LE R. P. MERSENNE A MONSIEUR VOETIUS,
Professeur en Theologie à Utrech. Version.
MONSIEUR,
Ie commençois depuis quelque temps à croire que vous aviez mis bas les armes, et que vous vous estiez entierement defait de cét Esprit contentieux que vous témoigniez avoir contre Monsieur Descartes, comme ayant perdu tout à fait l’esperance de pouvoir rien objecter contre sa Philosophie ; sur ce que m’ayant donné conseil, et excité à prendre la plume pour écrire contre cette nouvelle doctrine ; Ie voyois neantmoins, qu’apres une attente d’un an, ny vous ny vos amis, de qui vous m’aviez aussi promis le secours, ne m’aviez rien envoyé pour ioindre à ce que ie pourrois moy-mesme opposer à l’encontre. Mais ayant oüy dire depuis peu, que vous aviez dessein de composer un Livre entier, pour combattre de toutes vos forces cette nouvelle façon de Philosopher, et que dans l’Edition de ce Livre vous promettiez que dans peu on me verroit aussi élever contre elle ; i’ay crû qu’il estoit de mon devoir de vous avertir de ce que ie pense là dessus, et mesme de ce que i’ay tousiours pensé de cette Philosophie.
Premierement donc, aprés avoir lû plusieurs fois (suivant Clerselier II, (12) l’advis de l’Autheur) les six Meditations qu’il a écrites touchant la premiere Philosophie, ie luy proposay ces Objections qu’il a mises au second rang, (ce qui soit dit s’il vous plaist entre nous, car il ne sçait pas d’où elles luy viennent) ausquelles i’ay encore depuis peu adjousté les sixiesmes, à quoy il a fait la réponse que vous avez maintenant entre les mains, et qui m’a ravy en admiration, de voir qu’un homme qui n’a point estudié en Theologie, y ait répondu si pertinemment. Ce que considerant en moy-mesme, et relisant de nouveau ses six Meditations, et les réponses qu’il a faites aux quatriesmes Objections, qui sont tres-subtiles ; i’ay crû que Dieu avoit mis en ce grand Homme une lumiere toute particuliere, que i’ay trouvé depuis si conforme à l’Esprit et à la Doctrine du grand S. Augustin, que ie remarque presque les mesmes choses dans les écrits de l’un, que dans les écrits de l’autre. Car, par exemple, quelle difference y a-t’il entre ce que dit M. Descartes en sa Preface au Lecteur ; En sorte que pourveu que nous nous nous ressouvenions que nos Esprits sont finis, et que Dieu est incomprehensible et infiny, toutes ces choses ne nous feront plus aucune difficulté ; Et ce que dit S. Augustin en sa Dialectique. Car celuy qui est capable de bien discourir et de resoudre les plus grands doutes, qui penetre et qui devore tous les Livres, qui meprise et qui est au dessus de toute la sagesse humaine, quand il vient à contempler la Divinité, il se trouve si ébloüy de l’eclat de sa lumiere, que tout tremblant il en détourne les yeux, et se cache en fuyant dans l’abisme des secrets de la Nature, où aprés s’estre rompu la teste à deméler les embarras de ses Syllogismes et Raisonnemens, tout estourdy et confus il se taist, et se condamne au silence.
Clerselier II, (13) Secondement, ie voy que dans toutes ses réponses son Esprit se soutient si bien, et qu’il est si ferme sur ses Principes ; et de plus, qu’il est si Chrestien, et qu’il inspire si doucement l’amour de Dieu, que ie ne puis me persuader que cette Philosophie ne tourne un iour au bien et à l’ornement de la vraye Religion.
En troisiéme lieu, demandant dernierement à l’Autheur des quatriesmes Objections, qui est estimé un des plus subtils Philosophes, et l’un des plus grands Theologiens de cette Faculté, s’il n’avoit rien à repartir aux réponses qui luy avoient esté faites, il me répondit que non, et qu’il se tenoit plainement satisfait ; Et mesme qu’il avoit enseigné et publiquement soustenu la mesme Philosophie, qui avoit esté fortement combattuë en pleine Assemblée, par un tres-grand nombre de Sçavans Personnages, mais qu’elle n’avoit pû estre abbatuë, ny mesme ébranlée. Et après avoir vû cét excellent Geometre soustenir, comme il fait, que cette Doctrine ne peut estre contestée par celuy qui l’a une fois bien comprise, et l’avoir aussi vû convaincre par ses raisons, tous ceux qui luy ont voulu faire resistance, ie me suis d’autant plus confirmé dans la Pensée, que cette Philosophie, et façon de Philosopher, est veritable, et qu’avec le temps elle se fera iour par sa lumiere. Attendons donc, Monsieur, qu’il l’ait mise luy-mesme au iour, puis que nous aurions mauvaise grace de vouloir porter iugement d’une chose que nous ne conoissons point. Et de vray, i’avouë pour moy, s’il continuë comme il a commencé, qu’il me semble desia que ie puis faire voir qu’il n’avance rien qui ne s’accorde avec Platon et Aristote, pourveu qu’ils soient bien entendus ; et à quoy cét Aigle des Docteurs saint Augustin, ne pust souscrire ; En sorte que plus un homme sera sçavant dans la doctrine de saint Augustin, et plus sera-t’il Clerselier II, (14) disposé à embrasser la Philosophie de Monsieur Descartes.
En quatriesme lieu, les écrits particuliers que i’ay vûs de luy, où il resout plusieurs Questions de Philosophie et de Geometrie, m’ont laissé une si haute estime de la subtilité et de la sublimité de son Esprit, que i’ay peine à croire que iamais personne ait eu une si grande connoissance des choses Naturelles. Et ie ne puis comprendre comment vous osez combattre sa Philosophie sans l’avoir veuë. Quoy qu’il en soit, i’ay grand desir de voir vostre Ouvrage, et si i’y trouve quelque chose de vray, bien que peut-estre il soit contraire à ses Principes, ne doutez point que ie ne l’embrasse, et que ie ne le favorise. Cependant ie vous prie de me tenir pour un de vos serviteurs.