Clerselier III, 632 AT III, 391

AU R. PERE MERSENNE.
Réponse à la precedente.

LETTRE CXXIII.

MON REVEREND PERE,
Si ie ne me trompe, celuy dont vous m’avez fait voir la Lettre Latine qu’il vous a écrite, n’est pas encore à prendre party dans le iugement que nous devons faire des choses ; Il s’exprime trop bien quand il explique ses propres pensées, pour croire qu’il n’ait pas entendu celles des autres ; Ie me persuade bien plustost qu’estant prevenu de ses opinions, il a de la peine à gouster ce qui s’oppose à ses iugemens. Ainsi ie prevoy que ce ne sera pas là le dernier different que nous aurons ensemble ; Au contraire, ie m’imagine que cette premiere Lettre est comme un cartel de défi qu’il me presente, pour voir de quelle façon ie le recevray, et si apres avoir moy-mesme ouvert le champ de bataille à tout venans, ie ne feindray point de me AT III, 392 surer mes armes avec les Sciences, et d’éprouver mes forces contre luy. Ie vous avoüe que ie prendrois un singulier plaisir d’avoir à faire avec des personnes d’Esprit comme luy, si par ce qu’il m’en a fait paroistre, il ne me sembloit desia trop engagé ; Mais ie crains fortqu’à son égard tout mon travail ne soit inutile, et que quelque soin que ie prenne pour le satisfaire, et pour tascher de le retirer du mal-heureux engagement où ie le voy, il ne s’y replonge plus avant de luy-mesme, en cherchant les moyens de me contredire.

Est-il croyable qu’il n’ait pû comprendre, comme il dit, ce que i’entens par l’idée de Dieu, par l’idée de l’Ame, et par les idées des choses insensibles, puisque ie n’entens rien Clerselier III, 633 autre chose par elles, que ce qu’il a dû necessairement comprendre luy-mesme, quand il vous a écrit qu’il ne l’entendoit point. Car il ne dit pas qu’il n’ait rien conceu par le nom de Dieu, par celuy de l’Ame, et par celuy des choses insensibles, il dit seulement qu’il ne sçait pas ce qu’il faut entendre par leurs idées ; Mais s’il a conceu quelque chose par ces noms, comme il n’en faut point douter, il a sceu en mesme temps ce qu’il falloit entendre par leurs idées, puis qu’il ne faut entendre autre chose que cela mesme qu’il a conceu ; Car ie n’appelle pas simplement du nom d’idée les images qui sont depeintes en la fantaisie ; au contraire, ie ne les appelle point de ce nom, entant qu’elles sont dans la fantaisie corporelle ; mais i’appelle generalement du nom d’idée tout ce qui est AT III, 393 dans nostre Esprit, lors que nous concevons une chose, de quelque maniere que nous la concevions.

Mais i’apprehende qu’il ne soit de ceux qui croyent ne pouvoir concevoir une chose, quand ils ne se la peuvent imaginer, comme s’il n’y avoit en nous que cette seule maniere de penser et de concevoir. Il a bien reconnu que ie n’estois pas de ce sentiment ; et il a aussi assez monstré qu’il n’en estoit pas non plus, puis qu’il dit luy-mesme que Dieu ne peut estre conceu par l’imagination ; Mais si ce n’est pas par l’imagination qu’il est conceu, ou l’on ne conçoit rien quand on parle de Dieu (ce qui marqueroit un épouvantable aveuglement) ou on le conçoit d’une autre maniere ; mais de quelque maniere qu’on le conçoive, on en a l’idée ; puisque nous ne sçaurions rien exprimer par nos paroles, lors que nous entendons ce que nous disons, que de cela mesme il ne soit certain que nous avons en nous l’idée de la chose qui est signifiée par nos paroles.

Si donc il veut prendre le mot d’idée en la façon que i’ay dit tres-expressément que ie le prenois, sans s’arrester à l’équivoque de ceux qui le restraignent aux seules images des choses materielles qui se forment dans l’imagination, il luy sera facile de reconnoistre, que par l’idée de Dieu ie n’entens autre chose que ce que tous les hommes ont coustume d’entendre Clerselier III, 634 lors qu’ils en parlent, et que ce qu’il faut aussi de necessité qu’il ait entendu luy-mesme ; autrement, comment auroit-il pû dire que Dieu est infiny et incomprehensible, et qu’il ne peut pas estre representé par AT III, 394 nostre imagination ; et comment pourroit-il assurer que ces attributs, et une infinité d’autres qui nous expriment sa grandeur, luy conviennent, s’il n’en avoit l’idée. Il faut donc demeurer d’accord qu’on a l’idée de Dieu, et qu’on ne peut pas ignorer quelle est cette idée, ny ce que l’on doit entendre par elle ; Car sans cela nous ne pourrions du tout rien connoistre de Dieu. Et l’on auroit beau dire, par exemple, qu’on croit que Dieu est, et que quelque attribut ou perfection luy appartient, ce ne seroit rien dire, puisque cela ne porteroit aucune signification à nostre Esprit ; Ce qui seroit la chose la plus impie, et la plus impertinente du monde.

Pour ce qui est de l’Ame, c’est encore une chose plus claire ; Car n’estant, comme i’ay demonstré, qu’une chose qui pense, il est impossible que nous puissions iamais penser à aucune chose, que nous n’ayons en mesme temps l’idée de nostre Ame comme d’une chose capable de penser à tout ce que nous pensons. Il est vray qu’une chose de cette nature ne se sçauroit imaginer, c’est à dire, ne se sçauroit representer par une image corporelle ; Mais il ne s’en faut pas estonner : Car nostre imagination n’est propre qu’à se representer des choses qui tombent sous les sens ; Et pour ce que nostre Ame n’a ny couleur, ny odeur, ny saveur, ny rien de tout ce qui appartient au corps, il n’est pas possible de se l’imaginer, ou d’en former l’image ; Mais elle n’est pas pour cela moins concevable ; au contraire, comme c’est par elle que nous concevons toutes choses, elle est aussi elle seule plus concevable que toutes les autres choses ensemble.

AT III, 395 Apres cela ie suis obligé de vous dire que vostre Amy n’a nullement pris mon sens, lors que pour marquer la distinction qui est entre les idées qui sont dans la fantaisie, et celles qui sont dans l’Esprit, il dit que celles-là s’expriment par des noms, et celles-cy par des propositions : Car qu’elles s’expriment Clerselier III, 635 par des noms ou par des propositions, ce n’est pas cela qui fait qu’elles appartiennent à l’Esprit ou à l’imagination ; les unes et les autres se peuvent exprimer de ces deux manieres ; mais c’est la maniere de les concevoir qui en fait la difference ; En sorte que tout ce que nous concevons sans image est une idée du pur Esprit, et que tout ce que nous concevons avec image en est une de l’imagination. Et comme les bornes de nostre imagination sont fort courtes et fort estroites, au lieu que nostre Esprit n’en a presque point, il y a peu de choses mesme corporelles que nous puissions imaginer, bien que nous soyons capables de les concevoir. Et mesme toute cette science que l’on pourroit peut-estre croire la plus soûmise à nostre imagination, parce qu’elle ne considere que les grandeurs, les figures, et les mouvemens, n’est nullement fondée sur ses fantosmes, mais seulement sur les notions claires et distinctes de nostre Esprit ; ce que sçavent assez ceux qui l’ont tant soit peu approfondie.

Mais par quelle induction a t’il pû tirer de mes écrits, que l’idée de Dieu se doit exprimer par cette proposition Dieu existe, pour conclure, comme il a fait, que la principale raison dont ie me sers pour prouver son existence, n’est rien autre chose qu’une petition de AT III, 396 principe ? Il faut qu’il ait veu bien clair, pour y voir ce que ie n’ay iamais eu intention d’y mettre, et ce qui ne m’estoit iamais venu en pensée devant que i’eusse veu sa Lettre. I’ay tiré la preuve de l’existence de Dieu de l’idée que ie trouve en moy d’un Estre souverainement parfait, qui est la notion ordinaire que l’on en a ; Et il est vray que la simple consideration d’un tel Estre, nous conduit si aisément à la connoissance de son existence, que c’est presque la mesme chose de concevoir Dieu, et de concevoir qu’il existe ; Mais cela n’empesche pas que l’idée que nous avons de Dieu, ou d’un Estre souverainement parfait, ne soit fort differente de cette proposition, Dieu existe, et que l’un ne puisse servir de moyen ou d’antecedant pour prouver l’autre.

De mesme, il est certain qu’apres estre venu à connoissance Clerselier III, 636 de la nature de nostre Ame, par les degrez que i’y suis venu, et avoir par ce moyen connu qu’elle est une substance Spirituelle, parce que ie voy que tous les attributs qui appartiennent aux substances Spirituelles luy conviennent, il n’a pas fallu estre grand Philosophe pour conclure, comme i’ay fait, qu’elle n’est donc pas corporelle ; Mais sans doute qu’il faut avoir l’intelligence bien ouverte, et faite autrement que le commun des hommes, pour voir que l’un ne suit pas bien de l’autre, et trouver du vice dans ce raisonnement. C’est ce que ie le prie de me faire voir, et ce que i’attens d’apprendre de luy, quand il voudra bien prendre la peine de m’instruire ; Quant à moy ie ne luy refuseray pas mes petits éclaircissemens, AT III, 397 s’il en a besoin ; Et s’il veut agir avec moy de bonne foy.
Ie suis,