LETTRE DE MONSIEUR DE FERMAT
à M. de la Chambre touchant la Dioptrique.
A Toulouze le mois d’Aoust 1657.

LETTRE L.

MONSIEUR,
Ie n’avois garde de vous obeïr, lors que vous m’ordonniez de recevoir vostre Livre sans le lire ; Le present que vous m’en avez fait est une marque trop precieuse de l’amitié dont vous m’honorez ; Mais sa lecture m’a fait concevoir l’idée de cette amitié comme un bien qui merite d’estre conservé avec soin, avec respect et avec estime. Et pour vous le faire voir, ie ne vous parleray point de vos autres speculations de Physique, quoy qu’elles soient pleines d’un raisonnement tres-solide et tres-subtil ; Il me suffira de vous entretenir un peu sur la matiere de la reflexion et de la refraction ; quand ce ne seroit que pour reparer par cette Lettre la perte d’un discours que ie vous avois adressé, il y a desia quelques années, sur ce mesme sujet, et que i’ay sceu n’estre point venu en vos mains. Ce qui m’y confirme est que i’entre par là dans quelque societé d’opinion avec vous ; et i’ose mesme vous assurer par avance, que si vous souffrez que ie joigne un peu de ma Geometrie à vostre Physique, nous Clerselier III, 247 ferons un travail à frais communs qui nous mettra d’abord en deffense contre Monsieur Descartes, et tous ses amis.

Ie reconnois premierement avec vous la verité de ce principe, que la Nature agit tousiours par les voyes les plus courtes. Vous en deduisez tres-bien l’égalité des angles de reflexion et d’incidence ; Et l’objection de ceux qui disent que les deux lignes qui conduisent la veuë ou la lumiere dans le miroir concave sont tres-souvent les plus longues, n’est point considerable, si vous supposez seulement comme un autre principe indisputable, que tout ce qui appuye ou qui fait ferme sur une ligne courbe, de quelque Nature qu’elle soit, est censé appuyer ou faire ferme sur une droite qui touche la courbe au point où la rencontre se fait ; Ce qui peut estre prouvé par une raison de Physique, aidée d’une autre de Geometrie. Le principe de Physique, est que la Nature fait ses mouvemens par les voyes les plus simples ; Or la ligne droite estant plus simple que la circulaire, ny que pas une autre courbe, il faut croire que le mouvement du rayon qui tombe sur la courbe, se rapporte plustost à la droite qui touche la courbe, qu’à la courbe mesme. Premierement, parce que cette droite de l’attouchement est plus simple que la courbe. Secondement ( et c’est ce qui s’emprunte de la Geometrie) parce qu’aucune droite ne peut tomber entre la courbe et la touchante, par un principe d’Euclide ; De sorte que le mouvement est iustement le mesme sur la droite qui touche que sur la courbe qui est touchée. Et cela supposé, on ne peut iamais dire que les deux droites qui conduisent la lumiere ou le rayon soient quelquefois les plus longues, aux miroirs concaves, parce qu’en ce cas mesme, elles se trouvent les plus courtes de toutes celles qui peuvent se refléchir sur la droite qui touche la courbe ; Et par consequent il ne faut ny supposer que la Nature agisse par contrainte en ce cas, ny conclure qu’elle suive une autre maniere de mouvement, que celle qu’elle pratique aux miroirs plans, et en toute autre espece de miroirs ; de sorte que voila vostre principe plainement estably pour la reflexion.

Clerselier III, 248 Mais puis qu’il a servy à la reflexion, pourrons-nous en tirer quelqu’usage pour la refraction, il me semble que la chose est aisée ; et qu’un peu de Geometrie nous pourra tirer d’affaire. Ie ne m’estendray point sur la refutation de la demonstration de Monsieur Descartes, ie la luy ay autrefois contestée, à luy dis-ie Viventi atque sentienti, comme disoit Martial, mais il ne me satisfit iamais. L’usage de ces mouvemens composez est une matiere bien delicate, et qui ne doit estre traittée et employée qu’avec une tres-grande precaution. Ie les compare à quelques-uns de vos remedes, qui servent de poison, s’ils ne sont bien et deüement preparez. Il me suffit donc de dire en cét endroit que Monsieur Descartes n’a rien prouvé, et que ie suis de vostre sentiment en ce que vous rejettez le sien.

Mais il faut passer plus outre, et trouver la raison de la refraction dans nostre principe commun, qui est, que la Nature agit tousiours par les voyes les plus courtes et les plus aisées. Il semble d’abord que la chose ne peut point reüssir, et que vous vous estes fait vous-mesme une objection qui paroist invincible ; Car puisque dans la page 315. de vostre Livre, les deux lignes CB, BA qui contiennent l’angle d’incidence, et celuy de refraction, sont plus longues que la droite ADC qui leur sert de base dans le triangle ABC, le rayon de C en A, qui contient un chemin plus court que celuy des deux lignes CB, BA, devroit au sens de nostre principe estre la seule et veritable route de la Nature, ce qui pourtant est contraire à l’experience. Mais on peut se défaire aisément de cette difficulté en supposant avec vous, et avec tous ceux qui ont traitté de cette matiere, que la resistance des milieux est differente ; et qu’il y a tousiours une raison ou proportion certaine entre ces deux resistances, lors que les deux milieux sont d’une consistance Clerselier III, 249 certaine, et qu’ils sont uniformes entr’eux.

Ne vous estonnez pas de ce que ie parle de resistance, apres que vous avez decidé que le mouvement de la Lumiere se fait en un instant, et que la refraction n’est causée que par l’antipathie naturelle qui est entre la Lumiere et la Matiere ; Car soit que vous m’accordiez que le mouvement de la Lumiere sans aucune succession peut estre contesté, et que vostre preuve n’est pas entierement demonstrative, soit qu’il faille passer par vostre decision, à sçavoir, que la Lumiere fuit l’abondance de la Matiere, qui luy est ennemie ; ie trouve mesme en ce dernier cas, que puisque la Lumiere fuit la Matiere, et qu’on ne fuit que ce qui fait peine, et qui resiste, on peut sans s’éloigner de vostre sentiment, establir de la resistance, où vous establissez de la suitte et de l’aversion.

Soit donc par exemple en vostre figure le rayon CB, qui change de milieu au point B, où il se rompt pour se rendre au point A ; Si ces deux milieux estoient les mesmes, la resistance au passage du rayon par la ligne CB, seroit à la resistance au passage du rayon par la ligne BA, comme la ligne CB à la ligne BA ; Car les milieux estant les mesmes, la resistance au passage seroit la mesme en chacun d’eux ; et par consequent elle garderoit la raison des espaces parcourus ; D’où il suit que les milieux estant differens, et la resistance par consequent differente, on ne peut plus dire que la resistance au passage du rayon par la ligne CB, soit à la resistance au passage du rayon par la ligne BA, comme la ligne CB à la ligne BA ; Mais en ce cas la resistance par la ligne CB sera à la resistance par la ligne BA, comme CB à une autre ligne, dont la raison à la ligne BA, exprimera celle des deux resistances differentes :

Comme si la resistance par le milieu A est double de la resistance par le milieu C, la resistance par CB sera à la resistance par BA, comme la ligne CB au double de la ligne BA. Et si la resistance par le milieu C est double de la resistance par le milieu A, la resistance par CB sera à la resistance par BA, comme la ligne CB à la moitié de la ligne Clerselier III, 250 BA ; De sorte qu’en ces deux cas, les deux resistances par CB et par BA estant jointes, pourront estre exprimées, ou par la ligne CB jointe à la moitié de la ligne BA, ou par la ligne CB jointe au double de BA.

Vous voyez desia sans doute la conclusion de ce raisonnement ; Car soient donnez par exemple les deux points C et A, en deux milieux differens, separez par la ligne DB, et qui soient de telle nature que la resistance de l’un soit double de celle de l’autre, il faut chercher le point B, auquel le rayon qui va de C en A, ou d’A en C, soit couppé ou rompu.

Si nous supposons que la chose est desia faite, et que la Nature agit tousiours par les voyes les plus courtes et les plus aisées, la resistance par CB, jointe à la resistance par BA, contiendra la somme des deux resistances, et cette somme, pour satisfaire au principe, doit estre la moindre de toutes celles qui se peuvent rencontrer en quelqu’autre point que ce soit de la ligne DB ; Or ces deux resistances jointes, sont en ce cas, comme nous avons prouvé, representées, ou par la ligne CB jointe à la moitié de BA, ou par la mesme ligne CB, jointe au double de BA.

La question se reduit donc à ce Probleme de Geometrie. Estant donnez les deux points C et A, et la droite DB, trouver un point dans la droite DB, auquel si vous conduisez les droites CB et BA, la somme de CB et de la moitié de BA, contienne la moindre de toutes les sommes pareillement prises, ou bien que la somme de CB et du double de BA, contienne la moindre de toutes les sommes pareillement prises ; Et le point B qui sera trouvé par la construction de ce Probleme, sera le point où se fera la refraction.

Vous voyez par là qu’il faut que le rayon se couppe et se rompe lors que les milieux sont differens ; Car bien que la Clerselier III, 251 somme des deux lignes CB et BA, soit tousiours plus grande que la somme des deux lignes CD et DA, ou que la toute CA, neantmoins la ligne CB jointe à la moitié ou au double de BA, peut estre plus courte que la ligne CD jointe à la moitié ou au double de DA.

Ie vous avoüe que ce Probleme n’est pas des plus aisez ; Mais puisque la Nature le fait en toutes les refractions, pour ne se departir pas de sa façon d’agir ordinaire, pourquoy ne pourrons-nous pas l’entreprendre.

Ie vous garantis par avance que i’en feray la solution quand il vous plaira, et que i’en tireray mesme des consequences qui establiront solidement la verité de nostre opinion. I’en deduiray d’abord que le rayon perpendiculaire ne se rompt point, que la Lumiere se rompt dés la premiere surface sans plus changer le biais qu’elle a pris ; Que le rayon rompu s’approche quelquefois de la perpendiculaire, et qu’il s’en éloigne quelqu’autrefois, à mesure qu’il passe d’un milieu rare dans un plus dense, ou au contraire ; Et en un mot que cette opinion s’ccorde exactement avec toutes les apparences. De sorte que si elle n’est pas vraye, on peut dire ce que disoit Galilée en un sujet different, que la Nature semble nous l’avoir inspirée, per piggliarsi giocco di nostri ghiribizzi.

Mais i’ay tort de ne songer pas que le sujet de cette Lettre ne devoit estre qu’un remerciement. Ie vous conjure, Monsieur, d’excuser sa longueur, quand ce ne seroit que par l’interest que vous y avez, et de la recevoir en tout cas comme un témoignage de l’estime que i’ay pour vostre sçavoir, et du respect avec lequel ie suis,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble et tres-affectionné
serviteur, FERMAT.