LETTRE DE MONSIEUR CLERSELIER
à M. de Fermat, à l’occasion de sa derniere à Monsieur de la Chambre, au sujet de la Dioptrique.
Du 6. May 1662.

LETTRE LII.

MONSIEUR,
Ne croyez pas que ce soit à dessein de troubler la paix que vous presentez à tous les Descartistes, que ie prens auiourd’huy la plume à la main, les conditions sous lesquelles vous la leur offrez leur sont trop avantageuses, et à moy en particulier trop honorables, pour ne la pas accepter ; Et si tous ceux qui ont iamais eu des demeslez avec leur Maistre estoient aussi sinceres que vous, vous la verriez bien-tost establie par tout au contentement de tous les partis. Il y avoit encore deux sortes d’Esprits à satisfaire au sujet de la refraction ; Les uns peu versez dans les Mathematiques, qui ne pouvoient comprendre une raison prise de la nature des mouvemens composez, et vous leur avez fait entendre raison, en leur proposant un autre principe, plus plausible en apparence, et plus proportionné à leur portée, à sçavoir, que la Nature agit tousiours par les voyes les plus courtes et les plus simples ; Les autres qui y estoient trop adonnez, et qui ne pouvoient se rendre aux raisons pures et simples de Clerselier III, 277 la Metaphysique, qu’il faut pourtant necessairement joindre avec celles là, pour leur donner la force de la conviction, et vous leur avez osté cét obstacle, en conduisant vostre principe par un raisonnement purement Geometrique. Et comme ces deux sortes de personnes estoient sans doute beaucoup plus en nombre que les autres, vous meritez aussi sans difficulté une plus grande part dans la gloire qui est deuë à une si belle et si importante découverte. Ie ne vous l’envie point, Monsieur, et vous promets de le publier par tout, et de confesser hautement que ie n’ay rien veu de plus ingenieux ny de mieux trouvé que la demonstration que vous avez apportée. Permettez-moy seulement de vous dire icy les raisons qu’un Descartiste un peu zelé pourroit alleguer pour maintenir l’honneur et le droit de son Maistre, et pour ne pas relascher si-tost à un autre la possession où il est, ny luy ceder le premier pas.

1. Le principe que vous prenez pour fondement de vostre demonstration, à sçavoir, Que la Nature agit tousiours par les voyes les plus courtes et les plus simples, n’est qu’un principe Moral, et non point Physique, qui n’est point, et qui ne peut estre la cause d’aucun effet de la Nature. Il ne l’est point ; Car ce n’est point ce principe qui la fait agir, mais bien la force secrette et la vertu qui est dans chaque chose, qui n’est iamais determinée à un tel ou tel effet par ce principe, mais par la force qui est dans toutes les causes qui concourrent ensemble à une mesme action, et par la disposition qui se trouve actuellement dans tous les corps sur lesquels cette force agit ; Et il ne le peut estre, autrement nous supposerions de la connoissance dans la Nature ; et icy par la Nature nous entendons seulement cét ordre et cette loy establie dans le monde tel qu’il est, laquelle agit sans prevoyance, sans choix, et par une determination necessaire.

2. Ce mesme principe doit mettre la Nature en irresolution, à ne sçavoir à quoy se determiner, quand elle a à faire passer un rayon de Lumiere d’un corps rare dans un plus dense. Car ie vous demande, s’il est vray que la Nature Clerselier III, 278 doive tousiours agir par les voyes les plus courtes et les plus simples, puisque la ligne droite est sans doute et plus courte et plus simple que pas une autre, quand un rayon de Lumiere a à partir d’un point d’un corps rare pour se terminer dans un point d’un corps dense, n’y a-t’il pas lieu de faire hesiter la Nature, si vous voulez qu’elle agisse par ce principe, à suivre la ligne droite aussi-tost que la rompuë, puisque si celle-cy se trouve plus courte en temps, l’autre se trouve plus courte et plus simple en mesure : Qui decidera donc, et qui prononcera là dessus ?

3. Comme le temps n’est point ce qui meut, il ne peut estre non plus ce qui determine le mouvement ; Et quand une fois un corps est meu et determiné à aller quelque part, il n’y a nulle apparence de croire que le temps plus ou moins bref, puisse obliger ce corps à changer de determination, luy qui n’agit et qui n’a nul pouvoir sur luy. Mais comme toute la vitesse et toute la determination du mouvement de ce corps depend de sa force et de la disposition de sa force, il est bien plus naturel et c’est à mon avis parler plus en Physicien, de dire, comme fait Monsieur Descartes, que la vitesse et la determination de ce corps changent par le changement qui arrive en la force et en la disposition de cette force, qui sont les veritables causes de son mouvement, que non pas de dire, comme vous faites, qu’elles changent par un dessein que la Nature a d’aller tousiours par le chemin qu’elle peut parcourir plus promptement ; dessein qu’elle ne peut avoir, puis qu’elle agit sans connoissance, et qui n’a nul effet sur ce corps.

4. Comme il n’y a que la ligne droite qui soit determinée, il n’y a aussi que cette ligne-là seule où la Nature tende dans tous ses mouvemens ; Et bien que par fois un corps par son mouvement décrive actuellement une autre ligne ; neantmoins à considerer l’un apres l’autre tous les points qu’il a parcourus, ils sont plustost les points d’autant de lignes droites qu’il quitte successivement, que ceux d’une ligne courbe qu’il tende à décrire ; et il les a plustost parcourus Clerselier III, 279 comme tels, qu’autrement ; puisque si-tost que ce corps est laissé et abandonné à la force qui le meut en chaque point, il se porte à suivre la ligne droite à laquelle ce point appartient, et point du tout la ligne courbe qu’il a décrite. Cela estant, s’il est question de porter un rayon de Lumiere du point M au point H, il est certain que la Nature l’envoyera tout droit par la ligne M H, si cela se peut. Et de fait quand le milieu est semblable et égal elle n’y manque iamais ; mais quand le milieu par où la Lumiere passe change de nature, et oppose plus ou moins de resistance à son passage et à son cours, qui fera changer sa direction à la rencontre de ce milieu ? Que peut-on soupçonner qui en soit la cause ? La brieveté du temps ? nullement ? Car quand le rayon MN est parvenu au point N, il luy doit estre indifferent suivant ce principe, d’aller à tous les points de la circonference BHA, puis qu’il luy faut autant de temps à parvenit aux uns qu’aux autres ; Et cette raison de la brieveté du temps ne le pouvant emporter alors vers un endroit plustost que vers un autre, il y auroit raison qu’il deust plûtost suivre la ligne droite ; Car pour choisir le point H plûtost que tout autre, il faudroit supposer que ce rayon MN, que la Nature n’a pû envoyer vers là sans une tendance indefinie en ligne droite, se souvinst qu’il est party du point M, avec ordre d’aller chercher, à la rencontre de cét autre milieu, le chemin qu’il pust parcourir en moins de temps, pour de là arriver en H. Ce qui à vray dire est imaginaire, et nullement fondé en Physique. Qui fera donc changer la direction du rayon MN, (quand il est parvenu au point N) à la rencontre d’un autre milieu, sinon celle qu’allegue Monsieur Descartes ? Qui est, que la mesme force qui agit et qui meut le rayon MN, trouvant une autre disposition à recevoir dans ce milieu que dans l’autre, ce qui change la sienne à son égard, conforme la direction de ce rayon à la disposition qu’elle a pour lors. Et pource qu’au point de rencontre de cét autre milieu, c’est la seule force qui porte le rayon en bas, qui se ressent de la diversité à recevoir Clerselier III, 280 son action, qui est entre le milieu d’où il sort et celuy où il entre, (celle qui le porte à droite ne s’en ressentant point, à cause que ce milieu ne luy est aucunement opposé en ce sens-là) le changement qui arrive à la façon dont l’action de la force qui le porte en bas est receuë dans ce point de rencontre, change aussi la direction du rayon, et le fait détourner du costé où il est attiré, selon la proportion qui se trouve alors entre l’action de cette force et celle de l’autre ; et cela me semble si clair, qu’il ne doit plus rester aucune difficulté.

5. S’il semble apparemment plus raisonnable de croire que la Lumiere trouve plus aisément passage dans les corps rares que dans les denses, ainsi que vous le supposez, fondé sur l’experience de tous les corps sensibles, qui l’ont sans doute plus libre dans ces sortes de milieux ; Il est aussi ce me semble plus raisonnable de croire que les corps qui entrent dans des milieux qui font plus de resistance à leur passage que ceux d’où ils sortent, comme vous supposez que les corps denses font à la Lumiere, s’efforcent de s’en éloigner, et ne s’y enfoncent que le moins qu’ils peuvent ; Ce que l’experience confirme. Ainsi quand une balle est poussée de biais de l’air dans l’eau, bien loin de continuer son mouvement en ligne droite, et beaucoup plus de s’enfoncer davantage en approchant de la perpendiculaire, elle s’en éloigne autant qu’elle peut en s’approchant de la superficie. Et vous avez fort bien reconnu la force de cette objection, que vous appellez pourtant legere, mais que vous ne sçauriez resoudre que par le principe de Monsieur Descartes, qui ruine entierement le vostre : Car si par vostre principe mesme la balle doit s’éloigner de la perpendiculaire, pourquoy la Lumiere s’en approche-t’elle ? Et si la balle ne suit pas vostre principe, comme en effet elle ne le suit pas, pourquoy la Lumiere le suivra-t’elle ? Cela ne fait-il pas plustost voir, que dans l’un et dans l’autre exemple, la Nature n’agit pas par vostre principe.

6. Cette voye que vous estimez la plus courte, parce qu’elle est la plus prompte, n’est qu’une voye d’erreur et Clerselier III, 281 d’égarement, que la Nature ne suit point, et ne peut avoir intention de suivre ; Car comme elle est determinée en tout ce qu’elle fait, elle ne tend iamais qu’à conduire ses mouvemens en ligne droite ; Et ainsi si vous voulez que d’abord elle tende d’M vers H, elle ne peut s’aviser de dresser un rayon vers N, pource que ce rayon de soy n’y tend nullement ; Mais elle dressera son rayon vers R, et ce rayon estant là une fois parvenu, qui est le plus droit, le plus court, et le plus bref de tous ceux qui peuvent tendre à ce point. Pour aller maintenant d’R en H, le plus droit encore, le plus court, et le plus bref, est d’aller tout droit vers H. Et ainsi si la Nature agissoit par vostre principe mesme, elle devroit aller directement d’M vers H ; Car d’un costé elle est necessitée à diriger d’abord son rayon vers R, et de là, vostre principe mesme la porte vers H.

7. Et bien que vous ayez tres-clairement demonstré, suivant vostre supposition, que le temps des deux rayons MN, NH pris ensemble, est plus bref que celuy de deux autres quels qu’ils soient pris aussi ensemble, ce n’est pourtant pas la raison de la brieveté du temps qui porte ces deux rayons par ces deux lignes. Car seroit-il bien possible qu’un rayon qui est desia dans l’air, qui a desia la direction toute droite, et qui ne tend nullement ailleurs, si-tost qu’on luy oppose de l’eau ou du verre, s’avisast de se détourner ainsi qu’il fait, pour le seul dessein d’aller iustement chercher un point, où son mouvement composé soit le plus bref de tous ceux qui y peuvent aller du lieu de son départ ; Cette raison seroit bien Metaphysique pour un sujet purement materiel. Ne doit-on pas plustost croire, ainsi que i’ay desia dit, que comme c’est la force du mouvement et sa determination qui ont conduit ce rayon dans la premiere ligne qu’il a décrite, Clerselier III, 282 sans que le temps y ait rien contribué, c’est le changement qui arrive dans cette force et dans cette determination, qui luy fait prendre la route de l’autre qu’il a à décrire, sans que le temps y contribuë, puisque le temps ne produit rien.

8. Enfin la difference que ie trouve entre Monsieur Descartes et vous, est que vous ne prouvez rien, mais que vous supposez pour principe, Que la Lumiere passe plus aisément dans les corps rares que dans les denses ; au lieu que Monsieur Descartes prouve, et ne suppose pas simplement, ainsi que vous dites, Que la Lumiere passe plus aisément dans les corps denses que dans les rares. Car posé vostre principe, et posé encore que la Nature agisse toûjours par les voyes les plus coutes, ou les plus promptes, vous concluez fort bien que la Lumiere doit suivre le chemin qu’elle tient, dans la refraction ; là où Monsieur Descartes, sans rien supposer, se sert seulement de l’experience mesme, pour conclure que la Lumiere passe plus aisément dans les corps denses que dans les rares, et donne en mesme temps le moyen de mesurer la proportion avec laquelle cela se fait. Et pource qu’il iugeoit bien que l’experience journaliere que nous avons du contraire pourroit nous donner lieu de nous en estonner, il en rend la raison Physique dans la vingt troisiéme page de sa Dioptrique, à laquelle on peut avoir recours.

Mais s’il est vray que la Lumiere passe plus difficilement dans les corps rares que dans les denses, comme la raison alleguée en ce lieu-là par Monsieur Descartes semble le prouver ; Et s’il est vray aussi que la Nature n’agisse pas toûjours par les voyes les plus promptes, comme l’exemple de la balle qui passe de l’air dans l’eau le justifie, adieu toute vostre demonstration ; Et mesme comme vous dites avoir autrefois proposé vos difficultez à Monsieur Descartes, à luy, dites vous, viventi atque sentienti, sans que ny luy ny ses amis vous ayent iamais satisfait ; Ne pourroit-on pas aussi dire, qu’il vous a fait réponse de son vivant, et ses amis depuis Clerselier III, 283 sa mort, tibi, inquam, viventi, et, nisi dicere vefas esset, adderem, et non intelligenti, puis qu’il y en a qui se persuadent de la bien entendre. Et enfin comme vous dites que la Nature semble avoir eu cette deference et complaisance pour Monsieur Descartes, que s’estrede s’estre renduë à luy, et luy avoir découvert ses veritez sans s’y laisser forcer par la demonstration ; Ne peut-on pas dire que vous avez forcé la Geometrie, toute severe qu’elle est, à vous en fournir une, par le moyen de cette double fausse position. Apres quoy ie laisse aux plus severes et plus clair-voyans Naturalistes à iuger qui de vous deux a le mieux rencontré dans la cause qu’il a assignée à la refraction.

Cela n’empesche pas qu’à considerer les choses d’une autre façon, ie ne sois d’accord avec vous que la Nature agit tousiours par les voyes les plus courtes et les plus promptes : Car comme elle n’agit que par la force qui l’emporte necessairement, et qu’elle est tousiours determinée dans son action, elle fait tousiours tout ce qu’elle peut faire, et ainsi quelque route qu’elle prenne, c’est tousiours la plus courte et la plus prompte qui se pouvoit, eu égard à toutes les causes qui l’ont fait agir, et qui l’ont determinée.

Apres vous avoir ainsi proposé ce qui me fait persister dans mes premiers sentimens, ie ne laisse pas de me sentir obligé de me rendre, et d’acquiescer en quelque façon aux vostres ; Et bien loin de vous disputer la gloire d’entrer dans la societé de la preuve d’une verité si importante, ie pense avoir trouvé un moyen qui vous doit mettre tous deux d’accord, en laissant à chacun la part qui luy appartient. Il semble que comme la Lumiere est la plus noble production de la Nature, elle la laisse aussi agir d’une maniere la plus reguliere et la plus universelle ; et qu’elle a fait que dans son action, tout ce qu’elle employe de principes dans toutes les autres causes, se rencontre tous ensemble dans celle-cy. Ainsi pource que les mouvemens des autres corps dependent de la force qui les meut et de la determination de cette force, la Lumiere suivant ces loix, tantost se continuë en Clerselier III, 284 ligne droite, et tantost s’en écarte, en s’approchant ou s’éloignant de la perpendiculaire. Mais pource que nous voyons aussi que la Nature agit tousiors par les voyes les plus courtes, il falloit que la Lumiere s’accommodast à cette loy. Monsieur Descartes a fait voir que la Lumiere suit dans la refraction les loix ordinaires du mouvement de tous les corps ; Et vous, Monsieur, avez fait voir que quoy que la Lumiere semble dans la refraction prendre un détour, et s’oublier qu’elle doit agir par les voyes les plus courtes, elle observe neantmoins cette loy avec une exactitude si grande qu’on n’y sçauroit rien desirer. Et ainsi l’on peut dire que vous avez travaillé conjointement avec Monsieur Descartes à justifier en cela la Nature, et à rendre raison de son procédé ; Luy par des raisons naturelles et communes à tous les corps ; et vous, Monsieur, par des raisons Mathematiques, tirées de la plus pure et plus fine Geometrie ; Et mesme, comme cette preuve Geometrique estoit la plus difficile à trouver et à demesler, ie veux bien que vous l’emportiez pardessus luy ; et dés à present ie signe et souscrits à une eternelle paix avec vous, et ne veux plus desormais contester sur l’ineficacité de vostre principe, et sur la difference qui est entre le vostre et le sien, puis qu’il conclud une mesme chose, et nous enseigne une mesme verité.
Ie suis,