A MONSIEUR DE LA FORGE
Medecin à Saumur.
Observations de Monsieur Clerselier, touchant l’action
de l’Ame sur le Corps.

A Paris le 4. Decembre 1660.

LETTRE CXXV. Et derniere.

MONSIEUR,
Ie ne sçavois pas encore que vous fussiez un si bon Maistre d’escrime ; Car ie voy que vous ne vous contentez pas d’esquiver ou de parer aux coups de civilité qu’une iuste connoissance que i’ay de vostre merite m’avoit fait vous porter, vous les repoussez contre moy si vivement, que vous me mettez tout hors de garde, et m’ostez le moyen de m’en Clerselier III, 641 défendre ; mais ie veux bien recevoir en moy les coups d’une main si adroite, si officieuse, et si agréable que la vostre, et me confesser à present vaincu, pour n’avoir pas la honte de l’estre plus d’une fois. Treve donc s’il vous plaist desormais de tout compliment entre nous.

Ce que i’ay maintenant à vous dire, est que ie voy fort peu de difference entre ce que vous pensez de la façon dont l’Ame et le corps agissent l’un sur l’autre, et ce que ie vous ay fait voir que ie pensois là-dessus. Ie trouve comme vous que la force qui meut, et mesme celle qui ne fait que determiner à son gré et comme il luy plaist le mouvement, ne dit rien en soy de corporel, et partant ie ne trouve point d’inconvenient qu’elle puisse appartenir à l’Ame. Bien plus, ie trouve que cette force n’est point du tout du ressort du corps, mais qu’elle doit necessairement venir d’ailleurs, pour avoir son effet dans le corps. Car l’essence du corps ne consistant que dans l’étenduë en longueur, largeur et profondeur, ie trouve en suitte que cette estenduë a bien de sa nature d’estre divisible en plusieurs parties, et ces parties d’estre capables de mouvement ; Si bien qu’un corps en particulier est de soy capable d’estre meu, mais non pas de se mouvoir soy-mesme, ny de mouvoir un autre corps, sinon entant que desia il est meu ; Et ainsi le principe du mouvement est hors du corps.

Mais comme nous ne connoissons que deux sortes de substances, l’une spirituelle et l’autre corporelle, il est necessaire que toutes les proprietez que nous reconnoissons avoir quelque existence, appartiennent à l’une ou à l’autre de ces deux substances ; et partant que celles que nous reconnoissons ne point appartenir à la substance coporelle, comme celle de donner le premier mouvement au corps, ou de luy en imprimer un tout nouveau qui augmente la quantité de celuy qui est desia dans le monde, appartiennent à la substance spirituelle.

Mais à quelle substance spirituelle ? A la finie, ou à l’infinie ? Ie dis qu’il n’y a que l’infinie seule qui soit capable Clerselier III, 642 d’imprimer le premier mouvement au corps ; mais que la finie, comme l’Ame de l’homme, peut seulement estre capable de determiner le mouvement qui est desia. Dont la raison est que ie ne reconnois point d’autre puissance capable de créer, ou de faire qu’une chose qui n’est point, soit, et existe, que celle de Dieu ; A cause que la distance infinie qu’il y a du neant à l’Estre, ne peut estre surmontée que par une puissaance qui soit actuellement infinie.

Vous me direz peut-estre que le mouvement n’estant qu’un mode de la matiere, lequel suppose desia son sujet, au moins par un ordre de nature ; il n’est pas besoin d’une si grande puissance pour l’y introduire ; la matiere de sa nature estant divisible, et sans repugnance à le recevoir.

Mais à cela ie répons que comme avant que la matiere fût, il falloit la voix toute-puissante du Createur pour la faire sortir du neant où elle estoit ; De mesme pour mouvoir ou animer cette matiere, et faire sortir de son neant le principe general et universel de toutes ses formes, il ne faut pas moins que la mesme voix ; Et celle d’aucun autre Esprit ne sçauroit estre assez forte pour se faire entendre et obeïr, à moins que la volonté du Createur ne se trouve jointe avec la sienne. Car quelles que puissent estre les proprietez de cette matiere, elles ne sçauroient estre autres que Dieu l’a voulu ; Et ainsi quand il seroit vray qu’à la voix d’un Ange, c’est à dire, au desir de sa volonté, la matiere auroit esté meuë et divisée la premiere fois, sa voix n’auroit esté que l’instrument de celle de Dieu, de qui la vertu seule auroit operé cette merveille, n’estant pas possible que le neant du mouvement obeïsse qu’à une puissance infinie.

Il n’en est pas de mesme de la determination du mouvement, qui n’adjoûte rien de réel dans la Nature, et qui ne dit rien de plus que le mouvement mesme, lequel ne peut estre sans determination. Si bien que ce n’est pas merveille que l’Ame ait la faculté de le determiner, ainsi que nostre propre experience nous convainc qu’elle a ; Car cela n’empesche pas que Dieu ne soit l’Autheur de toutes les formes Clerselier III, 643 qui arrivent successivement à la matiere, qui sont toutes des effets, des suittes, et des dépendances du mouvement qu’il y a introduit, et qu’il y conserve, et qu’ainsi il ne soit veritablement Createur de toutes choses.

De sçavoir maintenant comment se fait cette determination, il est vray que nous n’avons pas connoissance de quelle façon nostre Ame envoye les Esprits animaux dans les nerfs, et en suitte dans les muscles, pour mouvoir nos membres conformément à nos volontez. Mais comme nous enseigne nostre Maistre il ne s’en faut pas estonner ; car cette façon ne dépend pas de l’Ame seule, mais de l’Union qui est entre l’Ame et le corps ; Union qui ne dépend pas non plus d’elle ; et dont tous les effets, ou les suittes, sont pour cela mesme en quelque façon confuses et obscures à l’Ame ; D’où vient qu’il appelle nos sensations des pensées confuses. Et neantmoins si nous y voulons prendre garde, nous avons connoissance de toute cette action par laquelle l’Ame meut les membres, entant qu’une telle action est dans l’Ame, et dépend d’elle ; puisque ce n’est rien autre chose en elle que l’inclination de sa volonté à un tel ou tel mouvement, laquelle inclination luy est claire, et n’a rien d’obscur. Mais que cette inclination de sa volonté soit suivie du cours des Esprits dans les nerfs et dans les muscles, et de tout ce qui est requis pour ce mouvement, cela n’arrive pas simplement parce qu’elle le veut, autrement nostre volonté seroit tousiours executée, et le corps ne seroit iamais paralytique ; (Car quand est-ce que nostre Ame a iamais plus de volonté de faire mouvoir le corps auquel elle est jointe, que lors qu’il n’est pas en estat de luy obeïr) Mais cela arrive à cause de la convenable disposition où le corps se trouve, quand nostre Ame veut, et se determine à quelque mouvement, de laquelle disposition elle peut bien n’avoir point de connoissance.

Mais ce n’est pas tout ; Car il faut outre cela que l’Ame soit unie à ce corps qui est bien disposé ; dautant que l’Ame n’a point de pouvoir sur le corps le mieux disposé du monde auquel elle n’est point unie. Mais quoy que nostre Ame ne Clerselier III, 644 connoisse pas la maniere de son union, elle ne peut pourtant pas méconnoistre l’union qui est entre son corps et elle ; ce qu’elle témoigne assez par les determinations de sa volonté, qui se portent toutes à mouvoir le corps auquel elle sçait estre jointe, et non pas les autres.

Ce n’est pas encore assez que le corps soit bien disposé, ny que nostre Ame luy soit jointe, afin que de l’inclination de nostre volonté il s’ensuive un mouvement dans le corps ; Il faut de plus que ce mouvement soit joint naturellement avec la volonté que nous avons (ce qui monstre que cette liaison ne vient pas de nous, puisque nous n’en sommes pas les maistres, et partant qu’elle vient de l’Autheur de cette union :) Car nous pouvons avoir des volontez qui ne seront point suivies de leurs effets, quoy que nostre corps ne manque pas de disposition pour les executer ; Par exemple, ayons tant qu’il nous plaira la volonté d’exciter dans nostre corps cette disposition qui cause en nous le sentiment de la joye ou de la tristesse, nous n’en viendrons iamais à bout ; quoy que nostre corps ne manque pas de disposition pour cela ; puis qu’au moindre sujet qui se presente, c’est à dire, à la moindre pensée à laquelle ce mouvement ou changement du corps est naturellement joint, il ne manque pas d’en prendre aussi-tost la disposition.

On ne peut pas dire aussi que nostre Ame soit jointe et unie à un corps, quoy qu’il se meuve conformément à sa volonté, à moins que ce mouvement ne suive immediatement de sa volonté, et que l’Ame avec cela ne connoisse qu’elle luy est unie, par un sentiment ou perception qu’elle ne peut pas ne point connoistre. Car, par exemple, quand ie remuë un bâton, ou une plume, comme ie fais à présent, quoy que cette plume se remuë conformément à ma volonté, son mouvement ne vient pourtant pas immediatement de ma volonté, puisque ce n’est que par l’entremise de ma main qu’elle se remuë ; Et si un chien vient quand on l’appelle, quoy qu’en cette rencontre il fasse ce que nostre volonté veut, nous sçavons pourtant bien par nostre propre Clerselier III, 645 experience que nostre Ame n’est pas unie au corps de ce chien ; Aussi faut il employer ou la main ou la voix, ou quelqu’autre signe exterieur pour le faire venir vers nous, et non pas seulement la pensée, ou l’acte interieur de nostre volonté, laquelle suffit pour mouvoir le corps bien disposé auquel nostre Ame est jointe, quand ce mouvement est naturellement joint avec la pensée ou la volonté que nous avons.

Ce n’est pas que ie ne croye que l’Ame peut estre unie à un corps, sans qu’il y ait aucune apparence exterieure de cette mutuelle correspondance d’action et de passion qui est entre l’un et l’autre, et sans qu’il en reste aucun souvenir ; Cela se reconnoist dans la lethargie, où nous ne pouvons pas desavoüer que pour lors l’Ame ne laisse pas d’estre unie au corps, quoy que le commerce qui a coustume d’estre entre l’un et l’autre semble presque tout interrompu, et que nous n’ayons aucune souvenance de tout ce qui s’est alors passé dans nostre Ame à l’occasion du corps. Mais ie ne puis pourtant croire que l’Ame ne s’apperçoive tousiours de l’union qu’elle a avec le corps auquel elle est jointe, quand elle y fait reflexion. Et de cette perception resulte en l’Ame une connoissance que ce corps luy appartient, d’une autre maniere, plus proche et plus particuliere, que tous les autres qui sont au monde ; Elle connoist que cette union le rend et le fait sien, et que c’est par elle et à cause d’elle seulement, que ce corps est en effet et réellement son propre et veritable corps.

Que si apres cela nous voulions aller plus avant, pour sçavoir comment nostre Ame, qui est incorporelle, peut mouvoir le corps, Monsieur Descartes adjoûte fort iudicieusement, au mesme lieu, qu’il n’y a ny raisonnement ny comparaison tirée des autres choses qui nous le puisse apprendre ; Mais que neantmoins nous n’en pouvons douter, puisque des experiences tres certaines et tres-evidentes ne nous en convainquent que trop tous les iours. Et il faut bien prendre garde que c’est là une de ces choses qui sont connuës par elles mesmes, et que nous obscurcissons toutes Clerselier III, 646 les fois que nous les voulons expliquer par d’autres. Et la raison qui me fait acquiescer à ce sentiment de Monsieur Descartes, est, que ie trouve que nous ne devons et ne pouvons non plus connoistre comment le spirituel agit sur le corporel, ou le corporel sur le spirituel, que nous pouvons connoistre comment Dieu a creé toutes choses, comment il s’est fait entendre et obeïr par le neant, bref comment il agit hors de luy ; Car ce sont des effets de sa Toute-puissance et de sa Sagesse, qui sont au dessus de la portée de nos Esprits ; n’estant pas possible que des Esprits finis, comme les nostres, puissent connoistre la maniere d’agir de l’Esprit infiny, ny que la creature puisse comprendre comment elle est sortie des mains de son Createur. La creature peut bien connoistre et admirer l’effet de sa Toute-puissance en se voyant et se regardant quand elle est, mais elle n’a pû connoistre avant qu’elle fust, la maniere dont il s’est servy pour la faire estre ; De mesme aussi l’Ame peut bien connoistre et admirer l’effet de son union avec le corps, et le pouvoir reciproque qu’ils ont l’un sur l’autre, mais elle ne peut pas rendre raison de son union, ny de ses effets ; Car n’y ayant aucun rapport ou affinité entre les proprietez de l’un et de l’autre, c’est à dire, entre les mouvemens du corps et les pensées de l’Ame, l’union qui est entre les uns et les autres ne peut avoir d’autre cause que la volonté de celuy qui les a joints et unis ensemble, et il n’y a que la seule experience qui nous puisse apprendre qu’elle est cette union.
Ie suis,