Clerselier III, 296

RESPONSE DE M. DE FERMAT
à Monsieur Clerselier.
Du 12. May 1662.

LETTRE LIV.

MONSIEUR,
Vos deux Lettres des sixiéme et treiziéme de May m’ont esté renduës en mesme temps ; elles me font plus d’honneur que ie n’en devois raisonnablement attendre ; Et bien loin que vos mots Latins m’ayent choqué, ie suis persuadé que dans la supposition de vostre sentiment sur le sujet de la demonstration de Monsieur Descartes, il n’y en a point de plus veritables en aucun endroit de vos Lettres ; Car si cette demonstration est dans les regles des demonstrations certaines et infaillibles, il n’est rien de plus vray, sinon que ceux qui n’en sont pas convaincus ne l’entendent point ; La qualité essentielle d’une demonstration est de forcer à croire ; de sorte que ceux qui ne sentent pas cette force, ne sentent pas la demonstration mesme, c’est à dire, qu’ils ne l’entendent pas. Ie n’attribuë donc, Monsieur, qu’à un excés de courtoisie et de civilité cét adoucissement que Messieurs de vôtre assemblée vous ont inspiré, et ie vous en rends tres-humbles graces. Pour la question principale, il me semble que i’ay dit souvent, et à Monsieur de la Chambre et à vous, que ie ne pretens, ny n’ay iamais pretendu, estre de la confidence secrette de la Nature ; Elle a des voyes obscures et cachées que ie n’ay iamais entrepris de penetrer ; ie luy avois seulement offert un petit secours de Geometrie au sujet de la refraction si elle en eust eu besoin ; Mais puisque vous m’assurez, Monsieur, qu’elle peut faire ses affaires sans cela, et Clerselier III, 297 qu’elle se contente de la marche que Monsieur Descartes luy a prescrite, ie vous abandonne de bon cœur ma pretenduë conqueste de Physique, et il me suffit que vous me laissiez en possession de mon Probleme de Geometrie tout pur, Et in abstracto, par le moyen duquel on peut trouver la route d’un mobile qui passe par deux milieux differens, et qui cherche d’achever son mouvement le plustost qu’il pourra. Et ie ne sçay pas mesme si la merveille ne sera point plus grande, en supposant que i’ay mal deviné le raisonnement de la Nature ; Car peut-on s’imaginer rien de plus surprenant que ce qui m’est arrivé. I’écrivis il y a plus de dix ans à Monsieur de la Chambre que ie croyois que la refraction se devoit reduire à ce Probleme de Geometrie, et i’estois pour lors tout à fait persuadé que l’Analyse de ce Probleme me donneroit une proportion differente de celle de Monsieur Descartes ; Et neantmoins en tentant le Probleme, qui est assez difficile, dix ans apres, i’ay treuvé iustement la mesme proportion que Monsieur Descartes. Si i’ay dit un mensonge, n’ay-ie pas quelque raison de pretendre que c’est un de ces mensonges fameux desquels il est dit dans le Tasse, comme ie vous ay desia écrit,

Quando il Sarà il vero

Si bello, che si possa à ti preporre

En voila de reste, ie croise les armes ; Permettez-moy seulement, s’il vous plaist, d’assurer icy Monsieur Chanut, et Monsieur l’Abbé d’Issoire son fils de mon obeïssance tres-humble ; Ie n’ay pas l’honneur d’estre connu du Pere ; mais pourquoy serois-ie le seul de toute l’Europe qui n’aurois pas une entiere veneration pour luy ;
Ie suis,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble et tres-obeïssant
serviteur, FERMAT.