Clerselier II, 189 AT II, 617

AU R. P. MERSENNE.

LETTRE XXXIII.

MON REVEREND PERE,
L’invention de la Pompe dont vous m’écrivez ne m’a point trompé, car elle sera sans doute moins durable et moins utile pour l’usage, que si on faisoit monter l’Eau à vingt Toises par Interruption, c’est à dire qu’on employast une Pompe, ou autre Machine, AT II, 618 pour les deux ou trois premières Toises, puis une autre pour les deux ou trois suivantes, etc. Et la force qui feroit mouvoir toutes ses Machines, pourroit estre au haut en F, ou D, tout de mesme qu’en vostre Figure. La raison pourquoy l’Interruption vaudroit mieux, est, que le cuir qui est au dessous doit porter toute une colomne d’Eau, de la hauteur de vingt Toises ; ce qui est un si grand poids, qu’il ne peut durer long-temps sans se crever.

Pour les Cors noirs, vous sçavez que ie ne conçoy autre chose par la Lumiere qui donne contre ces Cors, que l’Action, ou l’Inclination à se mouvoir vers eux, qu’ont les parties de la Matiere subtile, qui sont poussées par les Cors qu’on nomme Lumineux, vers ces Cors qu’on nomme Noirs ; Or cette Action peut estre amortie par les parties de ces Cors noirs, à cause qu’elles la reçoivent en elles-mesmes, et ne la renvoyent point, au lieu que les parties des Cors blancs, ne la reçoivent point en elles, mais la renvoyent ; ainsi qu’une Tapisserie reçoit en soy le Mouvement de la Bale qu’on pousse contre elle, et pour ce sujet ne la renvoye point ; mais une muraille dure, qui n’est aucunement ébranlée par cette Bale, ne le reçoit point ; c’est pour quoy elle la fait reflechir.

Vous avez tres bonne raison de maintenir, que dans le Vuide mesme, s’il est possible, une Pierre iroit plus lentement, Clerselier II, 190 ou plus viste, selon qu’elle auroit esté AT II, 619 muë lentement, ou viste ; Et il n’y a nulle apparence de dire que son Mouvement ne peut estre déterminé à estre plus lent, ou plus viste, que par les divers empeschements du milieu : car si cela estoit, la mesme Pierre iroit tousiours d’une mesme vitesse dans le mesme Air, à cause qu’elle y trouve tousiours les mesmes empeschemens ; mais cela est contre l’Experience, etc. Pour les Pierres qui semblent du Bois brun, ce n’est rien d’extraordinaire, et il y a des endroits en Bretagne, où i’en ay veu quantité de cette sorte. Ie vous remercie de vostre offre pour la Graine de l’Herbe Sensitive, ils ont eu de cette Herbe au Iardin de Leyde, mais la graine n’y a pû meurir, et on dit qu’il seroit maintenant temps de la semer. Ie ne serois pas marry aussi d’avoir un Catalogue des Plantes rares qui sont dans le Iardin Royal, s’il se pouvoit avoir facilement ; et si on en veut un en revanche, de celles qui sont au Iardin de Leyde, on m’a offert de me le donner. Pour les Bluëttes d’Air, ou de Feu, vous en pouvez mieux iuger que moy, à cause que vous les avez veuës ; Mais il faut remarquer que la Refraction, ou Reflexion, qui arrive en quelques nuës fort hautes, peut faire que les rayons du Soleil parviennent à l’œil plus d’une heure ou deux aprés qu’il est couché.

Pour celuy qui dit que ie vais au Presche des Calvinistes, c’est bien une calomnie tres-pure ; et en examinant AT II, 620 ma conscience pour sçavoir sur quel pretexte on l’a pû fonder, ie n’en trouve aucun autre, sinon que i’ay esté une fois avec M. de N. et M. Hesdin à une lieuë de Leyde, pour voir par curiosité l’assemblée d’une certaine Secte de gens, qui se nomment Prophetes, et entre lesquels il n’y a point de Ministre, mais chacun Presche qui veut, soit homme ou femme, selon qu’il s’imagine estre inspiré : En sorte qu’en une heure de temps, nous ouïsmes les Sermons de cinq ou six Païsans, ou gens de métier : Et une autre fois nous fusmes entendre le Presche d’un Ministre Anabaptiste, qui disoit des choses si impertinentes, et parloit un françois si extravagant, que nous ne pouvions nous empescher d’éclater de Clerselier II, 191 rire ; et ie pensois estre plutost à une farce qu’à un Presche. Mais pour ceux des Calvinistes, ie n’y ai iamais esté de ma vie, que depuis vostre Lettre écrite, que me trouvant à La Haye le neufiéme de ce mois, qui est le iour qu’on remercie Dieu, et qu’on fait des feux de joye, pour la défaite de la Flotte Espagnole, ie fus entendre un Ministre François, dont on fait estat ; mais ce fut en telle sorte, qu’il n’y avoit là personne qui m’apperceust, qui ne connust bien que ie n’y allois pas pour y croire : Car ie n’y entray qu’au moment que le Presche commençoit, i’y demeuray contre la porte, et en sortis au moment qu’il fut achevé, sans vouloir assister à aucune de leurs Ceremonies ; que si i’eusse receu vostre Lettre auparavant, ie n’y aurois pas esté du tout : mais il est impossible AT II, 621 d’éviter les discours de ceux qui veulent parler sans raison ; Et celuy dont vous m’écrivez doit avoir l’Esprit bien foible, de m’accuser d’aller par les Villages, pour voir tuer des Pourceaux ; car il s’en tuë bien plus dans les Villes que dans les Villages, où ie n’ay iamais esté pour ce sujet ; Mais comme vous m’écrivez, ce n’est pas un crime d’estre curieux de l’Anatomie ; et i’ay esté un Hyver à Amsterdam, que i’allois quasi tous les iours en la maison d’un Boucher, pour luy voir tuer des Bestes, et faisois apporter de là en mon logis, les Parties que ie voulois anatomiser plus à loisir ; ce que i’ay encore fait plusieurs fois en tous les lieux où i’ay esté, et ie ne croy pas qu’aucun homme d’esprit m’en puisse blâmer.

Vostre raison pourquoy un Tableau semble regarder de tous costez est subtile, mais elle ne me semble pas suffisante ; car encore que la prunelle soit ronde en un Tableau, elle n’y paroist pas ronde pour cela, lorsqu’elle est regardée de costé ; il est vray qu’elle n’y peut paroistre si fort en ovale, que celle d’un homme vivant : C’est pourquoy cela y fait quelque chose. Mais ie croy qu’on y peut adjouster, que de quelque costé qu’on regarde un Tablau, on y voit tousiours toutes les mesmes parties de l’œil qui y est peint, et que ces parties sont celles qu’on voit aussi dans l’œil d’un homme Clerselier II, 192 vivant, lors qu’il regarde vers nous, et qu’on n’y voit pas si bien que dans un Tableau, lorsqu’il regarde d’un autre costé ; à cause qu’estant relevé en AT II, 622 bosse, ses parties se couvrent, ou se découvrent beaucoup davantage, que celles d’une platte peinture. I’ay receu le Philolaüs ; mais ie ne me suis pas encore donné le temps de le lire, ny ie ne croy pas le faire de plus de six mois, à cause que ie m’occupe à d’autres estudes.

Les opinions de vos Analistes, touchant l’Existence de Dieu, et l’honneur qu’on luy doit rendre, sont comme vous écrivez, tres difficiles à guerir, non pas qu’il n’y ait moyen de donner des raisons assez fortes pour les convaincre, mais pource que ces gens-là, pensant avoir bon esprit, sont souvent moins capables de raison que les autres : Car la partie de l’Esprit qui aide le plus aux Mathematiques, à sçavoir l’Imagination, nuit plus qu’elle ne sert, pour les Speculations Metaphysiques. I’ay maintenant entre les mains un Discours, où ie tasche d’éclaircir ce que i’ay écrit cy-devant sur ce sujet ; il ne sera que de cinq ou six feüilles d’impression ; mais i’espere qu’il contiendra une bonne partie de la Metaphysique : Et afin de le mieux faire, mon dessein est de n’en faire imprimer que vingt ou trente Exemplaires, pour les envoyer aux vingt ou trente plus Sçavans Theologiens, dont ie pourray avoir connoissance, afin d’en avoir leur iugement, et apprendre d’eux ce qui sera bon d’y changer, corriger, ou adjouster, avant que de le rendre public.

Ie croy bien que dans le Vuide, s’il estoit possible, la moindre force pourroit mouvoir les plus grands Cors, aussi bien que les plus petits, mais non de mesme vitesse. AT II, 623 Car la mesme force feroit mouvoir une pierre double en grosseur, de la moitié moins viste que la simple.

Ce n’est pas merveille que nous puissions ietter une pierre fort haut, sans que le torrent de la Matiere subtile qui est dans l’Air nous en empesche ; car la force de nostre bras dépend d’un autre torrent de Matiere subtile, qui est encore beaucoup plus rapide, à sçavoir celuy qui agite nos Esprits Clerselier II, 193 Animaux, et qui differe de l’autre en force et activité, autant que le Feu differe de l’Air.

Vostre Experience que le Trou d’une demie Ligne, donne quatre fois moins d’eau, que celuy d’une Ligne, mais que celuy-cy n’en donne que deux fois moins, que celuy de deux Lignes, me semble du tout incroyable ; Caeteris paribus, c’est à dire, faisant que le Tuyau demeure tousiours plein iusques au haut : Car si on ne le remplist point à mesure que l’eau s’écoule, il est evident que d’autant plus que le Trou sera grand, d’autant plutost elle s’abaissera dans le Tuyau ; et vous sçavez qu’elle coule d’autant moins viste, qu’elle est plus basse.

Vostre voyage d’Italie me donne de l’inquietude, car c’est un païs fort mal sain pour les François ; sur tout il y faut manger peu, car les viandes de là nourrissent trop ; il est vray que cela n’est pas tant considerable pour ceux de vostre profession ; Ie prie Dieu que vous en puissiez retourner heureusement. Pour moy, sans la crainte des maladies que cause la chaleur de l’Air, i’aurois passé en Italie tout le temps que i’ay passé en ces quartiers, et ainsi ie n’aurois pas esté sujet à la calomnie AT II, 624 de ceux qui disent que ie vais au Presche ; mais ie n’aurois peut-estre pas vécu si sain que i’ay fait. Ie suis,
M. R. P.