Clerselier III, 110 (béquet) AT IV, 156

AU R. PERE CHARLET IESUITE.

LETTRE XXII.

MON REVEREND PERE,
I’ay une tres-grande obligation au Reverend Pere Bourdin, de ce qu’il m’a procuré le bon-heur de recevoir de vos Lettres, lesquelles m’ont ravy de joye, en m’apprenant que vous prenez part en mes interests, et que mes occupations ne vous sont pas desagreables. I’ay eu aussi une tres-grande satisfaction de voir que ledit Pere estoit disposé à me donner part en ses bonnes graces, lesquelles ie tascheray de meriter par toutes sortes de services. Car ayant de tres-grandes obligations à ceux de vostre Compagnie, et particulierement à vous, qui m’avez tenu lieu de Pere pendant tout le temps de ma ieunesse, ie serois extremement AT III, 157 marry d’estre mal avec aucun des membres dont vous estes le Chef au regard de la France. Ma propre inclination, et la consideration de mon devoir, me porte à desirer passionnément leur amitié ; Et outre cela le chemin que i’ay pris en publiant une nouvelle Philosophie, fait que ie puis recevoir tant d’avantage de leur bien-veillance, et au contraire tant de desavantage de leur froideur, que ie croy qu’il suffit de connoistre que ie ne suis pas tout à fait hors de sens, pour assurer que ie feray tousiours tout mon possible pour me rendre digne de leur faveur. Car bien que cette Philos. soit tellement fondée en demonstrations, que ie ne puisse douter qu’avec le temps elle ne soit generalement receuë et approuvée, toutesfois à cause qu’ils sont la plus grande partie de ceux qui en peuvent juger, si leur froideur les empeschoit de la vouloir Clerselier III, 110 lire, ie ne pourrois esperer de vivre assez pour voir ce temps-là ; au lieu que si leur bien-veillance les convie à l’examiner, i’ose me promettre qu’ils y trouveront tant de choses qui leur sembleront vrayes, et qui peuvent aisément estre substituées au lieu des opinions communes, et servir avec avantage à expliquer les veritez de la Foy, et mesme sans contredire au texte d’Aristote, qu’ils ne manqueront pas de les recevoir, et ainsi que dans peu d’années cette Philosophie acquerra tout le credit, qu’elle ne pourroit acquerir sans cela qu’apres un siecle. C’est en quoy i’avoüe avoir quelque interest ; car estant homme comme les autres ie ne suis pas de ces insensibles AT IV, 158 qui ne se laissent point toucher par le succez ; et c’est aussi en quoy vous me pouvez beaucoup obliger. Mais i’ose croire aussi que le public y a interest, et particulierement vostre Compagnie ; car elle ne doit pas souffrir, que des veritez qui sont de quelque importance soient plustost receuës par d’autres que par elle. Ie vous supplie de me pardonner la liberté avec laquelle ie vous ouvre mes sentimens, ce n’est pas que i’ignore le respect que ie vous dois, mais c’est que vous considerant comme mon Pere, ie croy que vous n’avez pas desagreable que ie traitte avec vous de la mesme sorte que ie ferois avec luy s’il estoit encore vivant. Et ie suis avec passion, etc.