REPLIQUE DE MONSIEUR DE FERMAT
à Monsieur Clerselier.
Du 2. Iuin 1658.

LETTRE XLVII.

MONSIEUR,
Ie suis passionné pour la gloire de Monsieur Descartes, que vous ne pouvez m’obliger plus sensiblement qu’en combattant les opinions du Sceptique qui s’oppose à ses sentimens. Mais prenez garde, Monsieur, qu’il importe de conduire vostre travail iusques au bout, et de renverser entierement sur leurs autheurs tout ce que vous appellez ou Paralogismes ou Sophismes. Il ne suffit pas de dire que le sens de Monsieur Descartes a esté mal pris par ceux qui le reprennent, il faut prouver que l’explication que vous luy donnez va tout droit et sans détour à sa conclusion, et qu’enfin sa preuve est demonstrative. Nous avions crû que la balle qui conserve sa direction et sa route ne perd point sa Clerselier III, 222 determination ; et nous l’avions avec quelque raison inferé de la difference que Monsieur Descartes establit entre le mouvement et la determination. Mais sans nous empresser davantage à prouver la consequence que nous tirions de son raisonnement, nous nous tenons pour suffisamment advertis de sa pensée, et de la vostre, qui veut que la determination d’un mobile soit reputée changer, non seulement quand il quitte la ligne dans laquelle il se mouvoit auparavant, ou quand il se meut à contre-sens dans la mesme ligne, mais encore en se mouvant du mesme sens dans la mesme ligne droite, pourveu que ce soit plus ou moins loin qu’il n’estoit determiné d’aller en ce sens-là. Et c’est en cette troisiéme façon, dites-vous, que la quantité de la determination de la balle est devenuë moindre autant que le mouvement, lors qu’elle se meut sur la ligne HBG de la page 17. de la Dioptrique. Mais prenez garde que ce ne soit tomber dans la petition du principe. Vous entendez donc dans la page 17. que la toile n’estant aucunement opposée à la determination de gauche à droite, ces paroles veulent dire que cette determination avance autant vers la droite qu’elle faisoit auparavant ; C’est ce que ie nie, et qu’il faut prouver. Car bien que la toile n’empesche point que la balle n’avance tousiours vers la droite, elle ne laisse pas d’avancer vers la droite, soit que ce progrez soit plus lent, soit qu’il soit plus viste qu’auparavant. Or de cela seul que la toile n’empesche pas le progrez vers la droite, vous en inferez que ce progrez doit estre iustement le mesme, c’est à dire, ny plus, ny moins viste qu’auparavant, c’est donc αἴτημα, αἰτήματισ ; Et il faut de deux choses l’une, ou que le medium soit le mesme que la conclusion, ou que la conclusion en soit mal tirée. Peut-estre direz-vous que le mot aucunement fait tout le mystere, et qu’en disant que la toile ne luy est aucunement opposée en ce sens-là, tout le reste s’en deduit aisément ; Mais il en faut tousiours revenir là ; Si par le mot aucunement vous entendez que la toile n’empesche pas que la balle ne continuë sa marche vers la droite, et que son progrez ne se fasse également, Clerselier III, 223 et en temps égal, ie le nie, et c’est ce qu’il faut prouver. Si vous entendez que la toile ne luy est aucunement opposée, c’est à dire, qu’elle n’empesche pas que la balle ne continuë d’avancer vers la droite, sans assurer encore si son progrez doit se faire en temps égal, vous ne trouverez iamais vostre conte dans la conclusion. D’où il suit clairement que Monsieur Descartes a voulu donner des paroles pour des choses ; et qu’en traittant deux propositions differentes sur le sujet de la reflexion et de la refraction, il a voulu accommoder son raisonnement à la premiere qu’il sçavoit, et à la seconde qu’il a peut-estre trop legerement cruë. Ce n’est pas, comme ie vous ay desia souvent protesté, que sa proportion des refractions ne puisse estre vraye ; Mais i’ay du moins à vous dire que ie ne la tiens du tout point prouvée ; Et qu’en tout cas, vous avez trop de complaisance, en faisant semblant d’approuver ma pensée sur ce mesme sujet ; puisque, si ce que i’ay écrit là dessus à Monsieur de la Chambre est veritable, ce que Monsieur Descartes croit avoir demonstré est necessairement faux ; ces deux opinions estant tout à fait contradictoires, et incompatibles. Mais supposons, si faire se peut, que la proposition de Monsieur Descartes soit veritable, il faut du moins pourvoir à ce que rien ne se démente dans les suittes, et c’est aux amis du defunct à prevoir tous les cas qui pourroient faire de la peine à la verité supposée de cette proposition. En voicy un par exemple qu’il vous faudra tascher de resoudre.

Supposez dans la page 17. que la balle rencontre, au lieu de la toile ou de l’eau, un corps dur et impenetrable, et que lors que la balle arrive au point B, elle ne laisse pas de perdre la moitié de sa vitesse (car cette supposition est possible) et quoy que le corps CBE ne contribuë rien à la diminution de ladite vitesse, comme il fait en l’exemple de Monsieur Descartes, lors que c’est de la toile ou de l’eau, neantmoins nous pouvons imaginer et supposer, que lors que la balle arrive au point B, elle perd iustement la moitié de sa vitesse, sans nous mettre en peine d’où provient cette Clerselier III, 224 diminution, puisque le mesme Monsieur Descartes en la page 20. suppose ou imagine au point B une nouvelle puissance qui augmente le mouvement ou la vitesse de la balle ; De sorte que ie ne croy pas que les amis de Monsieur Descartes soient assez injustes pour nier que cette supposition puisse estre non seulement imaginée, mais reduitte en acte ; Cela supposé, il ne faut que transferer le raisonnement de Monsieur Descartes au dessus du plan ; Et on pourra dire avec luy que pour sçavoir le chemin que la balle doit prendre, il faut considerer que son mouvement differe entierement de sa determination à se mouvoir plustost vers un costé que vers un autre ; d’où il suit que leur quantité doit estre examinée separément. Considerons aussi que des deux parties dont on peut imaginer que cette determination est composée, il n’y a que celle qui faisoit tendre la balle de haut en bas, qui puisse estre changée par la rencontre du plan CBE, et que pour celle qui la faisoit tendre vers la main droite, elle doit tousiours demeurer la mesme qu’elle a esté, à cause que ce plan ne luy est aucunement opposé en ce sens-là. Puis ayant décrit du centre B, le cercle AFD, et tiré à angles droits sur CBE les trois lignes droites AC, HB, FE, en telle sorte qu’il y ait deux fois autant de distance entre FE et HB qu’entre HB et AC. Nous verrons que cette balle doit tendre vers le point du cercle où la ligne FE couppe le cercle au dessus du plan, c’est à dire au point O : Car puisque la balle perd la moitié de sa vitesse en rencontrant le plan au point B, et qu’elle ne peut point le traverser par la supposition, elle doit employer deux fois autant de temps à passer au dessus depuis B iusques à quelque point de la circonference du cercle AFD qu’elle a fait à venir depuis A iusques à B, et puis qu’elle ne perd rien du tout de la determination qu’elle avoit à s’avancer vers le Clerselier III, 225 costé droit, en deux fois autant de temps qu’elle en a mis à passer depuis la ligne AC iusques à HB, elle doit faire deux fois autant de chemin vers ce mesme costé-là ; et par consequent arriver à quelque point de la ligne droite FE, au mesme instant qu’elle arrive aussi à quelque point de la circonference du cercle AFD ; Ce qui seroit impossible, si elle n’alloit vers O ; dautant que c’est le seul point au dessus du plan CBE où le cercle AFD et la ligne droite FE s’entrecoupent. Si ce raisonnement qui est iustement le mesme que celuy de M. Descartes, en le transferant seulement au dessus du plan ne conclud pas ; Pourquoy de grace celuy de M. Descartes conclura-t’il ? Ce qui est une demonstration au dessous, deviendra-t’il un Paralogisme au dessus ? Ie ne croy pas que vous soyez de ce sentiment, et que vous vouliez donner tout au seul nom, et à l’inspiration (s’il faut ainsi dire) de Monsieur Descartes.

Cela estant, passons à la figure 19. et supposons de mesme que le plan CB est un corps dur et impenetrable, et que la balle arrivant au point B, diminuë de sa vitesse, en telle sorte que la ligne FE estant tirée comme en l’exemple precedent, ne couppe point le cercle AD ; Cette balle par la supposition ne peut point penetrer au dessous du plan ; elle ne peut non plus se refléchir à angles égaux, car sa determination vers la droite ne seroit point la mesme ; Enfin quel qu’angle que vous preniez pour sa reflexion au dessus du plan, son progrez vers la droite sera tousiours moindre qu’auparavant ; voire mesme quand vous la feriez rouler sur le diametre CB, sa determination vers la droite changeroit encore, comme il se voit à l’œil, et comme il se deduit clairement de la supposition ; Car il faudroit qu’au mesme temps que la balle Clerselier III, 226 arrive à quelque point de la circonference, elle arrivast aussi à quelque point de la droite FE ; Ce qui est impossible. Que deviendra donc cette balle ? C’est à vous, Monsieur, et aux amis de Monsieur Descartes à luy fournir un passe-port, et à luy marquer sa route, en la faisant sortir de ce point fatal. I’en dirois davantage, si ie n’apprehendois de passer dans vostre Esprit pour un homme qui auroit envie de

Barbaram vellere mortuo Leoni.

I’attens, Monsieur, vostre replique, ou celle de Monsieur Rohault, que i’estime comme ie dois ; et ie vous assure par avance que ie ne cherche que la verité sans chicane, et que ie suis de tout mon cœur,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble et tres-affectionné
serviteur, FERMAT.