MON REVEREND PERE,
Ie ne vous eusse point encore écrit à ce voyage, sinon que ie me suis advisé d’une chose dont ie seray bien aise d’avoir vostre advis et instruction : C’est que ie m’estois cy-devant proposé de ne faire imprimer que vingt ou trente Exemplaires de mon petit Traitté de Metaphysique, pour les envoyer à autant de Theologiens, et leur en demander leur opinion, ainsi que ie vous avois mandé ; Mais pource que ie ne voy pas que ie puisse faire cela, sans qu’il soit veu de tout ceux qui seront curieux de le voir, soit qu’ils l’ayent de quelques uns de ceux à qui ie l’auray envoyé, soit du Libraire, qui ne manquera pas d’en faire imprimer plus d’Exemplaires Clerselier II, 249 que ie ne voudray, il me semble que ie AT III, 184 feray peut-estre mieux, d’en faire faire une Impression publique du premier coup : Car enfin ie ne crains pas qu’il y ait rien qui puisse desagréer aux Theologiens ; Mais i’eusse seulement desiré avoir l’approbation de plusieurs, pour empescher les Cavillations des Ignorans qui ont envie de contredire, et qui pourront estre d’autant plus eloquens en cette Matiere, qu’ils l’entendront moins, et qu’ils croiront qu’elle peut estre moins entenduë par le Peuple, si ce n’est que l’authorité de plusieurs gens doctes les retiennent. Et pour cela i’ay pensé que ie ne ferois peut-estre pas mal, si ie vous envoyois mon Traitté en Manuscrit, et que vous le fissiez voir au R. P. Gibieuf, auquel ie pourrois aussi écrire pour le prier de l’examiner, et ie suis fort trompé s’il manque à me faire la faveur de l’approuver ; Puis vous le pourriez aussi faire voir à quelques-autres, selon que vous le iugeriez à propos ; Et ainsi ayant l’approbation de trois ou quatre, ou de plusieurs, on le feroit imprimer ; et ie le dedierois si vous le trouvez bon, à Messieurs de Sorbonne en general, afin de les prier d’estre mes Protecteurs en la Cause de Dieu. Car ie vous diray que les Cavillations de quelques-uns m’ont fait resoudre à me munir doresnavant le plus que ie pourray de l’authorité d’autruy, puis que la Verité est si peu estimée estant seule. AT III, 185 Ie ne feray point encore mon voyage pour cét Hyver : Car puis que ie dois recevoir les Objections des PP. Iesuites dans quatre ou cinq mois, ie croy qu’il faut que ie me tienne en posture pour les attendre ; Et cependant i’ay envie de relire un peu leur Philosophie, (ce que ie n’ay pas fait depuis vingt ans) afin de voir si elle me semblera maintenant meilleure, qu’elle ne faisoit autrefois. Et pour cét effet ie vous prie de me mander les noms des Autheurs qui ont écrit des Cours de Philosophie, lesquels sont les plus suivis par eux, et s’ils en ont quelques nouveaux ; Ie ne me souviens plus que des Conimbres. Ie voudrois sçavoir aussi, s’il y en a quelqu’un qui ait fait un Compendium de toute la Philosophie de l’Ecole, et qui soit suivy, car cela m’épargneroit le Clerselier II, 250 temps de lire leurs gros Livres. Il y avoit ce me semble un Fueillan ou Chartreux qui l’avoit fait, mais ie ne me souviens plus de son nom. Au reste si vous trouvez bon que ie dedie mon Traitté de Metaphysique à la Sorbonne, ie vous prie aussi de me mander comment il faudroit mettre au titre de la Lettre dedicatoire.
Ie viens à vostre Lettre du quinziéme de ce mois, où la premiere difficulté est touchant la force de la troisiéme Poulie, à laquelle ie puis facilement répondre, à cause que ie trouve que tous ont raison, aussi bien AT III, 186 ceux qui disent qu’elle quadruple la force de la premiere, que ceux qui disent, Clerselier II, 251 qu’elle ne fait que la tripler ; Et la difference ne vient que de ce qu’ils la considerent diversement ; à sçavoir, ceux qui disent que la troisiéme Poulie triple la force de la premiere, et que la quatriéme la quadruple, la cinquiéme la quintuple, et ainsi à l’infiny, entendent que ces Poulies dependent l’une de l’autre, comme elles font d’ordinaire, en sorte qu’il n’y a qu’une mesme corde, qui passe par toutes ; Et alors il est bien clair que comme la premiere Poulie double la force, ainsi la troisiéme la sextuple, à cause que pour hausser, par exemple, d’un pié le poids A, par le moyen de la corde C, qui est passée au travers de trois Poulies, en B, et trois autres en D, il est evident qu’il faut tirer cette corde de la longueur de six piez, veu qu’elle est pliée en six. Mais les autres entendent, ou doivent entendre, qu’il y a une corde particuliere pour chaque AT III, 187 Poulie ; comme par exemple pour lever le poids H, la corde passée dans la Poulie B, est attachée par un bout à la muraille au point A, et par l’autre à une seconde Poulie C, dans laquelle est passée une autre corde, qui est attachée par un bout à la muraille au point D, et par l’autre à la troisiéme Poulie E, dans laquelle passe derechef une troisiéme corde qui est attachée par un bout à la muraille F, et en tirant le bout G, il est évident qu’il le faudra hausser de huit piez pour faire que le poids H se hausse d’un pié ; de façon que cette troisiéme Poulie octuple la force simple sans Poulie, et quadruple celle de la premiere Poulie.
Quand aux Regles pour tirer la Racine Cubique des Binomes, il est certain que la premiere est tres-fausse et impertinente ; mais pour la derniere ie ne craindray pas de vous dire que c’est moy-mesme qui l’ay faite, et que ie ne croy pas qu’il y manque aucune chose, et mesme il est aisé de l’appliquer aux Racines sursolides et autres à l’infiny ; Et pource que ie voudrois bien meriter les bonnes graces de M. Dounot, que i’ay connu de reputation il y a plus de vingt ans, ayant AT III, 188 sceu deslors qu’il estoit ami d’un de mes plus intimes, nommé M. le V. que i’honore extremement, ie tascheray icy de l’expliquer. Premierement il n’y a point de Binomes Clerselier II, 252 dont la Racine se puisse tirer telle que ce soit, sinon ceux qui, soit du premier coup, soit du moins apres avoir esté multipliez ou divisez par quelque nombre, ont l’une de leurs parties Rationnelle, et dont l’autre partie est la Racine quarrée d’un nombre Rationel ; si bien qu’il est seulement besoin de parler de ceux-cy. Et il faut tirer la racine (Notez que par tout où ie mets la racine sans dire Quarrée ou Cubique etc. il faut entendre celle qui est de mesme denomination que celle qu’on cherche ; Et pour racine Cubique i’écris √3. pour racine Sursolide, que d’autred’autres nomment quarré de cube, i’écris √5, et ainsi des autres) il faut dis-je tirer la racine de la difference qui est entre les quarrez de leurs parties, si elle est Rationelle, ou si elle ne l’est pas, il faut multiplier AT III, 189 le Binome donné par cette difference, si on cherche la √3, ou par son quarré, si on cherche la √5, ou par son Cube, si on cherche la √7, et ainsi à l’infiny, et lors on aura un Binome dans lequel la racine de la difference qui est entre les quarrez de ses parties sera Rationelle. Apres cela il faut diviser cette Racine de la difference par un nombre Rationel, un peu plus grand que la racine de tout le Binome, mais qui ne l’excede pas d’un demy, (ce nombre Rationel est toûjours aisé à trouver par l’Arithmetique) au Quotient il faut adjoûter ce mesme nombre Rationel, lors que la partie Rationelle du Binome donné est plus grande que l’Irrationelle, ou l’en oster, quand elle est moindre, et le Produit est un nombre rompu, duquel il faut rejetter la fraction qui est moindre que l’unité, et la moitié du nombre entier qui reste est la partie Rationelle de la Racine. Et de son quarré ayant soustrait la Racine de la difference susdite, lors que la partie Rationnelle est la plus grande, ou luy ayant adjousté, lors qu’elle est moindre, le Produit est le Quarré de l’autre partie au moins si la Racine du Binome donné peut estre exprimée par nombres ; dequoy on peut tousiours faire la Preuve par la Multiplication ; mais i’avois engagé cette Preuve dans l’autre Regle, afin d’y faire paroistre AT III, 190 un peu plus d’artifice. Et la demonstration de tout cecy est bien claire : Clerselier II, 253 Car la Racine de la difference qui est entre les Quarrez des parties du Binome donné, est tousiours la difference des Quarrez des parties de la Racine ; Puis d’un costé, on sçait que le double de la partie Rationelle de la Racine, doit estre un nombre entier ; et de l’autre que ce nombre entier ne peut estre moindre d’une unité que le nombre rompu qu’on a trouvé, de façon qu’on le trouve necessairement en rejettant la fraction.
Or par cette Regle on peut aussi tirer la racine de IC – 6n – 40. Car par la Regle de Cardan, on trouve que cette Racine est composée de la Racine Cubique de 20 – √392, adjoustée à la Racine Cubique de son residu 20 + √392, de façon qu’ayant tiré ces deux Racines Cubiques, qui sont 2+√2, et 2√2, et les ayant adjoustées l’une à l’autre, il vient 4. On le pourroit encore trouver d’autre façon ; mais pource que ie ne me suis iamais arresté à ces choses là, il m’y faudroit penser pour vous l’écrire.
Il est certain que lors qu’un Tuyau est fort étroit, cela retarde la descente de l’eau, à cause que ses parties ne se déjoignent pas volontiers les unes des autres, comme on voit de ce qu’elles tombent alors par goutes, et non par filets c’est à dire qu’elles se rassemblent AT III, 191 plusieurs ensemble contre le bas du Tuyau, avant qu’aucune d’elles puisse tomber. Ce n’est pas merveille que la Pesanteur relative d’un Cors soit plus grande que l’Absoluë, car cette Absoluë demeure tousiours une mesme, au lieu que la Relative peut changer en une infinité de façons, et croistre à l’infiny.
Ce qu’on vous a écrit de Blaye, que tout ce que nous concevons distinctement comme possible, est possible, et nous concevons distinctement qu’il est possible que le Monde ait esté produit, donc il a esté produit ; C’est une raison que i’approuve entierement ; Et il est certain qu’on ne sçauroit concevoir distinctement que le Soleil, ny aucune autre chose soit independante, si ce n’est qu’on y conçoive une Puissance infinie, laquelle n’est qu’en Dieu. Mais on se trompe bien fort de penser concevoir distinctement, que chaque Clerselier II, 254 Clerselier II, 254 (béquet) Atome, ou mesme chaque partie de la Matiere, est indifferente à occuper un plus grand ou un moindre Espace : Car en la pensée distincte d’une partie de AT III, 192 la Matiere, la quantité determinée de l’Espace qu’elle occupe doit necessairement estre comprise. Le principal but de ma Metaphysique n’est que d’expliquer les choses qu’on peut concevoir distinctement. Pour le flus et reflus, ie m’assure que si vous aviez veu, ce que ie vous en ay écrit, avec le reste de la piece dont il est tiré, vous n’en chercheriez point d’autre cause ; celle-là est trop evidente, et se rapporte exactement à toutes les experiences : Car le flus qui se fait également en tout le Cors de la Mer, paroist diversement aux diverses Costes, selon qu’elles sont diversement situées et disposées ; Comme en la Mer qui est icy le long de la Hollande, l’eau est beaucoup moins à monter qu’à descendre, ce qui vient de ce qu’elle se descharge par le Texel dans le Zuydersée, et par la Zelande dans le Rhin. Et le Marscaret vient de ce que toute l’Eau que le flus apporte entre les Costes d’Espagne et de Bretagne, se va descharger ensemble vers la Dordogne, comme vous pouvez voir dans la Carte ; Et ainsi en connoissant bien particulierement toutes les Costes, la raison particuliere du flus qui s’y observe se peut aisément déduire de la generale que i’ay donnée.
Pour les Objections de l’homme de Nismes, ie juge du peu que vous m’en écrivez, qu’elles ne doivent AT III, 193 gueres valoir ; Car de dire qu’on ne doit pas supposer, que la Bale n’ait ny pesanteur ny figure etc. c’est monstrer qu’il ne sçait ce que c’est que Science. On sçait bien qu’une bale n’est pas sans pesanteur, ny parfaitement dure, et que son mouvement diminuë tousiours, d’où il suit que iamais sa Reflexion ne se fait à Angles parfaitement égaux ; Mais c’est estre ridicule, que de ne vouloir pas qu’on examine ce qui arriveroit en cas qu’elle fust telle ; Et en l’action de la Lumiere ie ne considere pas le mouvement, mais l’action, qui estant Instantanée, ne peut ainsi diminuer. Ie prevoy que i’auray assez de Cavillations du Pere N. en cette Matiere ; c’est pour Clerselier II, 255 quoy ie n’ay point envie d’en voir d’autres. Pour la grande quantité des odeurs qui s’exhalent des Fleurs, elle ne vient que de l’extreme petitesse des parties qui la composent. Ie suis,
M. R. P.
Vostre tres-humble, et tres-obeïssant
serviteur, DESCARTES.