A MONSIEUR *****

LETTRE XVII. Version.

MONSIEUR,
Ie suis bien ayse que vous ayez remis sur le tapis, la question qui s’estoit muë n’agueres entre nous. Mais pource que ie voy que la raison dont ie me servois alors, ne vous a pas encore satisfait, ie vous diray librement ce que ie pense de vostre Réponse ; Et auparavant pour estre certains de l’estat de la question, i’en feray icy une breve description.

Ie vous dis dernierement, lors que nous estions ensemble, non pas à la verité que la Lumiere se mouvoit en un instant, comme vous m’ecrivez, mais (ce que vous croyez estre la mesme chose) que du corps Lumineux elle parvenoit en un instant iusqu’à nos yeux : Et mesme i’adjoûtay Clerselier II, 140 que ie pensois sçavoir cela si certainement, que si on me pouvoit convaincre de fausseté là dessus, i’estois tout prest d’avoüer que ie ne sçavois rien du tout en Philosophie. Et vous au contraire, vous assuriez que la Lumiere ne se mouvoit pas en un instant. Et vous disiez avoir trouvé un moyen d’en faire l’experience, par lequel il seroit aysé de voir qui de nous deux se trompoit en cela. Et cette experience, purgée comme elle est à present, d’une quantité de choses superfluës ; par exemple, du son, du maillet, et de choses semblables, c’est à dire, ainsi que vous l’exposez maintenant dans vos Lettres, beaucoup mieux sans doute que vous ne faisiez la premiere fois, est telle.

Si quelqu’un portant de nuit un flambeau à la main, et le faisant mouvoir, jette la veuë sur un miroir éloigné de luy d’un quart de lieuë, il pourra tres-aysément remarquer, s’il sentira le mouvement qui se fait en sa main, auparavant que de le voir par le moyen du miroir. Et vous vous assuriez tellement sur cette experience, que vous estiez prest de croire que toute vostre Philosophie estoit fausse, s’il ne se rencontroit un temps notable et sensible, entre l’instant auquel le mouvement se verroit par le moyen du miroir, et celuy auquel on le sentiroit par l’entremise de la main. Et moy au contraire ie disois, que s’il se rencontroit en cela le moindre intervalle de temps, i’estois prest de confesser que toute ma Philosophie estoit entierement renversée. Et partant (ce qui est à remarquer) en toute nostre Dispute, il ne s’agissoit pas tant de sçavoir si la Lumiere se transmet en un instant, ou si elle a besoin de quelque temps, qu’il s’agissoit du succez de cette experience. Et le iour suivant pour finir nôtre Dispute, et pour vous épargner un travail inutile, ie vous donnay advis que nous avions une autre experience qui avoit desia esté faite plusieurs fois, par plusieurs milliers de personnes, et mesme de personnes tres-exactes, et tres-attentives, par laquelle on voyoit manifestement qu’il n’y avoit aucun intervalle de temps, entre l’instant auquel la Lumiere sort du Cors Lumineux, et celuy auquel elle entre dans l’œil. Clerselier II, 141

Et avant que de vous l’exposer, ie vous demanday, si vous ne demeuriez pas d’accord que la Lune est éclairée par le Soleil, et que les Eclypses se font par l’interposition de la Terre entre le Soleil et la Lune, ou par l’interposition de la Lune entre le Soleil et la Terre, ce que vous m’accordastes sans aucune difficulté. Aprés cela ie vous demanday suivant quelles Lignes vous vouliez supposer que la Lumiere parvinst depuis les Astres iusques à nos yeux, et vous me répondistes suivant les Lignes droites ; en sorte que lors qu’on regarde le Soleil, il ne nous paroist pas au lieu où il est en effet, mais en celuy où il estoit à l’instant que la Lumiere qui sert à nous le faire voir en est sortie. Enfin, ie vous demanday que vous determinassiez combien grand devoit estre du moins cét intervalle de temps sensible, entre l’instant auquel le flambeau seroit mû, et l’instant auquel son mouvement seroit aperceu par le moyen d’un miroir qui seroit distant d’un quart de lieuë : A quoy vous me repondistes le iour precedent, qu’il s’y rencontreroit pour le moins autant de temps qu’il en faut pour un battement d’Artere, mais pour lors vous me dites que ie prisse tel intervalle de temps que ie voudrois. Et pour ne pas abuser de la permission que vous me donniez, ie ne pris que la vingt-quatriéme partie du temps qu’il faut pour un battement d’Artere ; Et ie dis que cét intervalle de temps, qui selon vous seroit tout à fait insensible dans vostre experience, seroit tres-sensible dans la mienne.

Car supposant que la Lune est éloignée de la Terre de cinquante demy diametres, et qu’un seul demy diametre de la Terre contient six cens lieuës : (ce qu’on doit du moins supposer, ou bien l’Astronomie et la Geometrie sont fausses.) Si la Lumiere a besoin de la vingt-quatriéme partie du temps que les Arteres en employent à battre une seule fois, pour traverser deux fois la quatriéme partie d’une lieuë, elle aura besoin d’un temps égal à celuy que les Arteres employent à bettre cinq mille fois, c’est à dire pour le moins d’une heure de temps, pour traverser deux fois l’Espace qui est Clerselier II, 142 entre la Lune et la Terre, comme il paroist à tout homme qui veut prendre la peine d’en faire le calcul. Apresquoy voicy comme i’ay argumenté.

Qu’ABC soit une Ligne droite, et pour pouvoir conclure la mesme chose, soit que nous suposions que la Terre se meuve, soit que ce soit le Soleil, qu’ABC, soient les Lieux ou le Soleil, la Terre, et la Lune se rencontrent quelquesfois ; Et suposons que maintenant de la Terre B, on voit la Lune Eclypsée au poinct C. Cette Eclypse, suivant ce qui a esté accordé cy-dessus, doit nous paroistre precisément au mesme instant, auquel la Lumiere qui est sortie du Soleil, lors qu’il estoit au poinct A, estant reflechie de la Lune, parviendroit à nos yeux, si elle n’eust point esté empeschée par l’interposition de la Terre ; c’est à dire, suivant ce qui a aussi esté accordé, une heure après que cette Lumiere est parvenuë à la Terre B : Et de plus, suivant ce qui a aussi esté accordé, le Soleil ne peut estre vû au poinct A, si ce n’est precisément à l’instant mesme que sa Lumiere est parvenuë directement iusqu’à la Terre ; Et partant la Lune ne sçauroit paroistre Eclypsée en C, qu’une heure aprés que le Soleil a esté vû en A, si vos concessions sont vrayes, c’est à dire, si l’on aperçoit plus tard de la vingt quatriesme partie du battement d’une Artere, le mouvement d’un flambeau dans un miroir qui est éloigné de la quatriesme partie d’une lieuë, qu’on ne le ressent à la main.

Mais l’observation exacte qu’en ont fait tous les Astronomes, confirmée par une infinité d’experiences, fait assez connoistre que si quand la Lune est Eclypsée on la voit de la Terre B au poinct C, le Soleil ne doit point estre vû en A une heure auparavant, mais au mesme instant que l’Eclypse paroist. Et le temps d’une heure est bien plus sensible en l’observation du lieu du Soleil au regard de la Terre et de la Lune, que n’est en vostre experience la vingt-quatriesme partie du temps qu’une Artere employe à battre une seule fois. Par consequent, et vostre experience est inutile, et la Clerselier II, 143 mienne, qui est celle de tous les Astronomes, monstre clairement, que la lumiere se voit sans aucun intervalle de temps sensible, c’est à dire, comme i’avois soustenu, en un instant. Ie maintenois que cét Argument estoit une Demonstration ; et vous aucontraire, vous disiez que c’estoit un Paralogisme, et une Petition de Principe ; mais il est aysé de voir par vostre réponse, si vous aviez raison ou non, de le nommer ainsi. Car vous ne me répondez que deux choses, dans la premiere desquelles il y a un Paralogisme tres-manifeste, et dans l’autre, s’il n’y a une Petition de Principe, ou une Suposition de ce qu’il falloit prouver, il y a une Negation de ce qui avoit esté accordé, qui est une faute qui n’est pas moindre que seroit l’autre.

Car de recourir comme vous faites à la Lenteur, ou tardiveté du mouvement Annuel, dans une chose qui dépend toute entiere du mouvement de la Lune, qui est plus de douze fois plus rapide que le mouvement Annuel, et de plus aussi dans une chose où l’on a de coustume d’observer assez commodément, ie ne dis pas seulement la difference d’une heure, ce que i’avois demonstré estre suffisant, mais mesme celle de la moitié d’une minute ; Qui est celuy qui ne voudra pas reconnoistre en cela un Paralogisme.

Et quand aprés cela vous dites, que les rayons qui sont emanez du Soleil et de la Lune, se meuvent ainsi hors d’eux Circulairement avec le Soleil, et avec la Lune ; en sorte que les Astres nous paroissent tousiours dans les lieux où ils sont en effet, encore qu’ils soient vûs par l’entremise de la Lumiere qui est emanée d’eux auparavant, lors qu’ils estoient en d’autres lieux, (car on ne sçauroit concevoir autrement ce que vous dites) vous niez manifestement ce que vous aviez auparavant accordé, et d’où dépendoit toute cette Partie de ma Demonstration que ie vous avois expliquée. Mais vous ne prenez pas garde que vous tombez icy dans son autre Partie, qui est celle de l’Eclypse du Soleil.

Clerselier II, 144 Par exemple, qu’A soit le Soleil, C la Lune, et B la Terre, tous trois dans une mesme Ligne droite ; Suivant le calcul que nous avons fait cy-devant, si la Lumiere a besoin d’une demy-heure pour parvenir depuis la Lune C, iusqu’à la Terre B ; il luy faudra douze heures de temps pour parvenir depuis le Soleil iusques à nous, puis que le Soleil est éloigné de la Terre, pour le moins vingt-quatre fois autant que la Lune. Donc suivant vostre derniere concession, au mesme instant que le Soleil est en A, il est vû par ceux qui sont en B, nonobstant l’interposition de la Lune, laquelle cependant non seulement est en C, mais qui y seroit aussi veuë, si elle avoit une Lumiere qui luy fust propre : Car le Soleil est vû en ce lieu-là par le moyen de la Lumiere qui est emanée de luy douze heures auparavant, et qui ayant traversé le Ciel de la Lune, une demy heure devant, n’a pû estre empeschée par elle, pource qu’elle n’estoit pas encore alors interposée entre le Soleil et la Terre ; Et la lumiere qui est maintenant empeschée par elle, ne sçauroit parvenir à la Terre B, qu’une demy-heure aprés : Et par consequent, la défaillance de sa Lumiere, c’est à dire l’Eclypse du Soleil, ne sçauroit estre vûe qu’une demy-heure apres l’instant que le Soleil, la Lune, et la Terre sont dans une mesme Ligne droite.

Mais l’experience de tous les Astronomes nous asseure du contraire, c’est à sçavoir qu’il y a Eclypse de Soleil, lors que le Soleil, la Lune, et la Terre sont dans une mesme Ligne droite ; et en cela non seulement l’erreur d’une demy-heure, mais celle de la moitié d’une minute ne seroit pas insensible ; Doncques etc.

Ie n’adjoûte point icy quantité d’autres choses, qui pourroient faire voir que cette derniere assertion ou proposition est encore plus absurde que la premiere ; comme par exemple, que cela posé, on devroit tousiours voir vers l’Orient un Cercle noir dans l’Horison, entre la Terre et le Ciel ; et vers l’Occident le Soleil, et les Estoiles au dessous des Montagnes, et plusieurs choses semblables. Et ie ne demande pas aussi par quelle puissance ce mouvement Circulaire Clerselier II, 145 de la Lumiere, qui sort en mesme temps de divers Astres, est conduit, pour pouvoir tousiours retenir l’inégalité qui est en la vitesse des Astres d’où elle est sortie, etc. Car si ce que ie viens d’écrire n’a pas la force de vous convaincre, i’avouë que vous estes tout à fait invincible.

Adieu.

A Amsterdam, le 22. Aoust 1634.