Clerselier III, 625 AT III, 796

A MONSIEUR ****.

Lettre CXX.

MONSIEUR,
I’employay la iournée d’hier à lire les Dialogues de Mundo que vous m’avez fait la faveur de m’envoyer, mais ie n’y ay remarqué aucun lieu où l’Autheur ait voulu me contredire. Car pour celuy où il dit qu’on ne sçauroit faire des Lunettes d’approche plus parfaites que celles que l’on a desia, il parle si advantageuse AT III, 797 ment de moy, que ie serois de mauvaise humeur si ie le prenois en mauvaise part. Il est vray qu’en plusieurs autres endroits il a des opinions fort differentes des miennes, mais il ne témoigne pas qu’il pense à moy, non plus qu’en ceux où il en a de conformes à celles que i’ay ; Et i’accorde volontiers aux autres la liberté que ie leur demande pour moy, qui est de pouvoir écrire ce que l’on croit estre le plus vray, sans se soucier s’il est conforme ou different de quelques autres.

Ie trouve plusieurs choses fort bonnes dans ses trois Dialogues ; Mais pour le second, où il a voulu imiter Galilée, ie le trouve trop subtil. Ie voudrois bien pourtant qu’on publiast quantité d’ouvrages de cette sorte ; Car ie croy qu’ils pourroient preparer les Esprits à recevoir d’autres opinions que celles de l’école, et ie ne croy pas qu’ils peussent nuire aux miennes.

Au reste, Monsieur, ie vous suis doublement obligé, de ce que ny vostre affliction, ny la multitude des occupations qui comme ie croy l’accompagnent, AT III, 798 ne vous ont point empesché de penser à moy, et de prendre la peine de m’envoyer ce Livre ; Ie sçay que vous avez beaucoup d’affection pour vos proches, et que leur perte ne peut manquer de vous estre Clerselier III, 626 extremement sensible ; Ie sçay bien aussi que vous avez l’Esprit tres-fort, et que vous n’ignorez aucun des remedes qui peuvent servir à adoucir vostre douleur ; Mais ie ne sçaurois m’abstenir de vous en dire un que i’ay trouvé tres-puissant, non seulement pour me faire supporter la mort de ceux que i’ay le plus aimez, mais aussi pour m’empescher de craindre la mienne, nonobstant que i’estime assez la vie ; Il consiste dans la consideration de la nature de nos Ames, que ie pen epense connoistre si clairement devoir durer apres cette vie, et estre nées pour des plaisirs et des felicitez beaucoup plus grandes que celles dont nous jouissons en ce monde, pourveu que par nos dereglemens nous ne nous en rendions point indignes, et que nous ne nous exposions point aux chastimens qui sont preparez aux méchants, que ie ne puis concevoir autre chose de la pluspart de ceux qui meurent, sinon qu’ils passent dans une vie plus douce et plus tranquille que la nostre, et que nous les irons trouver quelque iour, mesme avec la souvenance du passé ; Car ie trouve en nous une memoire intellectuelle, qui est assurément independante du corps. Et quoy que la Religion nous enseigne beaucoup de choses sur ce sujet, i’avoüe neantmoins AT III, 799 en moy une infirmité, qui m’est ce me semble commune avec la pluspart des hommes, à sçavoir, que nonobstant que nous veüillions croire tres-fermement tout ce qui nous est enseigné par la Religion, nous n’avons pas neantmoins coustume d’en estre si touchez des choses que la seule Foy nous enseigne, et où nostre raison ne peut atteindre, que de celles qui nous sont avec cela persuadées par des raisons naturelles fort evidentes.
Ie suis,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble et tres-obeïssant serviteur, DESCARTES.