AT V, 133

A MONSIEUR ****.

LETTRE CXXIV.

AT V, 134 MONSIEUR,
Encore que i’aye un extréme ressentiment des bien-faits que i’ay receus de vostre faveur, tant lors que i’estois à Paris, que depuis encore, ainsi que i’ay sceu de Monsieur de Martigny, qui m’a mandé que sans vous il n’eust pû rien faire en l’expedition du Brevet de pension qu’il m’a envoyé, ie ne vous en feray pas neantmoins icy de grands remerciemens ; Il n’appartient qu’à ceux qui ont envie d’estre ingrats de se servir de cette monnoye, afin de payer avec des paroles les veritables bien-faits qu’ils ont reçeus. Mais ie vous supplie tres-humblement de trouver bon que ie vous die, que ie ne puis douter que vous n’ayez doresnavant beaucoup de bonne volonté pour moy, non point pour aucun merite que ie pretende avoir, mais pour ce que vous Clerselier III, 637 m’avez desia fait plus de bien que la pluspart de tous les parens ou amis que i’ay iamais eus ; en sorte que vous pouvez à bon droit me considerer comme l’une de vos creatures ; Et en examinant toutes les cause de l’amitié, ie n’en trouve point d’autre qui soit si puissante ny si pressante que celle-là. AT V, 135 Ce que ie prens la liberté d’écrirede vous écrire, afin que lors que vous sçaurez que ie fais cette reflexion, vous ne puissiez aussi douter que ie n’aye un zele tres-particulier pour vostre service. A quoy i’adjoûteray seulement encore un mot, qui est que la Philosophie que ie cultive n’est pas si barbare ny si farouche qu’elle rejette l’usage des passions ; Au contraire, c’est en luy seul que ie mets toute la douceur et la felicité de cette vie ; Et bien qu’il y ait plusieurs de ces passions dont les excez soyent vitieux, il y en a toutesfois quelques autres que i’estime d’autant meilleures, qu’elles sont plus excessives ; et ie mets la reconnoissance entre celles-cy, aussi bien qu’entre les vertus ; C’est pourquoy ie ne croyrois pas pouvoir estre ny vertueux ny heureux, si ie n’avois un desir tres-passionné de vous témoigner par effet dans toutes les occasions que ie n’en manque point. Et puisque vous ne m’en offrez point presentement d’autre que celle de satisfaire à vos deux demandes, ie feray mon possible pour m’en bien acquitter, quoy que l’une de vos questions soit d’une matiere qui est fort éloignée de mes speculations ordinaires.

Premierement donc ie vous diray que ie tiens qu’il y a une certaine quantité de mouvement dans toute la matiere créée qui n’augmente ny ne diminuë iamais ; et ainsi que lors qu’un corps en fait mouvoir un autre, il perd autant de son mouvement qu’il luy en donne. Comme lors qu’une pierre tombe de haut contre terre, si elle ne retourne point et qu’elle s’arreste, ie conçois que cela vient de ce qu’elle ébranle cette terre, et ainsi luy transfere son mouvement ; Mais si ce qu’elle meut de terre contient mille fois plus de matiere qu’elle, AT V, 136 en luy transferant son mouvement elle ne luy donne que la miliéme partie de sa vitesse. Et pour ce que si deux corps inégaux reçoivent autant de mouvement l’un que Clerselier III, 638 l’autre, cette pareille quantité de mouvement ne donne pas tant de vitesse au plus grand qu’au plus petit, on peut dire en ce sens que plus un corps contient de matiere, plus il a d’Inertie Naturelle ; A quoy l’on peut adjoûter qu’un corps qui est grand peut mieux transferer son mouvement aux autres corps qu’un petit, et qu’il peut moins estre meu par eux ; De façon qu’il y a une sorte d’Inertie qui depend de la quantité de la matiere, et une autre qui depend de l’étenduë de ses superficies.

Pour vostre autre question, vous avez, ce me semble, fort bien répondu vous-mesme sur la qualité de la connoissance de Dieu en la Beatitude, la distinquantdistinguant de celle que nous en avons maintenant, en ce qu’elle sera Intuitive ; Et si ce terme ne vous satisfait pas, et que vous croyïez que cette connoissance de Dieu intuitive soit pareille, ou seulement differente de la nostre, dans le plus et le moins des choses connuës, et non en la façon de connoistre, c’est en cela, qu’à mon advis, vous vous détournez du droit chemin. La connoissance intuitive est une illustration de l’Esprit, par laquelle il voit en la lumiere de Dieu les choses qu’il luy plaist luy découvrir, par une impression directe de la clairté Divine sur nostre entendement, qui en cela n’est point consideré comme Agent, mais seulement comme recevant les rayons de la Divinité. Or toutes les connoissances que nous pouvons avoir de Dieu sans miracle en cette vie, descendent du raison AT V, 137 nement et du progrez de nostre discours qui les déduit des principes de la Foy qui est obscure, ou viennent des idées et des notions naturelles qui sont en nous, qui pour claires qu’elles soient ne sont que grossieres et confuses sur un si haut sujet ; De sorte que ce que nous avons ou acquerons de connoissance par le chemin que tient nostre raison, a premierement les tenebres des principes dont il est tiré, et de plus l’incertitude que nous éprouvons en tous nos raisonnemens.

Comparez maintenant ces deux connoissances, et voyez s’il y a quelque chose de pareil en cette perception trouble Clerselier III, 639 et douteuse, qui nous couste beaucoup de travail, et dont encore ne jouïssons nous que par momens apres que nous l’avons acquise, a une lumiere pure, constante, claire, certaine, sans peine, et tousiours presente.

Or que nostre Esprit lors qu’il sera détaché du corps, ou que ce corps glorifié ne luy fera plus d’empeschement, ne puisse recevoir de telles illustrations et connoissances directes, en pouvez-vous douter, puisque dans ce corps mesme, les sens luy en donnent des choses corporelles et sensibles, et que nostre Ame en a desia quelques-unes de la beneficence de son Createur, sans lesquelles il ne seroit pas capable de raisonner ? I’avoüe qu’elles sont un peu obscurcies par le meslange du corps ; mais encore nous donnent-elles une connoissance premiere, gratuite, certaine, et que nous touchons de l’Esprit avec plus de confiance que nous n’en donnons au rapport de nos yeux ; Ne m’avoüerez-vous AT V, 138 pas que vous estes moins assuré de la presence des objets que vous voyez, que de la verité de cette proposition, Ie pense donc ie suis ; Or cette connoissance n’est point un ouvrage de vostre raisonnement, ny une instruction que vos Maistres vous ayent donnée ; vostre Esprit la voit, la sent, et la manie ; Et quoy que vôtre imagination, qui se méle importunément dans vos pensées, en diminuë la clarté la voulant revestir de ses figures, elle vous est pourtant une preuve de la capacité de nos Ames à recevoir de Dieu une connoissance intuitive. Il me semble voir que vous avez pris occasion de douter, sur l’opinion que vous avez que la connoissance intuitive de Dieu, est celle où l’on connoist Dieu par luy-mesme ; Et sur ce fondement, vous avez basty ce raisonnement. Ie connois que Dieu est un, par ce que ie connois qu’il est un Estre necessaire ; Or cette forme de connoistre ne se sert que de Dieu mesme ; Donc ie connois que Dieu est un, par luy-mesme ; Et par consequent ie connois intuitivement que Dieu est un. Ie ne pense pas qu’il soit besoin d’un grand examen pour détruire ce discours ; Vous voyez bien que connoistre Dieu par soy-mesme, c’est à dire, par une illustration immediate Clerselier III, 640 de la Divinité sur nostre Esprit, comme on l’entend par la connoissance intuitive, est bien autre chose que se servir de Dieu mesme pour en faire une induction d’un attribut à l’autre ; ou pour parler plus convenablement, se servir de la connoissance naturelle (et par consequent un peu obscure, du AT V, 139 moins si vous la comparez à l’autre) d’un attribut de Dieu, pour en former un argument, qui conclura un autre attribut de Dieu. Confessez donc qu’en cette vie vous ne voyez pas en Dieu et par sa lumiere qu’il est un ; Mais vous le concluez d’une proposition que vous avez faite de luy, et vous la tirez par la force de l’argumentation, qui est une machine souvent défectueuse. Vous voyez ce que vous pouvez sur moy, puisque vous me faites passer les bornes de philosopher que ie me suis prescrites, pour vous témoigner par là combien
Ie suis,