AT III, 4

AU R. P. MERSENNE.

LETTRE XXXV.

MON REVEREND PERE,
Il faut que ie commence ma Lettre par la badinerie que N. vous avoit écrite, puisque c’est par elle AT III, 5 que vous avez commencé la vostre du dernier Decembre 1639. et que ie vous die qu’il s’est trouvé un homme de ce païs, si habile en l’art de Charlatan, que sans rien du tout sçavoir en Mathematique, il n’a pas laissé de faire Profession de les enseigner, et de passer pour le plus Sçavant de tous ceux qui s’en mélent ; Et ce par la seule hardiesse de se vanter qu’il sçavoit tout ce qu’il avoit ouy dire estre ignoré par les autres, et de faire des Livres qui promettoient des merveilles au titre, mais qui ne contenoient au dedans que des fautes, ou des Pieces dérobées, et de repliquer sans raison toutes sortes de choses à ceux qui luy contredisoient, et les provoquer par gageures, en sorte qu’il ne se rencontroit personne qui luy osast resister. Iusques à ce qu’enfin ayant fait imprimer un assez gros Livre, qu’il avoit continuellement promis depuis 6. ou 7. ans, un jeune homme d’Utrecht en a fait un autre, où il a remarqué toutes ses fautes, et découvert toutes ses finesses ; et pour lui oster sa vieille pratique de vouloir gager, il a mis en ce Livre qu’il ne devoit point parler de gager, qu’il n’eust deposé l’argent auparavant entre les mains de quelque Professeur en Mathematique, et que ce seroit pour les Pauvres, Clerselier II, 203 Clerselier II, 203 (béquet) en cas qu’il perdist ; ou que s’il faisoit autrement, on se moqueroit de ses bravades, et qu’on verroit par là qu’il ne vouloit gager qu’en paroles. Nonobstant cela, ce mal avisé n’ayant point d’autres armes pour se deffendre, n’a pas laissé de provoquer celuy d’Utrecht à gager, AT III, 6 par un Ecrit imprimé ; A quoy l’autre répondit qu’il devoit donc déposer son argent, et dire touchant quoy il vouloit gager, et quels Iuges il en vouloit croire, car le Charlatan n’avoit rien determiné de tout cela : Mais aprés ce second avertissement, il fut bien si Imprudent que de mettre 600. liv. entre les mains du Recteur de l’Université de Leyde, et de faire un second deffy, sans dire encore de quoy il vouloit gager, ni quels Iuges il vouloit croire. L’autre déposa aussi son argent, et le fit sommer par un Notaire, de specifier sur quoy il vouloit gager, et quels Iuges il vouloit croire. A quoy le Charlatan ne voulut rien répondre sur le champ ; mais, à cinq ou six iours de là il fit imprimer un troisiéme deffy, où il specifia une chose pour laquelle il vouloit gager, sans nommer encore des Iuges ; et pource qu’il avoit appris que celuy d’Utrecht s’estoit servy de mon conseil, en tout ce qu’il avoit fait, il me nomma en ce troisiéme deffy ; ce qui a donné suiet à Monsieur N. de faire AT III, 7 son Conte : Depuis ce temps-là on a fait tout ce qu’on a pû, pour faire qu’il se soumist à quelques Iuges, et on l’a tellement engagé peu à peu, qu’il ne peut eviter d’estre condamné ; Et outre qu’on a veu clairement par ses subterfuges, qu’il ne vouloit gager que de paroles, les Curateurs des Pauvres ont fait arrester son argent, car c’est pour eux qu’il est déposé ; mais pource qu’on luy a donné un mois pour écrire ses Deffenses, et un mois aux Arbitres pour donner leur Sentence, il ne peut estre tout à fait condamné que vers la fin du mois de Mars.

Pour le Livre Anglois touchant les Declinaisons de l’Ayman, ie ne voy point qu’on y puisse appuyer grand fondement ; car trois Observations ne suffissent pas pour cela, et il en faudroit plus de mille, avant que ie m’y assurasse, à cause qu’il faut fort peu de chose pour changer ces Declinaisons. Clerselier II, 204 Ie ne m’arreste pas fort aussi au Livre nommé le Thresor Infiny, qui sera peut-estre comme le moyen de devenir riche de la Pallu. Pour les Postulata AT III, 8 du Mathematicien de France, Omnis Angulus rectilineus est divisibilis in duos Æquales ; Ad omnen rectam per Punctum duci potest Perpendicularis ; Omni rectae per Punctum quodcunque duci potest Parallela,ie ne croy pas que personne refuse de les recevoir, si ce n’est qu’il leur donne quelque interpretation fort differente de l’ordinaire.

I’ay vu l’Imprimé de Chorez, mais ie ne puis rien coniecturer de son Invention, sinon que c’est quelque Charlatanerie, qui n’est point en effet telle qu’il dit, mais seulement en apparence. I’ay sceu il y a long-temps toutes les Experiences de l’Ayman, dont vous m’écrivez, et puis aisement donner raison de toutes dans mon Monde ; Mais ie tiens que c’est une extravagance, de vouloir expliquer toute la Physique par l’Ayman. Ie ne croy pas vous avoir iamais écrit que le Solide de la Roulette ne se peut donner : Car ie ne me souviens point de l’avoir iamais cherché, et ie iuge au contraire qu’il est aisé à trouver. Mais ie fais si peu d’estat de toutes ces Questions particulieres, et dont ie ne voy point d’usage, que ie serois marry d’y employer un seul moment. Ie ne voy aucune difficulté en ce que vous proposez contre la force des Ressors : car il ne peut y avoir deux Torrens de Matiere subtile, qui aillent à l’encontre AT III, 9 l’un de l’autre, et de quelque costé que cette Matiere subtile entre dans les pores d’un Arc, ou Ressort, les rencontrant avoir une Figure forcée, qui ne luy donne pas si libre passage que leur Figure ordinaire, elle fait effort pour les remettre en cette Figure ordinaire. Pour les Lunettes, ie voy bien par la Lettre de Monsieur du Maurier qu’il promet beaucoup, mais ie n’en attens pourtant rien que de Monsieur de Beaune.

Ie viens de revoir mes Notes sur Galilée, où ie n’ay a pas dit expressément que les Cors qui descendent, ne passent pas par tous les degrez de Tardiveté ; mais i’ay dit que cela ne se peut determiner sans sçavoir ce que c’est que la Pesanteur, Clerselier II, 205 ce qui signifie le mesme. Pour vostre Instance du Plan Incliné, elle prouve bien que toute vitesse est divisible à l’Infiny, ce que i’accorde ; mais non pas que lors qu’un Corps commence à descendre, il passe par toutes ses Divisions. Quand on frappe une Boule avec un Mail, ie ne croy pas que vous pensiez que cette Boule au commencement qu’elle se meut, aille moins viste que le Mail ; ny enfin que tous les Cors qui sont poussez par d’autres, manquent à se mouvoir, dés le premier moment qu’ils se meuvent, d’une vitesse proportionnée à celle des Cors qui les meuvent ; Or est-il que selon moy la Pesanteur n’est autre AT III, 10 chose, sinon, que les Cors Terrestres sont poussez directement vers le Centre de la Terre, d’où vous voyez aisément la conclusion ; Mais il ne faut pas penser pour cela, que ces Cors se meuvent au commencement si viste que cette Matiere subtile, car elle ne les pousse qu’obliquement, et ils sont beaucoup empechez par l’Air, principalement les plus legers.

Ie m’étonne de ce que vous n’aviez pas encore ouy, qu’on peut mieux aplatir une bale de plomb avec un marteau sur un Coussin ou sur une Enclume suspenduë, et qui peut ceder au coup, que sur une Enclume ferme et immobile ; car c’est une Experience fort vulgaire ; Et il y en a une infinité de semblables, dans les Mechaniques, qui dépendent toutes du mesme fondement : A sçavoir, ce n’est pas assez de fraper une bale de Plomb avec beaucoup de force pour l’aplatir, mais il faut aussi que cette force dure quelque temps, afin que les parties de cette Bale ayent loisir cependant de changer de situation : Or quand cette Bale est sur une Enclume ferme, le Marteau rejallit en haut, quasi au mesme instant qu’il l’a frapée, et ainsi n’a pas le loisir de l’aplatir tant, que si l’Enclume ou autre Cors qui est sous cette Bale, cedant au coup, fait qu’il demeure plus long-temps appuyé contre elle.

AT III, 11 Lors que ie vous ay mandé, que s’il n’y avoit que l’Air qui empeschast la Pierre de descendre, elle devroit aller plus vîte, ou aussi viste au commencement, qu’à la fin, i’ay mis de Clerselier II, 206 descendre d’une infinie vitesse : Car ie n’ay écrit cela, que pour refuter l’opinion de celuy qui dit, que si une Pierre descendant dans le Vuide, iroit d’une infinie vitesse, et que dans nostre Air, c’est seulement l’empeschement de l’Air qui la retarde : Or posant que la Pierre ait cette inclination à descendre d’infinie vitesse, dés le commencement qu’elle se meut, l’Augmentation qui selon Galilée, et à peu prés aussi selon moi, la fait aller en Raison double des Temps, n’a aucun lieu ; et ainsi pour monstrer l’absurdité de l’Antecedent, i’ay dit, que cette Consequence absurde en devoit suivre. L’Imagination de ceux qui disent qu’un boulet de canon tiré contre une muraille ne la touche pas, me semble ridicule.

On ne peut comparer la force d’une Presse avec celle de la Percussion, que par les Effets : car la Presse peut agir tousiours également pendant un long-temps, au lieu que la force de la Percussion dure fort peu, et n’est iamais égale un moment de suitte ; Mais ne croyez pas que l’Air intercepté, qui entre dans les AT III, 12 Pores des Cors frapez, ait aucun grand effet : Ce n’est qu’une pure Imagination de ceux qui ne voyant pas les vrayes Causes, les cherchent où il n’y a aucune apparence de les trouver ; Comme aussi lorsqu’ils disent, In Motu Proiectorum, que c’est l’Air qui fait durer le mouvement, Nugæ.

Pour concevoir que la difference qui est entre le Marbre blanc et le noir, a du raport avec celle qui est entre une Table toute nüe et une Table couverte d’un tapis ; il faut sçavoir que le Marbre noir a bien à peu prés les mesmes parties que le blanc, mais qu’il en a d’autres avec cela qui sont beaucoup plus molles, et qui sont celles qui le rendent noir ; En sorte qu’il differe du blanc, comme une Pierre de Ponce dont tous les Pores sont par exemple remplis de Poix liquide, et une Pierre de Ponce qui n’a rien que de l’Air dans ses pores ; Et vous concevez bien, que des Grains de sable poussez contre cette derniere se reflechiront, au lieu qu’estant poussez contre l’autre, leur mouvement sera amorty par la mollesse de la poix.

Clerselier II, 207 Clerselier II, 207 (béquet) L’invention de bander plusieurs Arcs tout à la fois, n’a rien du tout d’admirable ; car bien qu’il ne faille pas plus de force, Intensivè, pour en bander mille que pour en bander un, il en faut toutesfois mille fois plus, Extensivè. Car par exemple, si ie bande le seul Arc BC, le haut de cét Arc estant arresté au poinct B, ie dois seulement AT III, 13 tirer la corde C, iusques à E ; Mais si ie veux bander les deux Arcs AB, et BC, tout d’un coup, il faut que le haut du premier soit attaché au poinct A, et que B, le haut du second, soit seulement, attaché à la corde B, en sorte que tirant la corde C, ie la fasse descendre iusques à F, et B jusques à D, etc. AT III, 14 Voila tout ce que i’ay trouvé à repondre à vos Lettres. Mais afin que ie vous mande aussi quelques nouvelles, ie vous diray que la nuit qui a suivy le iour des Roys cette année, il a fait icy un vent si estrange, qu’il a arraché plusieurs Arbres, nonobstant qu’ils n’ayent maintenant acunes feüilles ; Ie croy que si c’eust esté l’Esté, qu’ils ont des feüilles, il n’en eust laissé aucun en tout le païs ; Et neantmoins à dix ou douze lieuës d’icy, dans la Clerselier II, 208 Clerselier II, 208 (béquet) Mer, i’ay oüy dire qu’il n’a fait alors aucun orage. Il y a une ville en Zelande nommée Terveer, qui a cy-devant souffert beaucoup d’incommoditez de la Mer, laquelle en a importé, ou fait abismer plusieurs maisons, et la cause de ce desastre estoit un Banc de sable qui estoit là devant, et faisoit que l’eau de la Mer prenoit son cours vers la Ville : Or M. de Zuitlichem m’a dit il y a huit iours, que ce Banc a disparu subitement ; en sorte que la AT III, 15 Mer est maintenant tres profonde en l’endroit où il estoit.

Hortensius estant en Italie il y a quelques années, se voulut méler de faire son Horoscope, et dit à deux ieunes hommes de ce païs qui estoient avec luy, qu’il mourroit en l’an 1639. et que pour eux ils ne vivroient pas long-temps après : Or luy estant mort cét Esté, comme vous sçavez, ces deux ieunes hommes en ont eu telle apprehension, que l’un d’eux est desia mort ; et l’autre, qui est le fils de Heinsius, est si languissant et si triste, qu’il semble faire tout son possible, afin que l’Astrologie n’ait pas menty ; Voila une belle science, qui sert à faire mourir des personnes, qui n’eussent peut-estre pas esté malades sans elle. Ie suis.