous me faites sans raison ny fondement, de m’estre quelquesfois égalé aux Anges, ie ne sçaurois encore me persuader que vous soyez si perdu d’Esprit que de le croire. Toutesfois, pource que ie reconnois que la Violence de vostre mal peut estre tres-grande, i’expliqueray icy ce qui peut vous avoir donné occasion de me faire ce reproche. C’est la coûtume des Philosophes, et mesme des Theologiens, toutes les fois qu’ils veulent monstrer qu’il repugne tout à fait à la raison que quelque chose se fasse, de dire que Dieu mesme ne le sçauroit faire. Et pource que cette façon de parler m’a tousiours semblé trop hardie, pour me servir de termes plus modestes, quand l’occasion s’en presente (ce qui arrive plus souvent Clerselier II, 67 en traittant des questions de Mathematique, que de Philosophie) où les autres diroient que Dieu ne peut faire une chose, ie me contente seulement de dire qu’un Ange ne la sçauroit faire. Et si pour cela vous dites que ie m’égale à l’Ange, on pourra dire aussi par la mesme raison, que les plus sages du monde s’égalent à Dieu. Et ie suis bien malheureux de n’avoir pû éviter le soupçon de Vanité, en une chose où ie puis dire que i’affectois une modestie toute particuliere. Au reste, ie pourrois écrire bien d’autres choses ; mais si cecy ne suffit, rien ne peut suffire. Et pour le present, ie pense avoir satisfait abondamment à nostre Amitié. Car en verité vous devez croire que ie n’ay point écrit cecy par un Esprit de vengeance, ny pour aucun mal que ie vous veüille, mais par une pure affection que i’ay pour vous. Car premierement, pourquoy serois-je en colere contre vous ? Seroit-ce à cause que vous vous estes preferé à moy ? Comme si ie me souciois de cela, moy qui ay coûtume de m’estimer le plus ignorant des hommes ; Et si i’avois à m’en mettre en peine, ce ne seroit pas que vous vous preferassiez à moy, mais bien que les autres vous y preferassent : Car au contraire, si nous estions en dispute vous et moy pour cela, ie serois bien aise que vous vous en vantassiez ; pource que les autres auroient d’autant moins de sujet de le croire. Et ie témoigne bien n’avoir aucune rancune contre vous, puis que ie ne vous cele rien de ce que ie iuge vous devoir estre le plus utile. Car certainement on ne sçauroit rien dire ny rien faire de plus utile pour nous, que de nous avertir librement de nos erreurs. Et bien que nous puissions quelquesfois recevoir des avertissements de nos Ennemis mesmes, il vous sera aysé de reconnoistre, pourveu que vous ayez le moins du monde de bon sens, qu’il y a bien de la difference entre leurs avertissemens et les miens. Un Ennemy ne tâche qu’à déplaire à celuy qu’il reprend, et moy ie ne tâche qu’à vous remettre dans vostre bon sens par une douce reprimande. Un Ennemy s’abstiendroit de dire aucune parole aigre et fâcheuse, s’il croyoit que celuy à qui il en veut en dust profiter ; Et moy au contraire Clerselier II, 68 i’espere, que cecy vous profitera, et ie le souhaitte, et mesme ie n’ay entrepris à autre dessein le travail d’une si longue Lettre. Enfin un Ennemy declame tellement contre les Vices de son Adversaire, qu’il ne souhaitte pas moins d’estre entendu des autres que de luy ; Et moy au contraire, ie ne découvre les vostres qu’à vous seul, et iusques à présent ie les ay tousiours dissimulez aux autres autant que i’ay pû, et les dissimuleray tousiours à l’avenir, afin que vous puissiez plus facilement sortir de vostre maladie, et revenir en vostre bon sens, pourveu toutefois qu’il y ait encore quelque esperance de guerison. Car si vous perseverez dans vostre mal, de peur d’estre blâmé d’avoir autrefois contracté amitié avec un homme de vostre humeur, et de passer pour un imprudent dans le choix que ie fais de mes amis, ie seray contraint de vous abandonner, et de m’excuser publiquement, en faisant sçavoir à tout le monde de quelle façon, par une simple rencontre, et sans aucun choix, i’ay contracté habitude avec vous, pour m’estre rencontré par hazard en garnison dans une ville frontiere, où ie ne pûs trouver que vous seul qui entendist le Latin. Et ie ne celeray point que pour lors ie ne connûs point vostre mal, peut-estre à cause qu’il n’estoit pas si grand, ou bien à cause que sçachant de quel pays vous estiez, et comment vous aviez esté élevé, tout ce que vous faisiez de mal devant moy, ie l’attribuois plustost à Rusticité et à Ignorance, qu’à une telle Maladie. Enfin i’adjoûteray comment apres l’avoir connu, i’ay tâché de vous en guerir par des remedes tres-salutaires. Et en verité c’est ce que ie souhaitte, aimant beaucoup mieux que vous vous laissiez guerir que d’estre obligé d’en venir à ce point ; Et si vous le faites, ie n’auray point de honte de me dire vostre amy, et vous ne vous repentirez point d’avoir receu cette lettre, et cét avis.
17. Octobre 1630