LETTRE DE MR CLERSELIER,
(qui fut luë dans l’assemblée de M. de Montmor le treiziéme Iuillet 1658. sous le nom de Monsieur Descartes, et comme si c’eust esté luy qui l’eust autrefois écrite à quelqu’un de ses Amis) servant de réponse aux difficultez que Monsieur de Roberval y avoit proposées en son absence, touchant le mouvement dans le plein.

Lettre XCVII.

MONSIEUR,
I’ay desia tasché autant que i’ay pû de resoudre, ou plûtost de prevenir les difficultez que vous me faites, touchant l’impossibilité du mouvement des parties de la matiere dans le plein, ayant éclaircy ce me semble assez nettement en divers endroits de mes Principes, selon que mon sujet m’y a porté, toutes les choses qui pouvoient y faire concevoir de la repugnance ou de la difficulté. Mais par ce que ie voy que quelque soin que i’aye pris, ie n’ay pourtant pû faire que des personnes tres-habiles ne soient tombées dans les mesmes difficultez, ie veux icy faire mon possible, pour les oster entierement ; Et pour ce que ie iuge que cela ne procede que faute de bien comprendre toute l’economie de Clerselier III, 539 mon systeme, et la suitte des raisons qui servent à faire concevoir comment cela est possible, ie vous remettray icy devant les yeux tout ce que ie iugeray necessaire à cét effet, et qui m’a fait avoir des pensées toutes contraires aux vostres, et trouver de la facilité où vous ne trouvez que de la repugnance. Si tous ceux qui ont quelque chose à m’objecter vouloient en user comme vous, ie me suis assez declaré pour les obliger à croire que ie ferois tout mon possible pour les satisfaire ; Mais la pluspart se contentent de me condamner sans m’ouïr et faute de m’entendre, et quelques-uns seroient bien-aise de se divertir par des disputes sans fin, et par des discours dont le sens s’évanouïst aussi-tost que le son des paroles, à quoy ie vous confesse que ie ne me suis iamais voulu soûmettre ; Ce qui sans doute aura pû faire croire ces iours passez à l’un des plus sçavants et des plus estimez Mathematiciens de la France, que ie n’avois eu aucune réponse à faire à ses difficultez (qui ressembloient entierement aux vostres) pour n’avoir pas voulu entrer en contestation avec luy chez une personne de marque, et en assez bonne compagnie ; Mais ie ne le fis que pour l’obliger à écrire, à quoy ie le conviay, ce que pourtant ie n’ay pû encore obtenir de luy iusques à present ; De sorte que s’il a lieu de se vanter que ie fus lors sans repartie, ie puis aussi de mon costé me glorifier que ie l’ay reduit à n’oser écrire ; Mais en attendant qu’il s’y soit disposé, ie veux vous divertir et moy aussi par la réponse que i’ay à vous faire, arrestant tantost vostre Esprit sur la consideration des Estres de ce monde, et tantost le faisant promener dans un monde tout nouveau.

Premierement, ie remarque que tous les corps de l’Univers sont composez d’une mesme matiere, et que cette matiere ne consiste qu’en l’estenduë, en longueur, largeur et profondeur, qui est telle que chacune de ses parties occupe tousiours un espace tellement proportionné à sa grandeur, qu’elle n’en sçauroit remplir un plus grand, ny se resserrer dans un moindre, ny souffrir que pendant qu’elle y demeure quelqu’autre y trouve place.

Clerselier III, 540 2. I’adjoûte que cette matiere peut estre divisée en un nombre indefiny de parties, chacune desquelles est capable d’une innombrable varieté de figures et de mouvemens.

3. Ie ne mets aucune difference réelle entre cette matiere, et ce que les Philosophes ont coustume de nommer espace ; à cause que ie ne conçoy l’un et l’autre que sous la notion d’une chose estenduë en longueur, largeur et profondeur. Et quand on y en voudroit establir quelqu’une, elle seroit de nulle importance pour mon dessein, qui est d’expliquer nettement les raisons de tous les effets de la Nature ; puique ie ne parle iamais de cét espace que comme d’une chose abstraitte, que mon Esprit considere ; et que ie suppose cette matiere comme un vray corps parfaitement solide, qui remplit entierement et également toutes les longueurs, largeurs et profondeurs de ce grand et immense espace, que les Philosophes appellent imaginaire, et qu’ils nous disent estre infiny ; et de vray ils doivent bien en estre creus, puisque ce sont eux mesmes qui l’ont fait.

4. Il est aisé de voir que ie ne puis admettre de vuide, puisque ce vuide qu’on me voudroit faire admettre auroit les conditions que ie donne à la matiere, et partant selon moy seroit un vray corps ; Et de plus ayant supposé que la totalité de l’espace est remplie d’un vray corps, ou d’une matiere parfaitement solide, dont les parties ne se peuvent ny estendre ny resserrer, il est impossible que ie puisse concevoir aucun vuide en la Nature.

5. Bien que ie suppose que cette matiere n’a la forme ny de la terre, ny du feu, ny de l’air, ny d’aucune autre chose plus particuliere ; non plus que les qualitez de chaude, de froide, de seche, d’humide, de legere ou de pesante ; et que ie ne suppose aussi en elle aucun goust, ou odeur, ou son, ou couleur, ou lumiere, ou autre chose semblable, dans la nature de laquelle on puisse dire qu’il y ait quelque chose qui ne soit pas evidemment connuë de tout le monde, il ne faut pas penser pour cela qu’elle soit cette matiere premiere des Philosophes, qu’on a si bien dépoüillée de toutes ses Clerselier III, 541 formes et qualitez, qu’il n’y est rien demeuré de reste, qui puisse estre clairement entendu. Au lieu que la nature que i’attribuë à cette matiere si claire, et toutes ses proprietez, à sçavoir, sa divisibilité, et la grandeur, la figure, la situation, et le mouvement de ses parties, si intelligibles, qu’il n’y a rien que le commun mesme des hommes conçoive plus clairement et plus distinctement.

6. Mais pour éviter toute dispute avec les Philosophes de ce Monde, permettez maintenant pour un peu de temps à vostre pensée d’en sortir, et de considerer ce qui pourroit arriver dans un autre tout nouveau, si ie luy en faisois naistre un en sa presence dans les espaces imaginaires, sans y rien supposer de plus que ce que i’ay desia dit ; Et vous verrez que sans y recevoir d’autres loix que les loix ordinaires de la Nature, elles seront suffisantes pour faire que les parties de cette vaste matiere, ou si vous voulez de ce Chaos, se demeslent d’elles-mesmes, et se disposent en si bon ordre, qu’elles auront la forme d’un Monde tres-parfait, et dans lequel on pourra voir non seulement de la Lumiere, mais aussi toutes les autres choses tant generales que particulieres qui paroissent dans ce vray Monde.

7. Avant que ie vous explique cecy plus au long (ce que ie pourray faire quelque iour, puisque vous m’en priez, me contentant aujourd’huy de parler de ce qui peut servir à l’éclaircissement de vos difficultez presentes) arrestez-vous un peu à considerer ce Chaos, et remarquez qu’il ne contient aucune chose qui ne vous soit si parfaitement connuë, que vous ne sçauriez pas mesme feindre de l’ignorer. Car pour les qualitez que i’y ay mises, si vous y avez pris garde, ie les ay seulement supposées telles que vous les pouvez imaginer ; Et pour la matiere dont ie l’ay composé, il n’y a rien de plus simple ny de plus facile à connoistre dans les creatures inanimées ; Et son idée, à sçavoir, l’etenduë, est tellement comprise dans toutes celles que nostre imagination peut former, qu’il faut necessairement que vous la conceviez, ou que vous n’imaginiez iamais aucune chose.

Clerselier III, 542 8. Toutefois pour ce que les Philosophes sont si subtils, qu’ils trouvent des difficultez dans les choses qui semblent les plus claires aux autres hommes, et que le souvenir que vous avez de leur matiere premiere (qu’ils confessent eux-mesmes estre assez mal-aisée à concevoir) vous pourroit divertir de la connoissance de celle dont ie parle, il faut que ie vous die en cét endroit, que si ie ne me trompe, toute la difficulté qu’ils éprouvent dans la leur, ne vient que de ce qu’ils la veulent distinguer de sa propre quantité, et de son estenduë exterieure ; toutesfois ie veux bien qu’ils croyent avoir raison, car ie n’ay pas dessein de m’arrester à leur contredire ; mais ils ne doivent pas aussi trouver estrange, si ie suppose que la quantité de la matiere que i’ay décrite ne differe non plus de sa substance, que le nombre fait des choses nombrées ; et si ie considere son estenduë, ou la proprieté qu’elle a d’occuper de l’espace, non point comme un accident, mais comme sa vraye forme et son essence ; Car ils ne sçauroient nier qu’elle ne soit tres-facile à concevoir en cette sorte ; et mon dessein n’est pas auiourd’huy de vous expliquer comme eux, les choses qui sont en effet dans le vray Monde ; mais seulement d’en feindre un à plaisir, dans lequel il n’y ait rien que les plus grossiers Esprits ne soient capables de concevoir, et qui puisse toutesfois estre creé tout de mesme que ie l’auray feint. Si i’y mettois la moindre chose qui fust obscure, il se pourroit faire que parmy cette obscurité il y auroit quelque repugnance cachée, dont ie ne me serois pas apperceu, et ainsi que sans y penser ie supposerois une chose impossible ; Au lieu que pouvant distinctement imaginer tout ce que i’y mets, il n’y a point de doute qu’encore qu’il n’y eust rien de tel dans l’ancien Monde, Dieu le pourroit toutesfois créer dans un nouveau ; Car il est certain qu’il peut créer toutes les choses que nous pouvons clairement et distinctement imaginer.

9. C’est pourquoy ie me garderay bien, comme ont fait quelques-uns, de supposer en la composition d’un systeme, des choses qui soient autant ou plus difficiles à concevoir Clerselier III, 543 que ce qu’ils pretendent expliquer par elles ; Ainsi ie n’ay garde de supposer que le Soleil soit extremement chand, ny que la matiere dont le monde est composé soit fluide, liquide, permeable, et diaphane, et qu’avec cela elle a cette vertu de pouvoir estre rarefiée, ou condensée, selon que la chaleur est plus forte ou plus foible ; Et beaucoup moins que toute la matiere de l’Univers, et chacune de ses parties, a une certaine proprieté par la vertu de laquelle toute cette matiere s’unit et s’assemble en un seul corps continu, dont toutes les parties ont inclination et font effort pour se joindre les unes aux autres, en s’attirant reciproquement l’une l’autre ; En sorte que chaque partie de la terre, ou de l’air, ou de l’eau, ou de quelqu’autre Planette, a en soy deux vertus semblables, l’une qui les joint avec les autres parties de leur Planette, et l’autre qui les unit avec le reste des parties de l’Univers, sans que l’une de ces deux proprietez empesche l’effet de l’autre ; Car toutes ces choses me semblent avoir besoin de grande explication, et la pluspart mesme me semblent inconcevables, à moins que d’admettre dans les parties de la matiere une intelligence et une puissance toutes Divines ; Outre que ceux-là mesmes qui supposent toutes ces qualitez dans la matiere dont l’Univers est composé, n’ont pû encore bien expliquer iusques icy ce qu’ils entendent par la matiere, sans quoy neantmoins tout ce qu’ils disent ne sçauroit passer tout au plus que pour de pures suppositions, qui n’ont point la clarté que doit avoir un Principe, et qui ne peuvent servir à faire connoistre aucune chose.

10. Mais pour venir à vos difficultez, la premiere chose que ie desire que vous remarquiez est, la difference qui est entre les corps durs et ceux qui sont liquides ; Et pour cét effet, pensez que chaque corps peut estre divisé en des parties extremement petites ; Ie ne veux pas determiner si leur nombre est infiny, ou non, mais à tout le moins il est certain qu’au regard de nostre connoissance il est indefiny ; et que nous pouvons supposer qu’il y en a plusieurs milliers dans le Clerselier III, 544 moindre petit grain de sable qui puisse estre apperceu de nos yeux. Et remarquez que si deux de ces petites parties s’entretouchent sans estre en action pour s’éloigner l’une de l’autre, il est besoin de quelque force pour les separer tant peu que ce puisse estre : Car estant une fois ainsi posées, elles ne s’aviseroient iamais de s’en oster d’elles-mesmes. Remarquez aussi qu’il faut deux fois autant de force pour en separer deux que pour en separer une, et mille fois autant pour en separer mille, de sorte que s’il en faut separer plusieurs milliers tout à la fois, comme il faut peut-estre faire pour rompre un seul cheveu, ce n’est pas merveille s’il y faut une force assez sensible ; Mais au contraire, si deux ou plusieurs telles parties se touchent seulement en passant, et lors qu’elles sont en action pour se mouvoir l’une d’un costé, l’autre de l’autre, il est certain qu’il faudra moins de force pour les separer, que si elles estoient tout à fait sans mouvement ; Et mesme qu’il n’y en faudra point du tout, si le mouvement avec lequel elles se peuvent separer d’elles-mesmes est égal ou plus grand que celuy avec lequel on les veut separer. Or ie ne trouve point d’autre difference entre les corps durs et les liquides, sinon que les parties des uns peuvent estre separées d’ensemble, beaucoup plus aisément que celles des autres ; Car mesme celles des corps les plus durs peuvent estre separées par une force capable de vaincre leur resistance ; De sorte que pour composer le corps le plus dur qui puisse estre imaginé, ie pense qu’il suffit, si toutes les parties se touchent sans qu’il reste d’espace entre deux, ny qu’aucune d’elles soit en action pour se mouvoir ; Car quelle colle, ou quel ciment y pourroit-on imaginer outre cela, pour les faire mieux tenir l’une à l’autre ; Ie pense aussi que c’est assez pour composer le corps le plus liquide qui se puisse trouver, si toutes ses plus petites parties se remuent le plus diversement l’une de l’autre, et le plus viste qu’il est possible, encore qu’avec cela elles ne laissent pas de se pouvoir toucher l’une l’autre de tous costez, et se ranger en aussi peu d’espace que si elles estoient sans mouvement.

Clerselier III, 545 11. Car souvenez-vous que tous les corps tant durs que liquides sont faits d’une mesme matiere, et qu’il est impossible de concevoir que les parties de cette matiere composent iamais un corps plus solide, c’est à dire, qui occupe moins d’espace, qu’elles font lors que chacune d’elles est touchée de tous costez par les autres qui l’environnent. D’où il suit, ce me semble, que s’il peut y avoir du vuide quelque part, ce doit plustost estre dans les corps durs, que dans ceux qui sont parfaitement liquides ; Car il est evident que les parties de ceux-cy se peuvent bien plus aisément presser et agencer l’une contre l’autre, à cause qu’elles se remuent sans cesse, que non pas celles des autres qui sont sans mouvement ; Et par exemple, si vous mettez de la poudre dans quelque vase, vous le secoüez et frappez contre, pour faire qu’il y en entre davantage ; mais si vous y versez quelque liqueur, elle se range incontinent d’elle-mesme, en aussi peu de lieu qu’on la peut mettre.

12. Ie me souviens bien de la difficulté que vous me faites là dessus qui est assez considerable ; c’est à sçavoir, que les parties qui composent les corps liquides ne peuvent pas ce semble se remuer incessamment, comme i’ay dit qu’elles font, si ce n’est qu’il se trouve de l’espace vuide parmy elles, au moins dans les lieux où elles entrent, ou les lieux d’où elles sortent à mesure qu’elles se remuent. Mais à cela i’ay deux choses à repartir, qui doivent, à mon advis, satisfaire toute personne qui veut écoûter la raison, et non pas se faire des obstacles invincibles de ses difficultez. La premiere est la connoissance parfaite de la nature des trois Elemens de ce Monde telle que ie l’ay décrite. Et la seconde est la façon que gardent les corps en se remuant.

13. Pour celle-cy ie n’ay pas seulement connu par la raison, mais i’ay mesme reconnu par diverses experiences, que tous les mouvemens qui se font au monde, sont en quelque façon circulaires, c’est à dire, que quand un corps quitte sa place, il entre tousiours en celle d’un autre, et ainsi de suitte iusques au dernier, qui occupe au mesme Clerselier III, 546 instant le lieu delaissé par le premier ; En sorte qu’il ne se trouve pas davantage de vuide parmy eux lors qu’ils se meuvent, que lors qu’ils sont arrestez. Et remarquez icy qu’il n’est point pour cela necessaire que toutes les parties des corps qui se meuvent ensemble soient exactement disposées en rond comme un vray cercle, ny mesme qu’elles soient de pareille grosseur ou figure ; Car ces inégalitez peuvent estre recompensées par d’autres inégalitez qui se trouvent en leur vitesse ; et par la facilité que les parties les plus subtiles et les plus deliées des corps liquides, qui peuvent bien n’estre pas toutes égales, ont à se diviser. Or on ne remarque pas communément ces mouvemens circulaires, quand les corps se meuvent dans l’air, dautant que la pluspart sont accoustumez à ne concevoir l’air que comme un espace vuide ; Mais voyez nager des poissons dans le bassin d’une fontaine, s’ils ne s’approchent point trop de la surface de l’eau, ils ne la feront aucunement branler, encore qu’ils passent dessous de tous costez avec une tres-grande vitesse : D’où il paroist manifestement que l’eau qu’ils poussent devant eux, ne pousse pas indifferemment toute l’autre, mais seulement celle qui peut mieux servir à parfaire le cercle du mouvement, et rentrer en la place qu’ils laissent ; Et cette experience seule suffit pour monstrer combien ces mouvemens circulaires sont aisez et familiers à la Nature. Et la raison nous monstre qu’il ne s’en peut faire d’autres, à cause que tout estant aussi plein qu’il sçauroit estre, un corps ne peut quitter sa place qu’il n’entre dans celle d’un autre, lequel doit enfin venir occuper la place abandonnée par le premier, comme n’y en ayant point d’autre où il se puisse mettre en tout le reste de l’Univers.

14. Enfin ie n’ay plus qu’à vous expliquer la nature que i’attribuë à chacun des Elemens, afin que vous la puissiez une fois bien concevoir ; car toutes vos difficultez ne viennent que faute de cela. Ie conçoy le premier, comme une liqueur la plus subtile et la plus penetrante qui soit au monde ; Et en suitte de ce que ie vous ay dit cy-devant, touchant Clerselier III, 547 la nature des corps liquides, ie m’imagine que ses parties sont beaucoup plus petites, et se remuent beaucoup plus viste qu’aucunes de celles des autres corps ; Ou plustost, pour bannir tout à fait le vuide de la Nature, et pour oster mesme toutes les chicanes que les plus difficiles et les plus scrupuleux pourroient faire là dessus, ie n’attribuë à ses parties aucune grosseur ou figure determinée ; Mais ie me persuade que l’impetuosité de son mouvement est suffisante pour faire qu’il se divise en toutes façons, et en tous sens, par la rencontre des autres corps, et que ses parties changent de figure à tous momens, pour s’accommoder à celles des lieux où elles entrent ; en sorte qu’il n’y a iamais de passage si estroit, ny d’angle si petit entre les parties des autres corps, où celles de cét Element ne penetrent sans aucune difficulté, et qu’elles ne remplissent exactement. Pour le second Element, ie le conçoy bien aussi comme une liqueur tres-subtile, en le comparant avec le troisiéme, mais pour le comparer avec le premier, il est besoin d’attribuer quelque grosseur et quelque figure à chacune de ses parties, et de les imaginer à peu prés toutes rondes, et jointes ensemble ainsi que des grains de sable ou de poussiere ; En sorte qu’elles ne peuvent si bien s’agencer, ny tellement se presser l’une contre l’autre, qu’il ne demeure tousiours autour d’elles plusieurs petits intervalles, dans lesquels il est bien plus aisé au premier Element de se glisser, que non pas à elles de changer de figure tout exprés pour les remplir ; Et ainsi ie me persuade que ce second Element ne peut estre si pur en aucun endroit du Monde qu’il n’y ait tousiours avec luy quelque peu de la matiere du premier. Apres ces deux Elemens ie n’en reçois qu’un troisiéme, duquel ie iuge que les parties sont dautant plus grosses, et se meuvent dautant moins viste à comparaison de celles du second, que font celles-cy à comparaison de celles du premier. Et mesme ie croy que c’est assez de le concevoir comme une ou plusieurs grosses masses, dont les parties n’ont que fort peu ou point du tout de mouvement qui leur fasse changer de situation au respect l’une de l’autre.

Clerselier III, 548 15. Et remarquez que ce n’est pas sans raison que ie ne reçoy point d’autres Elemens que ces trois que i’ay décrits ; Car la difference qui est entr’eux et les autres corps que les Philosophes appellent mixtes ou composez, consiste en ce que les formes de ces corps meslez contiennent tousiours en soy quelques qualitez qui se contrarient, et qui se nuisent, ou du moins qui ne tendent point à la conservation l’une de l’autre, au lieu que les formes des Elemens doivent estre simples, et n’avoir aucunes qualitez qui ne s’accordent ensemble si parfaitement, que chacune tende à la conservation de toutes les autres. Or c’est ce qui se rencontre dans les formes de ces trois Elemens. Mais si vous examinez toutes les formes que les divers mouvemens, grosseurs, figures, et arrangement des parties de la matiere peuvent donner aux corps meslez, ie m’assure que vous n’en trouverez aucucuneaucune qui n’ait en soy des qualitez qui tendent à faire qu’elle se change, et en se changeant qu’elle se reduise à quelqu’une de celles de ces Elemens.

Mais de plus, comme ie ne reçois que trois Elemens, de mesme aussi, si nous considerons generalement tous les corps dont l’Univers est composé, nous n’en trouverons que de trois sortes qui puissent estre appellez grands ; Et nombrez entre ses principales parties, à sçavoir, le Soleil et les Estoiles fixes pour le premier, les Cieux pour le second, et la Terre avec les Planettes et les Cometes pour le troisiéme. C’est pourquoy nous avons grande raison de penser que le Soleil et les Estoiles fixes n’ont point d’autre forme que celle du premier Element tout pur, les Cieux celle du second, et la Terre avec les Planettes et les Cometes celle du troisiéme. Et pour les corps meslez, nous n’en appercevons en aucun autre lieu que sur la superficie de la terre ; Et si nous considerons que tout l’espace qui les contient, à sçavoir, tout celuy qui est depuis les nuës les plus hautes iusques aus fosses les plus profondes, est extremement petit à comparaison de toute la terre et des immenses estenduës du Ciel, nous pourrons facilement nous imaginer que ces Clerselier III, 549 corps meslez ne font tous ensemble que comme une petite écorce qui s’est engendrée au dessus de la terre, par l’agitation et le meslange de la matiere du Ciel qui l’environne ; De sorte qu’il ne peut y avoir de corps meslez ailleurs que sur les superficies de ces grands corps ; Mais il semble que là il faille de necessité qu’il y en ait : Car les Elemens estant chacun de nature fort contraire, il ne se peut faire que deux d’entr’eux s’entretouchent, sans qu’ils agissent contre les superficies l’un de l’autre, et donnent ainsi à la matiere qui y est, les diverses formes de ces corps meslez.

16. C’est assez pour ce coup vous entretenir du gros de mon systeme, ie reviens à vos difficultez qui doivent ce me semble estre maintenant levées. Ie demeure d’accord avec vous que chaque partie de la matiere du premier Element, la plus petite qui soit, considerée dans l’estat qu’elle est au moment qu’on la considere est figurée, et aussi solide qu’elle puisse estre ; Mais vous ne devez pas confondre la notion de solide avec celle de dur. Car par exemple, le Soleil est tres-solide, et neantmoins il est le corps le moins dur, et le plus liquide qui soit, puis qu’il est composé de la matiere la plus subtile, la plus fluide, et la plus penetrante que nous puissions imaginer ; Et dont chaque partie prise à part, et considerée toute seule, ne doit pas non plus estre appellée dure, à cause qu’elle n’a point de grosseur ny de figure determinée, mais qu’elle se peut diviser à tous momens en plusieurs diverses façons ; ce qui est le propre des corps liquides et non pas des corps durs. I’accorde aussi que chaque petite partie du premier Element ne se pourroit mouvoir, au moins d’un mouvement direct, si toutes celles qui la touchent immediatement estoient dans le repos, et ne luy pouvoient faire passage ; Mais il ne faut pas simplement considerer chaque partie dans l’estat present où elle est, il faut aussi que vous consideriez celles entre lesquelles elle est, dans l’estat present où elles sont ; Et pour ce que toutes ensemble elles composent un corps parfaitement liquide, toutes sont dans le mouvement, toutes disposées à ceder leur place, et toutes sans Clerselier III, 550 aucune figure determinée ; De sorte que si chaque petite partie a quelque figure dans le moment auquel vous la considerez, comme de vray elle en a une, elle n’est point pour cela obligée de la garder dans le moment suivant, si la determination où son mouvement la porte l’oblige à changer sa figure, pour s’accommoder à celle des lieux où elle doit entrer. Car, si vous vous en souvenez, ie vous ay dit que chaque partie de la matiere du premier Element estoit si petite, et d’ailleurs se mouvoit si viste, que la seule impetuosité de son mouvement estoit suffisante pour faire qu’elle se divisast, rompist, brisast, ou s’écachast en toutes façons et en tous sens par la rencontre des autres corps. Il n’est donc pas besoin d’aller iusques au bout du Monde pour trouver le cercle qui se doit faire, afin que la moindre partie de la matiere du premier Element se meuve ; Car sans estre obligée d’imprimer aucun mouvement dans pas une autre, elle se peut mouvoir à son aise dans la place mesme que ses voisines sont disposées à luy ceder en se remuant ; Et pour rendre la chose plus intelligible par un exemple sensible, quand vous faites mouvoir un bâton en ligne droite, il est certain que lors que sa premiere partie A se remuë et qu’elle a avancé d’un pouce, sa seconde partie B en mesme temps a aussi avancé d’un pouce, et a iustement remply sa place, laquelle a esté occupée par celle marquée C, et ainsi de suitte iusques au bout du bâton ; Et l’espace delaissé par la derniere partie du bâton, a esté aussi en mesme temps remply par autant autant de d’airautant d’air d’air, que la premiere avoit chassé vers là, quand le bâton a commencé à se mouvoir ; non qu’il soit necessaire que le bâton ait donné aucun mouvement à l’air, mais seulement il a pû determiner celuy que l’air avoit déjà, à faire qu’il s’allast ranger à la place que l’extremité du bâtobàton délaissoit. De sorte que si vous avez bien compris la nature que i’attribuë à la matiere subtile ; et comment se font les mouvemens circulaires, qui ne doivent point necessairement estre ny des ovales ny de vrais cercles, mais qui ne sont appellez circulaires, qu’à cause que leur mouvement finit où il avoit commencé, Clerselier III, 551 quelque irregularité qui se trouve dans le milieu ; et aussi que toutes les inegalitez qui peuvent estre dans la grosseur et dans la figure des parties, peuvent estre recompensées par d’autres inegalitez qui se trouvent en leur vitesse, et par la facilité que les parties de la matiere subtile, ou du premier Element, qui se trouvent meslées par tout, ont à se diviser, et à accommoder leur figure à celle de l’espace qu’elles doivent remplir, ie m’assure qu’il ne vous restera plus aucune difficulté, touchant le mouvement des parties de la matiere dans le plein. I’aurois poussé la chose plus avant, si i’eusse eu à faire à quelque personne moins docile que vous, et plus resoluë à contredire. Mais i’aime mieux vous laisser cela à mediter un peu, pour y accoûtumer vostre Esprit, et pour delasser le mien, à qui il ne reste plus de force ny d’haleine que pour vous dire que
ie suis, etc.