AT IV, 593

AU R. P. MERSENNE.

LETTRE LXXXIX.

MON REVEREND PERE,
Il y a environ un mois que i’ay receu vostre penultiéme du premier Decembre ; mais pour ce que ie vous avois écrit fort peu auparavant, et qu’elle ne contenoit rien qui desirast une prompte réponse, et que vous me promettiez de m’envoyer à huit iours de là une Lettre que vous aviez faite pour la deffense de Monsieur de Roberval, i’ay attendu iusques icy à vous répondre ; mais encore que ie n’eusse point receu vostre derniere du cinquiéme de ce mois, i’avois resolu de vous écrire à ce voyage pour vous demander de vos nouvelles. Vous me mandiez dans vostre precedente que les Predicateurs sont contraires à ma Philosophie, à cause qu’elle leur fait perdre leurs belles comparaisons touchant la Lumiere ; Mais s’ils y veulent penser, AT IV, 594 ils en pourront tirer de plus belles de mes Principes, pour ce que les mesmes effets demeurans, desquels seuls ces comparaisons sont tirées, il n’y a que la façon d’expliquer ces effets qui est differente, et ie pense que la mienne est la plus intelligible et la plus Clerselier III, 509 facile. Ainsi pour expliquer les qualitez des corps Glorieux, ils peuvent dire qu’elles sont semblables à celles de la Lumiere, et tascher de faire bien concevoir quelles sont ces qualitez, et comment elles se trouvent en elle ; sans direpour cela que les rayons sont des corps, car ce seroit dire une fausseté ; et sans vouloir persuader que les corps Glorieux ont les qualitez qu’on leur attribuë, par la seule force de la Nature, ce qui seroit faux aussi ; Mais il suffit que les rayons soient corporels, c’est à dire, que ce soit des proprietez de quelques corps, pour persuader que d’autres semblables proprietez peuvent estre mises par miracle dans les corps des Bien-heureux. On m’a dit qu’il y a un Ministre à Leyde qui est estimé le plus eloquent de ce païs, et le plus honneste homme de sa profession que ie connoisse, il se nomme Hay, qui se sert souvent de ma Philosophie en Chaise, et en tire des comparaisons et des explications qui sont fort bien receuës ; mais c’est qu’il l’a bien estudiée, ce que n’ont peut-estre pas fait ceux qui se plaignent qu’elle leur oste leurs vieilles comparaisons, au lieu qu’ils devroient se réjouïr de ce qu’elle leur en fournira de nouvelles.

Pour vos Exemplaires du Livre de Viete vous les devez avoir receus il y a long-temps ; car lors que le AT IV, 595 sieur Elzevier en donna un pour moy à Monsieur Hogelande, il luy dit qu’ils les avoit envoyez dans la bale du sieur Petit. Ie vous ay obligation de celuy que vous m’avez donné, et vous en remercie ; mais tant s’en faut que i’en desire davantage, que mesme si vous voulez que ie donne icy à quelqu’autre celuy que i’ay, ie m’en passeray fort aisément ; car ie ne croy pas qu’il y ait rien que ie doive apprendre, et il y a long-temps que ie n’estudie plus en Mathematique. Toutesfois ie ne les ay pas encore tant oubliées, qu’il ne m’ait esté fort aisé de faire l’Analyse de la regle de M. de Roberval pour les Vibrations des triangles ; Car voyant que vous assurez par vostre Lettre qu’elle s’accorde tousiours avec l’experience, i’ay tasché de l’examiner ; Mais outre que les experiences en telles matieres ne peuvent iamais estre fort exactes, sa regle, Clerselier III, 510 de la façon qu’il la propose, est comme une estriviere qui s’allonge et s’accourcit autant que l’on veut, ou comme les Oracles de la Déesse de Syrie, qui se pouvoient tourner en tous sens : C’est pourquoy i’admire grandement vostre bonté, de vous estre laissé persuader qu’elle se rapporte à l’experience, sans que toutesfois il vous ait donné le moyen de trouver le iuste de son calcul, lequel ie croy qu’il ne sçait pas luy-mesme ; Mais le voicy. Ayant le triangle ABC, pour trouver la distance depuis B iusques au centre de percussion H, suivant sa regle, comme vous me l’avez écrite dans vostre AT IV, 596 Lettre du quinziéme Septembre, ie fais comme la perpendiculaire BD est à DC, qui est la moitié de la base, ainsi DC est à une autre ligne, que ie nomme N ; et derechef comme BD est à N, ainsi N est à une autre ligne que ie nomme M ; puis adjoûtant trois vingtiémes de M avec la moitié de N, et les de BD, i’ay le iuste de ce qu’on trouve par son épouventable calcul proposé d’une façon peu intelligible ; Par exemple, si DC est égal à BD, N et M luy seront aussi égales, et pour ce que et et adjoûtez ensemble font la longueur du funependule isochrone, H sera de la ligne BD. Tout de mesme si BD est 1, et DC 2, N sera 4, et M sera 16, et BH la longueur du funependule sera , c’est à dire, de 16, une moitié de 4, et trois quarts d’un ; Et mettant tousiours un pour BD, si DC est 3, BH est  ; Si DC est 4, BH est  ; Si DC est 5, BH est 107 ; Et si DC est 10, BH est , et ainsi des autres ; dequoy ie m’offre d’envoyer la demonstration à Monsieur de Beaune. Or maintenant vous pouvez voir si sa regle s’accorde Clerselier III, 511 avec l’experience, en luy demandant premierement le iuste du funependule en quelques triangles par sa supputation, pour voir si elle s’accorde avec celle-cy ; Car s’il ne les peut pas supputer, comment peut-il, sinon avec une hardiesse merveilleuse, assurer AT IV, 597 qu’elle s’accorde avec l’experience ; et s’il les suppute bien, ce que ie ne croy pas qu’il puisse faire, ie m’assure que lors que vous en viendrez à l’experience, vous la trouverez fort éloignée du iuste calcul. Car ie voy que posant l’angle ABC de 150 degrez, vous dites que BH est seulement quatre fois aussi long que BD, au lieu qu’il devroit estre plus de 32 fois aussi long, suivant sa regle. I’admire vostre bonté, de ce que vous souffrez qu’il vous paye de si fausse monnoye. Ie suis bien-aise de ce que vous avez fait voir les pieces du procez à Monsieur de Beaune ; car ie sçay qu’il est tres-capable d’en iuger, et i’acquiesceray tres-volontiers à son iugement.
Ie suis,
MON R. P.
Vostre tres-humble et tres-obeïssant serviteur, DESCARTES.