AT IV, 379

A MONSIEUR DE CAVENDISCHE,
Chevalier Anglois.
D’Egmond ce 30 Mars 1646.

LETTRE LXXXVI.

AT IV, 380 MONSIEUR,
Ie tiens à beaucoup d’honneur qu’il vous ait plû me proposer une question touchant laquelle quelques autres n’ont pû vous satisfaire, mais i’ay bien peur de le pouvoir encore Clerselier III, 492 moins, parce que mes raisonnemens ne s’accordent pas avec les experiences que vous avez pris la peine de m’envoyer ; Et toutesfois ie vous avoüe ingenuëment que ie ne puis encore appercevoir en quoy ils manquent. C’est pourquoy ie les exposeray icy tels qu’ils sont, afin de les soûmettre à vostre iugement, et que vous me fassiez, s’il vous plaist, la faveur de m’instruire.

Il y a environ un mois que le Reverend Pere Mersenne m’ayant proposé la mesme difficulté, ie luy fis réponse que comme il y a un centre de gravité dans tous les corps, selon lequel ils descendent librement en l’air ; ainsi ceux qui se meuvent estant suspendus, ont un centre de leur agitation, lequel regle la durée de ce que vous nommez leurs Vibrations, en sorte que tous ceux dans qui ce centre d’agitation est également distant de l’aissieu autour duquel ils se meuvent, font leurs Vibrations en temps égal. Mais i’exceptois neantmoins tres expressément ce que la resistance de l’air peut changer dans cette propositionproportion. Puis supposant qu’on avoit soin en faisant les experiences d’éviter cette resistance de l’air, et n’examinant que les figures où AT IV, 381 elle n’est pas sensible, à cause que sa quantité ne peut estre determinée par raison, ie m’arrestois seulement à chercher ce centre d’agitation par les regles de la Geometrie, lesquelles ie pense infaillibles dans ce point. Et voicy celle que ie donnois.

Ayant par exemple le corps ABCD, tant irregulier qu’on le voudra supposer (ce qui s’entend toutesfois en telle sorte que sa figure ne fasse point que la resistance de l’air soit sensible, et que par consequent il n’ait pas beaucoup d’épaisseur), ie determine Clerselier III, 493 premierement l’aissieu FG, autour duquel ie suppose qu’il fait ses Vibrations, et la perpendiculaire AE, qui rencontre cét aissieu à angles droits, et passe par le centre de gravité de ce corps : Puis imaginant une infinité de cylindres de diverses grandeurs, qui ont tous pour aissieu la ligne FG, et qui couppent ce corps, ie décris une figure platte AHEI, qui a pour diametre la perpendiculaire AE, et dans laquelle toutes les lignes droites ordonnées en mesme façon des deux costez à angles droits à cette perpendiculaire, comme sont 2, 6 et 1, 5, ont entr’elles mesme raison que les pyramides dont le sommet est au point A, et qui ont des bases égales aux parties des superficies des cylindres susdits, lesquelles se trouvent dans ce corps ; En sorte que prenant à discretion dans cette perpendiculaire AT IV, 382 AE les points 1 et 2, l’ordonnée 1, 5, ait mesme raison à l’ordonnée 2, 6, que toute la pyramide A33, dont la base 33 est partie d’une superficie cylindrique, à la pyramide A4, 4, qui a aussi pour base la superficie commune à ce corps et au cylindre qui le couppe aux points 4, 4. Puis enfin ie cherche le centre de gravité de cette figure platte, et ie dis que le centre d’agitation du corps donné ABCD est dans la perpendiculaire AE, au mesme point où est ce centre de gravité ; Dequoy i’adjoûteray icy la demonstration.

Premierement comme le centre de gravité est tellement situé au milieu d’un corps pesant, qu’il n’y a aucune partie de ce corps qui puisse par sa pesanteur détourner ce centre de la ligne suivant laquelle il descend, dont l’effet ne soit empesché par une autre partie qui luy est opposée, et qui a iustement autant de force qu’elle, d’où il suit que ce centre de gravité se meut tousiours en descendant par la mesme lig. qu’il feroit s’il estoit seul, et que toutes les autres parties du corps dont il est le centre fussent ostées ; Ainsi ce que ie nomme le centre d’agitation d’un corps suspendu, est le point auquel se rapportent si egalement les diverses agitations de toutes les autres parties de ce corps, que la force que peut avoir chacune d’elles à faire qu’il se meuve plus Clerselier III, 494 ou moins viste qu’il ne fait, est tousiours empeschée par celle d’un autre qui luy est opposée ; D’où il suit aussi (ex definitione) que ce centre d’agitation se doit mouvoir autour de l’aissieu AT IV, 383 auquel il est suspendu, avec la mesme vitesse qu’il feroit si tout le reste du corps dont il est partie estoit osté, et par consequent de mesme vitesse que feroit un plomb pendu à un filet à mesme distance de l’aissieu FG.

Apres cela ie considere qu’il n’y a rien qui empesche que ce centre d’agitation ne soit au mesme point auquel est le centre de gravité, sinon que les parties les plus éloignées de l’aissieu autour duquel ce corps se meut, sont plus agitées que celles qui en sont plus proches ; d’où ie conclus qu’il doit estre dans quelque point de la perpendiculaire AE, dans laquelle ie suppose qu’est aussi le centre de gravité, pour ce qu’au regard des parties qui sont des deux costez de cette perpendiculaire également distante de l’aissieu FG, il n’y a aucune difference entre les proprietez de ces deux centres ; Mais il doit estre dans un point de cette perpendiculaire plus éloigné de cét aissieu que n’est celuy de gravité, pour ce que ce sont les parties qui en sont les plus éloignées qui ont le plus d’agitation.

Enfin ie considere que toutes les autres parties de ce corps qui sont également distantes de cét aissieu FG, c’est à dire, qui sont dans la superficie d’un mesme cylindre lequel a aussi FG pour son aissieu, sont également agitées, et que celles qui sont dans la superficie d’un autre cylindre plus grand ou plus petit, qui a aussi FG pour AT IV, 384 aissieu, sont plus ou moins agitées à raison de ce que le diametre de leur cylindre est plus ou moins grand que le diametre du precedent ; Et Clerselier III, 495 par consequent qu’il y a mesme raison entre la force de l’agitation qu’ont ensemble toutes les parties de ce corps, qui sont dans la superficie du premier cylindre, et celles qu’ont toutes les parties du mesme corps, qui sont dans la superficie du second, qu’il y a entre les pyramides ou autres solides de mesme espece quels qu’ils soient, qui ont leur bases égales à ces superficies cylindriques, et leur hauteurs égales aux diametres ou demy diametres des mesmes cylindres. Car la force de leur agitation ne se mesure pas seulement par leur vitesse, dont la difference est representée par les differentes hauteurs de ces solides, mais aussi par la diverse quantité de leur matiere, laquelle est representée par les diverses grandeurs des bases. D’où il suit evidemment que le centre de gravité de la figure platte décrite cy dessus, tombe au mesme point dans la perpendiculaire AE que le centre d’agitation demandé, qui est ce que i’avois à demonstrer.

Mais pour ce que les experiences que vous m’avez fait la faveur de m’envoyer semblent estre fort éloignées de ce calcul ; Il faut encore icy que ie tasche d’en dire la raison, laquelle ie croy proceder de ce que les figures des corps qu’on a examinez rendent la resistance de l’air fort sensible. Car pour les triangles isoceles, ie m’assure que s’ils avoient esté suspendus par l’angle AT IV, 385 opposé à leur base, et qu’on les eust fait mouvoir autour d’un aissieu, auquel cette base eust tousiours esté parallele, on eust trouvé, aussi bien dans ceux dont l’angle opposé à la base est 60 ou de 90 ou de 120 degrez, que dans celuy de 20, que la perpendiculaire tirée de cét angle sur la base eust tousiours eu à peu prés la proportion de 4 à 3 avec le plomb, ou comme vous le nommez le funependule, dont les Vibrations sont Isocrones, suivant ce que i’ay cy-devant écrit au Reverend Pere Mersenne. Mais si on fait mouvoir ces triangles dans un autre sens, en sorte que les angles à la base se haussent et se baissent l’un apres l’autre, et non point également en mesme temps (ce que ie iuge qu’on a fait en vos experiences) cette proportion entre la perpendiculaire et le funependule doit estre Clerselier III, 496 beaucoup plus grande que de 4 à 3 ; Et elle doit estre dautant plus grande que l’angle opposé à la base est plus obtus, comme i’avois aussi mandé au Reverend Pere Mersenne. Et ie pense que l’experience qui suit peut suffire pour demonstrer que cela ne vient que de la resistance de l’air.

Si un bâton ou autre corps long, comme PQ, également gros des deux costez est tellement suspendu par son milieu au point A, qu’il soit en parfait équilibre, il n’y a personne qui n’avoüe que la moindre force est suffisante pour faire hausser et baisser les deux bouts P et Q à toutes sortes d’inclinations, et qu’il n’y a AT IV, 386 rien que la resistance de l’air qui empesche que cette mesme force ne le puisse aussi hausser et baisser avec la mesme vitesse qu’elle se peut mouvoir estant seule (car ie comprens icy sous ce nom de résistance de l’air, ce que les autres appellent la tardiveté ou l’inclination au repos qu’ils pensent estre naturelle à tous les corps, et ie luy donnerois encore un autre nom, si i’entreprenois d’expliquer toute cette matiere suivant mes Principes, mais cela requerroit beaucoup de temps) De façon que le plomb B attaché au filet AB, que ie suppose égal à la ligne AP ou AQ, faisant ses Vibrations en certain temps, si on attache ce mesme plomb B à l’un des bouts du bâton P ou Q (ou bien aussi en quelqu’autre endroit que ce soit du demy cercle PBQ, lequel ie suppose si leger qu’il n’apporte en cecy aucun changement qui soit sensible) il n’y a rien qui l’empesche de faire ses Vibrations aussi viste qu’auparavant, sinon la resistance que fait l’air au mouvement de ce bâton ; Mais on trouvera par experience que si ce plomb n’est point fort gros et pesant à comparaison du bâton, il fera ses Vibrations beaucoup plus lentement, en le faisant ainsi mouvoir avec Clerselier III, 497 luy, que s’il n’estoit attaché qu’à un filet. Si donc on fait exactement cette experience, et qu’apres on considere le triangle ACD tellement suspendu en A, que lors que AT IV, 387 son angle D descend de G vers E, son autre angle C monte vers F, on verra clairement qu’il n’y a la pluspart du temps qu’une petite partie de ce triangle qui ait de la force pour le mouvoir, et que tout le reste ne sert qu’a retarder ses Vibrations, en mesme façon que le bâton PQ retarde celles du plomb B ; Car au point où il est maintenant, toute sa partie CAE qui est au delà de la perpendiculaire AE, et une autre partie de l’autre costé qui luy est égale, à sçavoir, EAN sont en équilibre, ainsi que les deux costez du bâton AP, AQ, si bien qu’il ne reste que DAN qui agisse et qui represente le plomb B ; Et à mesure que l’angle D descend vers E, cette partie DAN devient plus petite, et l’autre NAC devient plus grande ; ce qui estant calculé, et adjoûté à ce que i’avois cy-devant mandé au R. Pere Mersenne, ie ne doute point qu’il ne s’accorde avec toutes les experiences, pourveu qu’elles soient faites exactement. Mais il y a beaucoup de choses à observer afin de ne se pas méprendre en les faisant, et qu’il n’y ait point d’autres additions ou déductions à faire en ce calcul. Car premierement, la longueur du funependule ne doit estre contée que depuis le principe de son mouvement A, iusques au centre d’agitation du plomb B, lequel n’est pas sensiblement different de son centre de gravité ; Puis il faut avoir soin que l’épaisseur des AT IV, 388 lames dont on fait ces triangles soit fort égale dans toutes leurs parties, et que la pointe de l’angle par lequel ils sont suspendus se rapporte bien iustement à l’aissieu autour duquel ils se meuvent.

Au reste, Monsieur, i’ay bien peur que vous ne blasmiez Clerselier III, 498 ma temerité, de ce que i’ose ainsi determiner des choses qui dependent de l’experience, sans que i’en aye fait l’épreuve auparavant ; mais ie vous supplie de croire, que c’est le zele que i’ay à vous obeïr qui m’a porté à écrire icy mon sentiment sans aucune reserve ; Comme ie suis aussi sans reserve,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble et fidele serviteur, DESCARTES.